La goélette mystérieuse ou Les prouesses d’un policier de seize ans/04

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Anonyme
Bibliothèque à cinq cents (p. 25-29).

CHAPITRE IV

FRAIS DE TOILETTE NÉCESSAIRES


Joe n’avait pas réclamé dix piastres, par amour du lucre. Il avait des intentions bien arrêtées sur l’emploi de cette somme qui lui avait paru indispensable à la suite de ses opérations ; efen sortant de l’hôtel Richelieu, il se dirigea tout droit, rue Craig, vers une boutique de médiocre apparence, sur la porte de laquelle on lisait en grosses lettres : « Marchandises de seconde main, vieux habits à vendre. »

Le propriétaire de l’établissement, un homme au teint blafard, avec un nez en forme de patate, qui occupait sur son visage un espace démesuré, s’approcha du gamin, avec un air empressé.

— Qu’est-ce que je peux faire aujourd’hui pour mon jeune ami ? demanda-t-il en se frottant les mains, comme il avait d’ailleurs l’habitude de le faire, toutes les fois qu’il parlait à ses pratiques.

— Je ne sache pas Maître Salomon Sly que j’aie eu le plaisir de vous rencontrer dans le monde, ni de vous compter au nombre de mes amis ; fit Joe avec une grande dignité. Veuillez rester à votre place et observer les distances.

Le Juif fit un pas en arrière, avec une mine abasourdie, pendant que Joe tâtait quelques vieux habits, avec l’œil d’un connaisseur.

— J’ai ici un superbe assortiment de costumes complets, reprit le Juif, qui eut bien vite retrouvé son assurance, et je puis vous habiller de façon à faire de vous un vrai petit gentleman. Que vous montrerai-je ?

— Apportez-moi cette jaquette, demanda Joe.

— Voyez moi, quel œil il vous a ! Il tombe, du premier coup, sur le plus beau et le plus fin morceau de drap anglais qu’il y ait dans toute ma boutique.

— Qu’est-ce que vous demandez pour cette guenille ?

— Une guenille ! exclama le Juif. Un vêtement flambant neuf, qui n’a pas été porté plus de quinze jours, par son dernier propriétaire.

— Apportez-moi une glace que je voie comment il va dans le dos.

— Laissez-moi vous arranger cela, fit le Juif qui s’empressa de tirer le vêtement de façon à dissimuler les plis. Il est vraiment superbe. Regardez comme il vous va bien ; c’est un vêtement hors ligne.

— Cela pourrait peut-être passer, si le prix me convient. Quel est votre dernier mot ?

— Je ne le donnerai pas pour un cent de moins que dix dollars ; et vous pouvez dire que c’est un bon marché exceptionnel.

— Bon marché ! exclama Joe. Je voudrais bien savoir ce que vous demanderiez, si vous vouliez le vendre cher !

Le Juif joignit les mains et leva les yeux au ciel, comme une victime innocente et persécutée.

— Regardez ce paletot Salomon, reprit vivement Joe, en lui montrant le vêtement avec lequel il était entré dans la boutique. Voyez quel élégant costume, quelle coupe gracieuse ! Il a été fait sur mesure pour un de mes amis qui est mort avant de l’avoir porté. Jamais je ne songerais à m’en défaire, s’il n’était malheureusement un peu long pour moi. Mais je veux faire un marché avec vous. Si je consens à vous céder ce joli paletot et à prendre la jaquette en échange, combien me donnerez-vous en retour ?

— Quoi pour cette guenille ?

— Vous ne l’avez pas bien regardé Salomon, c’est un paletot de premier choix.

Le Juif parut hésiter pendant quelques minutes, puis il dit en soupirant : « Donnez moi cinq piastres et je fais l’échange. »

— Cinq piastres, cria Joe avec indignation, cinq piastres, vous vous en feriez mourir !

— Donnez-moi quatre piastres. Je ferai le marché parce que c’est vous. Mais j’y perds.

— Allons ! je vois qu’il n’y a rien à faire avec vous, reprenez votre jaquette et rendez-moi mon beau paletot.

