La grande peur dans la montagne/07

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VII

Romain remontait, mais pas vite. C’était donc le dimanche matin ; son fusil, à cette montée-là, est resté dans sa cachette. Il montait avec la bête du Président et les provisions, du sel, du pain, du maïs, du fromage, qu’il avait achetées aux frais du Président ; mais, tout en remontant, il se voyait déjà comparaissant devant le juge, assis sur une chaise devant la table en sapin noir dans la chambre des jugements, — parmi les pierriers, parce qu’il était arrivé dans les pierriers. Et ce qui ne lui donnait pas non plus envie d’aller plus vite, c’était la réception qu’il pensait bien qu’on lui ferait là-haut.

Pourtant rien ne se passa comme il avait prévu. Il était midi passé quand il arriva au pâturage. Il sortit lentement de derrière le bord de l’étage.

Il sort d’abord seulement la tête et, de dessous l’aile de son chapeau, il regarde ; il voit qu’il n’y a personne devant le chalet, personne aux alentours.

La tête du mulet sort à la suite de la sienne, lui sort tout entier : toujours personne, ni sur la porte du chalet grande ouverte, ni plus en avant de la porte, ni nulle part dans le pâturage.

Romain continua à avancer. Il a fallu qu’il poussât beaucoup plus loin, il a fallu qu’il ne fût déjà plus qu’à une centaine de mètres du chalet pour qu’alors il ait vu Joseph sortir en courant de l’abri aux bêtes avec un seau qu’il va remplir à la fontaine, puis qui rentre toujours courant avec son seau, sans même avoir tourné la tête vers Romain.

Plus personne. Romain monte encore un peu. Au bas de la dernière montée, le chemin tourne, attaquant la pente de front ; ainsi on se trouve faire face au chalet ; c’est là que Romain a pu enfin apercevoir, dans l’abri aux bêtes, le maître, puis Joseph puis le neveu du maître, puis Barthélemy, qui étaient tous ensemble dans l’abri, et se penchaient l’un après l’autre sur quelque chose qu’on ne distinguait pas, tandis qu’il y avait avec eux, dans l’abri, contrairement à l’habitude, plusieurs bêtes.

Romain avait commencé à comprendre et avait déjà compris à moitié, quand le maître en se déplaçant a laissé voir un seau qui était posé à terre ; alors Romain comprend encore mieux, parce que le maître avait pris la patte d’une des bêtes, pendant que Joseph tenait le seau…

— La maladie !

Le mot avait été écrit tout à coup dans la tête de Romain, et il lut le mot dans sa tête, puis s’arrêta net, dans le même moment que le maître, l’ayant enfin vu venir, lui criait : « Halte ! » ayant tourné la tête vers lui sans se redresser.

— Reste là… Bouge plus… Laisse le mulet où il est…

Sans même avoir pris garde, semble-t-il, que le mulet en question n’était plus le sien et qu’on le lui avait changé (de taille, de robe, d’âge, de tout), — les autres de leur côté n’ayant fait que lever distraitement la tête pour la baisser de nouveau tout de suite.

— Tu vas vite redescendre et puis tu diras… Tu diras à Pont de monter. Avertis tout le monde pour qu’on ne vienne pas avant que Pont… Ah ! malheur… Si c’est ça… Mais Pont verra bien ; alors descends vite…

Tournant de nouveau vers Romain une figure toute changée, pendant qu’il hochait la tête :

— Il faut qu’il monte demain matin.

Romain ne pouvait déjà plus l’entendre, s’étant remis en route pour son cinquième ou sixième voyage, mais il ne sentait pas la fatigue tant la nouvelle était d’importance. Et il se trouvait, en outre, qu’elle arrangeait tout pour lui.

Il pouvait être midi. Le ciel faisait ses arrangements à lui sans s’occuper de nous. Dans le chalet, ils ont essayé encore d’ouvrir la bouche aux bêtes suspectes, empoignant d’une main leur mufle rose, introduisant les doigts de l’autre main entre leurs dents, tandis qu’elles meuglaient ; — là-haut, le ciel faisait ses arrangements à lui. Il se couvrait, il devenait gris, avec une disposition de petits nuages, rangés à égale distance les uns des autres, tout autour de la combe, quelques-uns encapuchonnant les pointes, alors on dit qu’elles mettent leur bonnet, les autres posés à plat sur les crêtes. Il n’y avait aucun vent. Le ciel là-haut faisait sans se presser ses arrangements ; peu à peu, on voyait les petits nuages blancs descendre. De là-haut, le chalet n’aurait même pas pu se voir, avec son toit de grosses pierres se confondant avec celles d’alentour, et les bêtes non plus ne pouvaient pas se voir, tandis qu’elles s’étaient couchées dans l’herbe et elles faisaient silence. Il y avait que le ciel allait de son côté, — nous, on est trop petits pour qu’il puisse s’occuper de nous, pour qu’il puisse seulement se douter qu’on est là, quand il regarde du haut de ses montagnes. Les nuages glissaient toujours aux pentes d’un même mouvement à peine saisissable, comme quand la neige est en poussière et qu’il y a ce qu’on appelle des avalanches sèches. Les petits nuages blancs descendaient ; — et lui, pendant ce temps, Joseph, était sorti et allait dans le pâturage, mais qui aurait pu le voir ? Est-ce qu’il comptait seulement ? N’étant même plus un point, lui, parmi les gros quartiers de rocs, qu’il contournait ; non vu, non entendu, vu de personne, entendu de personne ; n’existant même plus du tout par moment, parce qu’il disparaissait dans un couloir. Il longeait le torrent, sur le bord duquel se trouvent les plus gros des quartiers de roc tombés autrefois des parois (et ils continuent à tomber), semblables à des maisons sans toits et sans fenêtres, laissant entre eux d’étroites ruelles tortueuses et faisant là comme un autre village en plus petit. Mais il n’y avait ni enfants, ni femmes, ni hommes, ni bruit de voix, ni bruit de scie, ni bruit de faux, ni cris de poules, ni quand on plante un clou, ni quand on rabote une planche ; et, portant ses regards autour de lui, Joseph continuait de se faire mal aux yeux à des pierres, à toujours des pierres, à rien que des pierres ; et à toujours personne, et à cette absence de tout mouvement et de tout bruit. Rien que des pierres, avec un peu de gazon par plage, quelques buissons, les hautes tiges des gentianes ; rien que des pierres et l’eau qui est comme un serpent qui rampe ; parue, disparue, reparaissant. Il allait sans trop savoir où il allait. Il se disait : « Je ne vais plus pouvoir descendre, elle ne va plus pouvoir monter et on va être séparés, on va être complètement séparés… »

Il a été entre deux nouveaux quartiers de roc, puis il en sort et l’eau se montre de nouveau à côté de lui, faisant bouger son dos : « Et Dieu sait combien de temps on va être séparés… »

Sentant venir sa petitesse en même temps que le malheur venait, et la menace du malheur était partout autour de lui à ces parois, parmi ces pierrailles là-haut, l’énormité des tours, des cheminées, des vires, tout ce mauvais pays d’ici, puis : « Pourquoi est-ce que j’y suis venu ? Elle ne voulait pas que je monte. Si seulement je l’avais écoutée », — pendant qu’il allait toujours sans savoir où il allait. « Oh ! elles voient plus loin que nous, elles savent mieux voir que nous… Et, à présent, où es-tu, petite ? toi que je n’ai pas écoutée. »

Ça lui chantait tristement dans le cœur, tandis qu’il tenait la tête baissée : « Sans quoi, on serait ensemble et aujourd’hui on aurait été se promener ensemble ; et, à présent, on rentrerait, parce que tu aurais dit : « Il va pleuvoir. »

Il disait : « Où es-tu ? Tu es toute seule, où es-tu ?… » Voilà que Romain va arriver, ce grand fou ; je l’entends d’ici : Vous ne savez pas ? ils ont la maladie là-haut ! Joseph entendait Romain crier tout haut la nouvelle. Elle est dans la cuisine ; son père doit être assis sur le banc devant la maison ; alors elle se penche par la fenêtre et dit : « Qu’est-ce qu’on entend ? »

La voyant très bien d’où il est, qui se penche par la fenêtre, et son vieux père, qui est assis sur le banc, se lève, allant jusqu’au milieu de la rue dans ses habits du dimanche.

Lui, d’où il est, voit tout ; il voit la rue, il voit le bout de la rue, il voit dans le bout de la rue une poule effrayée qui se sauve en battant des ailes, parce qu’une femme vient en courant ; puis la femme monte l’escalier : « Maurice ! » appelant son mari qui sort :

— Ils ont fait demander à Pont de monter… C’est la maladie.

— Pas possible !