— Voulez-vous vous arranger pour trois piastres ? concéda le Juif, au moment où Joe s’apprêtait à franchir le seuil de la porte.

— Deux piastres et pas un cent de plus, fit Joe en mettant un pied sur le trottoir.

— Voyons, ne vous en allez pas comme cela, fit le Juif. Quand je vous ai vu entrer dans ma boutique, je me suis dit que je ferais de vous un Jeune élégant. Je ne veux pas en avoir le démenti : c’est un caprice. Heureusement, je ne fais comme cela des marchés tous les jours. Sans cela, je serais ruiné avant la fin du mois.

— Oui, tout le monde sait que vous êtes un charitable commerçant et que vous donnez votre marchandise par pure bienfaisance. Et Joe passa la jaquette et laissa au Juif son vieux paletot, en lui remettant deux piastres. « N’ayez pas peur de manquer de pain dans votre vieillesse, généreux bienfaiteur de l’humanité. Bien sûr la corporation prendra soin de vous et ne voudra pas vous laisser dans le besoin. »

« Je crois que j’ai mis dedans le vieux grippe-sou, un peu proprement, » se dit Joe à lui-même en contemplant son nouvel habit.

Et en riant à gorge déployée, Joe remonta la rue Craig jusqu’à la hauteur du Champ de Mars et tourna à droite pour s’engager dans la rue St-Laurent. Là, il entra successivement dans une série de boutiques, achetant çà et là, divers objets d’habillement, à des prix fabuleux de bon marché, jusqu’à ce qu’il eut fait entièrement peau neuve, et dépensé un peu plus de cinq piastres.

— Maintenant, s’écria-t-il, en se mirant avec satisfaction dans le ruisseau, me voilà frais et dispos, et tout à fait en tenue pour me montrer dans le monde. Au plumage, on reconnaît l’oiseau.

À ce moment, cinq heures de l’après-midi sonnaient à l’horloge de l’hôtel de ville.

— Allons fit Joe, voilà toujours un commencement ! Je crois, maintenant, qu’il ne me reste qu’à finir ma journée, en allant surveiller ce qui se passe, un peu, du côté de la belle fille aux yeux bleus, qui aime tant les leçons de musique !

Et Joe se dirigea tout droit vers une élégante maison de la rue Dorchester, en face de laquelle il se promena de long en large, jusqu’à la tombée de la nuit, sans perdre de vue la porte d’entrée.

Pendant ce temps-là, il semblait prendre infiniment plaisir à un exercice qui consistait à tirer de sa poche, puis à y remettre, toutes les cinq minutes, une vieille enveloppe déchirée, qu’il contemplait chaque fois avec une nouvelle satisfaction.

— Il y a une fortune, là-dedans, se répétait-il à maintes reprises. Ce morceau de papier est une pièce de conviction, que M. Harrison aurait payée un plus de cinquante piastres. Mais patience ; ce n’est que le commencement de la piste.

Joe avait d’ailleurs un autre sujet de méditations joyeuses, dans la pensée du bon marché qu’il avait fait avec le vieux Juif, et du costume élégant qui ne lui avait coûté que deux piastres à échanger contre son vieux paletot en loques.

— C’est bien cela ! continuait-il, en entremêlant avec ses exclamations de bonne humeur toute une suite de pensées, beaucoup plus sérieuses qu’on ne l’eut supposé, à regarder son âge et sa figure. — C’est bien cela ! La dénonciation vient d’un ennemi, probablement d’un jaloux. Mon oncle dit toujours qu’il faut chercher la femme, moi je cherche le « cavalier ; » et, foi de Briquet, je le trouverai, dussé-je prendre racine, en face de cette porte !

Cependant ce jour-là, il ne trouva rien ; et lorsque la soirée fut assez avancée pour lui donner la certitude qu’il ne se présenterait désormais aucun visiteur à la porte de Mlle Marsy, Joe se décida à rentrer chez lui, non sans continuer à rire intérieurement de la façon dont il avait préparé ses batteries, et de l’adresse avec laquelle il avait négocié l’achat de son nouveau costume.