Lui voit tout, et, elle, qu’est-ce qu’elle va dire ? Il a recommencé alors à la chercher des yeux, il ne la trouve plus. À ce moment, une vue toute mélangée lui est venue où une grosse pierre apparaît devant un des bancs du village, et le banc s’en va. Un personnage, des figures sont effacés. Les personnages, les figures sont effacés ; ils prennent une couleur grise, ils s’usent devant Joseph comme du linge qui a trop servi ; alors Joseph a connu de nouveau qu’il était dans un lieu où il n’y avait plus personne ; la séparation s’est refaite de lui à elle et de lui à là-bas ; il a été parmi les pierres de plus en plus nombreuses qui viennent s’entasser et se mettre les unes sur les autres à sa droite comme à sa gauche ; puis quelque chose devant lui l’a obligé à faire halte.

Il vit qu’il était arrivé dans le fond du pâturage ; là, le chemin était barré. Là il fallait qu’on levât la tête, qu’on la levât davantage encore, qu’on la renversât tout à fait.

Et, tout là-haut, les yeux touchaient finalement à une espèce de brouillard pâle faisant suite à un ciel comme de la terre mouillée ; puis, en retour vers vous, venait le glacier, ainsi voilé dans sa partie supérieure, mais pas plus bas, de sorte qu’il éclairait en vert par places et en bleu à d’autres. Partout où la neige tenait encore, il éclairait en vert ; ailleurs la glace était à nu et elle avait une couleur comme celle qu’on voit quand on regarde à travers un morceau de verre bleu. C’était dressé, en même temps que ça tombait ; ça venait vers en bas en même temps que c’était immobile : une cascade de mille mètres et plus, changée en pierre mais ayant encore ses remous, ses bouillonnements, ses surplombs, ses élans en avant, ses brisements, ses repos ; et, enfin, dans le bas, elle reprenait sa course, sous la figure du torrent craché là par une dernière crevasse, entre deux sortes de larges griffes blanches frangées de noir.

Tout le glacier qui était là, ayant barré le chemin à Joseph, alors Joseph renverse encore la tête, il la ramène vers en bas, il la renverse de nouveau : et de nouveau venait cette énorme chose pas vraie, qu’on ne pouvait pas comprendre, ne produisant rien, ne servant à rien, comme si on était arrivé au bout de la vie, au bout du monde, au bout du monde et de la vie.

Joseph recommençait à faire monter ses yeux, à les faire descendre : il lui semblait que s’il tournait seulement le dos le glacier allait se mettre en mouvement pour de bon et lui sauter dessus par derrière. Il ne pouvait plus aller en avant, il n’osait pas revenir sur ses pas ; alors l’éclairage devant lui a changé une fois de plus, parce qu’il pâlissait, et on a commencé à entendre tomber des pierres. On entendait aussi par moment des craquements comme quand un homme couché fait craquer le sommier de son lit. Puis les pierres ont recommencé à rouler et elles roulaient à la gauche de Joseph, tandis qu’il aurait voulu s’en aller et il n’osait pas ; il ne voulait pas s’en aller et en même temps il voulait ; — pendant que les pierres roulaient de nouveau.

Il regarde si ce ne serait pas quelque chamois, quelque bête sauvage, (car il y a des marmottes, il y a même des renards à ces hauteurs, parfois il y a le lièvre des neiges qui est blanc), — un reste de vie qui ferait du bien, tellement tout est mort ici ; il regarde de la tête sans remuer le corps, tournant seulement la tête sans se déplacer ; c’est alors qu’il a vu un homme, si c’est bien un homme, qui bouge là-haut dans les pierriers, un homme couleur de pierre qui a été caché derrière un bloc, puis est venu sur le côté du bloc, se dédoublant de lui, tandis que des cailloux éclatés, comme ceux que les cantonniers cassent à coups de masse, viennent en bondissant par petites troupes du côté de Joseph.

Une personne avec des habits, un homme, il semble bien, mais un homme couleur de pierre, un homme pareil à une grosse pierre qui viendrait ; alors Joseph regarde mieux, regarde plus fort, tandis qu’il a envie de se sauver et ne peut toujours pas ; et puis alors il voit qui c’est, mais il se dit : « Pas vrai ! » il se dit : « Pas possible ! comment serait-il ici ?… » Puis, quand même, c’est bien lui… que oui…

Joseph voit qu’en effet c’est Clou, car au même instant Clou l’appelle :

— C’est toi, Joseph ? Attends-moi…

Bien que Joseph n’ait toujours pas bougé, tandis que Clou vient ; maintenant on voyait sa veste où il y avait deux grosses poches qui étaient pleines :

— Qu’est-ce que tu fais là, Joseph ?

Il avait une grosse veste grise et carrée ayant la forme d’un de ces rocs qui l’entouraient et d’entre lesquels il était sorti, ayant leur couleur ; alors il a semblé rouler vers nous comme un de ces gros cailloux qu’il faisait rouler.

Puis il s’arrêtait.

— Moi, tu comprends, c’est le métier… Et puis, j’en ai.

Il continue :

— Mais toi ?

Car aucune réponse n’était venue.

Puis il se remet à descendre :

— Ou bien si c’est que le goût t’en viendrait ?

Alors on l’entendit rire, parce qu’il s’était arrêté de nouveau et les pierres en roulant les unes sur les autres, en se heurtant, en se frottant, semblaient se mettre à rire aussi.

Et Clou vint de nouveau, pendant que Joseph n’avait toujours pas bougé ; Clou a été là, il se tenait un peu au-dessus de Joseph, il était éclairé sur son côté gauche. Il était éclairé en vert sur la petite moitié de sa figure, celle qui n’avait pas d’œil, et la grande moitié était dans l’ombre, de sorte qu’on ne pouvait pas savoir si son bon œil vous regardait ou non. Il était là, il disait :

— Tu entends ?…

Il tapa sur ses poches, il tapa sur les gros sacs que faisaient ses poches, en bas et de chaque côté de sa veste, et qui tendaient le drap sur les épaules, les faisant aller en avant ; faisant aller en avant tout son grand corps, faisant aller en avant son long cou maigre ; — il tapa sur ses poches, elles firent entendre un bruit :

— C’est vrai ? Ça te dirait ? j’en ai, tu sais…

Il rit.

— Tu as bien raison : on n’aura qu’à partager.

Il baissait la voix.

— C’est qu’ils sont foutus, au chalet… C’est la maladie. Moi, ça m’arrange assez, mais, toi, qu’est-ce que tu vas faire ?

Il a fait encore un pas, il regarde autour de lui, comme si on avait pu l’entendre ; puis, baissant la voix :

— Sais-tu ? tu vas venir avec moi… Tu m’aideras. Il y a des places où il faudrait être deux. Il faudrait s’y laisser descendre, tu tiendrais la corde ; il faudrait aussi pouvoir creuser… Parce qu’il y en a, tu sais…

Il regarda de nouveau tout autour de lui, une fois et encore une fois, à droite et à gauche, en haut et en bas ; il a mis la main dans la poche, il l’en sort : elle était pleine. C’était du côté éclairé, alors elle a été éclairée, et ce qu’il y avait dedans était éclairé : ça a brillé devant Joseph, ça a brillé dans la grosse main noire, avec des feux blancs, des feux verts, des feux violets :

— Tu vois… Et puis, tu sais, ce n’est pas tout… Il y a de l’or… Je sais les places… Dis donc, Joseph…

S’approchant encore de Joseph, mais alors Joseph a commencé à reculer ; et, quand Clou faisait un pas en avant, Joseph faisait un pas en arrière :

— Et dès qu’on en aura en suffisance on s’en va. On passe par les cols. On les laisse crever où ils sont. On les laisse crever avec leurs bêtes ; nous, on passe par les cols avec notre belle provision qui vaudra cher dans les villes. Et on partage le bénéfice… Et toi, tu as une fiancée ; alors, avec de l’argent, on peut tout. Tu lui écriras de venir.

Il venait en avant, il faisait un bruit avec ses pierres ; — tout à coup Joseph n’a plus été là.

Il avait fait demi-tour, et l’autre, maintenant, dans le dos de Joseph :

— Tu ne veux pas ? C’est comme tu voudras. Et puis tu vas avoir le temps de réfléchir…

Il riait encore.

— Tout le temps de réfléchir, et plus encore qu’il n’en faut… Tu n’auras qu’à venir me dire…

Il a ri plus fort.

— Mais tu es bien pressé… Attends-moi… Je vais du même côté que toi, on rentre ensemble.

Joseph courait toujours. Il courut un grand moment encore, puis il s’arrêta, il regarda derrière lui ; sur quoi, il courut de nouveau.

Sur quoi, il s’est arrêté ; il a regardé derrière lui ; on ne voyait plus personne, on voyait seulement que le ciel était descendu encore, masquant à présent le glacier jusque dans le milieu de sa pente ; alors Joseph a pensé au troupeau qu’il faudrait rentrer, puis il pense qu’on ne va pas pouvoir le rentrer, à cause des bêtes malades, — se dirigeant, pendant ce temps, du côté où étaient les sonnailles, qui venaient de temps en temps à votre rencontre par un coup isolé, puis un coup, puis encore un coup.

Justement, il voit le maître et son neveu qui s’avançaient de son côté ; et le maître :

— Où étais-tu ? je te cherchais.

Puis le maître :

— Qu’est-ce qu’il faut faire ? C’est le mauvais temps.

À peine s’ils se distinguaient l’un l’autre dans l’air qui noircissait déjà, se pénétrant rapidement d’une espèce de fausse nuit qui venait avant la vraie.

— Ah ! mon Dieu, qu’est-ce qu’il faut faire ?…

Cependant ils avaient commencé à pousser le troupeau vers le chalet ; alors le maître a dit :

— Tant pis, on le laissera dehors sous la roche.

Il a dit à son neveu :

— Cours en avant. Tu fermeras l’abri avec des planches, pour empêcher les bêtes qui y sont d’en sortir.

Déjà ce soir-là, il y eut une querelle entre le maître et Clou ; beaucoup plus tard, quand Clou rentra.

D’abord Clou avait été sans rien dire dans la chambre où était son lit ; on l’avait entendu qui vidait ses poches dans un sac.

Il a vidé ses pierres dans un sac, sur son lit où il allait y avoir de la place pour toutes les pierres et tous les sacs qu’on voudrait, puisque le boûbe n’était plus là, et que Romain non plus n’était plus là ; alors Clou ne se gênait pas pour vider ses poches à grand bruit.

Il vint s’asseoir devant le feu un moment après. Ils n’étaient plus que cinq, lui compris. Ils se tenaient autour du feu. Le maître avait la tête dans les mains. Il l’a levée quand Clou est arrivé ; il a regardé Clou avec une figure toute changée ; puis :

— Est-ce que vous vous moquez de moi, vous ?

Une figure toute changée et toute tirée, où il semblait que la moustache ne tenait plus bien et allait tomber :

— Si vous croyez que c’est pour que vous vous promeniez qu’on vous paie… quand justement on n’est plus que cinq hommes… Cinq hommes, et trois bêtes malades…

Mais il se tut soudain, parce que Clou le regardait.

Clou était venu s’asseoir à sa place habituelle qui était de l’autre côté du foyer, vis-à-vis celle du maître ; — et, s’étant donc laissé tomber là sur le banc tout en allongeant les jambes avec un soupir, voilà qu’il avait simplement levé ensuite la tête vers le maître, qui avait détourné les yeux, et s’était tu…

Il pleuvait à grosses gouttes ; l’eau, s’étant frayé un passage entre les pierres plates qui couvraient le toit, tombait autour de vous sur la terre battue.

Il y avait sur le toit un bruit comme si on marchait sur le toit ; à l’intérieur du chalet, il y avait un petit bruit comme si on parlait à voix basse.

Il y avait aussi le vent qui se levait.

Entre les coups de vent, on entendait meugler les vaches dans l’abri.

Et Clou, alors, a commencé :

— Dites donc, Barthélemy, vous l’avez toujours, votre papier ?…

Mais, à ce moment, le maître s’est mis debout, il a été prendre dans la chambre où on couchait le falot-tempête ; il est revenu avec le falot-tempête.

— Parce qu’il me semble, disait Clou, qu’il va bientôt pouvoir servir…

— Oh ! je l’ai, dit Barthélemy, ayant été le chercher de nouveau avec la main sous sa chemise.

— Bon ! dit Clou, et Clou riait…

Le falot-tempête était allumé. Le maître, le tenant à la main, se dirigea vers la porte. Il arriva à la porte. Le maître tendit le bras pour ouvrir la porte. Le vent soufflait.

Le maître tend le bras pour ouvrir la porte, mais il ne l’a pas ouverte. Il se tourne vers son neveu :

— Dis donc, viens avec moi. Il faudrait aller voir ce que font les bêtes.

Voilà que Clou riait de nouveau, pendant qu’on voyait que le neveu hésitait à obéir, mais alors Joseph s’était levé, de sorte que le neveu se leva aussi…

Le vent en entrant souffla sur la cendre du foyer qui est montée comme des flocons de neige, faisant un nuage blanc contre le fond de la paroi verni en noir. La grande flamme se pencha dans toute sa hauteur vers le mut du fond ; Barthélemy, assis en face, n’a plus eu de figure.

Le maître, le neveu et Joseph venaient de sortir ; c’est alors que Clou a repris :

— Es-tu sûr au moins de ne pas le perdre ? Tu es sûr que le lacet est solide ? En as-tu un de rechange ?…

La flamme s’était remise droite ; on a vu de nouveau Barthélemy, il hochait la tête avec étonnement :

— Non…