La grande peur dans la montagne/08

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VIII

Alors, le lendemain, Pont s’est mis en route avec le garde, ayant un litre de forte eau-de-vie dans son sac de soldat, ayant un voile noir dans son sac, une vieille blouse, un pantalon de toile qu’il pouvait passer par-dessus le sien, des souliers de rechange.

C’était un homme qui se connaissait particulièrement aux maladies des bêtes, et à cette maladie-là, ce Pont ; il monta donc avec le garde, et Romain aurait dû être avec eux, mais on ne l’avait trouvé nulle part.

Sans doute se cachait-il, sachant bien de quoi il en retournerait pour lui, s’il montait, c’est-à-dire qu’il ne pourrait plus redescendre.

Il faut comprendre qu’on n’a guère ici pour vivre que le bétail. On n’a point de vignes, par ici ; on vit des bêtes. On n’a point de blé par ici, rien qu’un peu de seigle et pas beaucoup, juste ce qu’il nous en faut pour faire notre pain ; à peine si on a des légumes et des fruits : on vit de lait, on vit de viande ; on vit de lait, de petit-lait, de fromage maigre, on vit de beurre ; même le petit peu d’argent bon à mettre dans sa poche qu’on peut avoir vient du bétail. Et cette maladie est une maladie terrible à laquelle on ne connaît aucun remède. Elle se met d’abord dans les sabots des vaches et dans leur bouche, puis la fièvre les prend, elles maigrissent, elles perdent leur lait ; elles crèveraient bientôt, si on ne prenait les devants sur la mort. Il y a ordre de les abattre sitôt que la maladie est constatée, et il y a aussi des règlements pour les enfouir ; il faut que le trou ait deux mètres de profondeur au moins ; on tâche ainsi à diminuer, sinon à supprimer, les chances de contagion, malgré la perte qu’on fait, mais il vaut mieux perdre quelque chose que tout perdre. Et l’autre précaution qu’on prend concerne les hommes, c’est-à-dire que le germe de cette maladie est mystérieux, alors les hommes mystérieusement l’emportent à leurs semelles, le répandant ainsi dans toute une région si on les laisse circuler ; mais on ne les laisse pas circuler. On les enferme avec les bêtes. Là où les bêtes sont atteintes, les hommes restent prisonniers ; tant que la maladie n’a pas pris fin, ils sont comme supprimés du monde ; — et c’est ainsi que, dès l’arrivée de Romain avec la nouvelle (et bien qu’on ne fût encore sûr de rien,) un poste avait été établi en avant du village ; pour le cas où un des hommes du chalet aurait essayé d’échapper et de venir vite encore vous rejoindre, comme ils sont toujours assez tentés de faire ; — un poste de quatre hommes armés qu’on avait installés dans un fenil bordant le chemin, le seul chemin praticable qu’il y eût, heureusement ; et défense avait été faite de monter au chalet aussi bien que d’en descendre, défense qui était valable pour les bêtes comme pour les hommes, ne serait-ce qu’un chien ou un chat (mais ils tirent comme on a vu souvent même sur les chiens ou les chats)…

Toute la soirée, la salle à boire avait été plus que pleine, malgré le mauvais temps. On ne s’inquiétait ni du vent, ni de la pluie ; on venait, on entrait ; et puis on venait encore et on entrait. Le petit Ernest n’allait pas mieux ; on n’arrivait pas à le réchauffer dans son lit. Les hommes venaient, malgré le grand vent et la pluie, pendant qu’il y avait cette maladie du petit Ernest, qui n’était pas une maladie ordinaire. Et voilà, à présent, que le bétail aussi était frappé, comme quand il y a eu les plaies d’Égypte dans la Bible, et il y avait eu dix plaies, et la cinquième fut la mortalité sur le bétail. Ils regardaient dans la nuit si l’eau du torrent n’était pas changée, ce qui a été la première plaie, puis venaient, prenant place à la grande table du milieu ou bien à une des petites qui étaient sur les côtés de la grande contre le mur. Ils se sont assis dans la fumée à laquelle ils ajoutaient toujours un peu plus avec leurs pipes ; de sorte qu’elle leur pendait après le bras, quand ils levaient le bras ; ils devaient la déchirer avec leur tête, quand ils avançaient la tête. On discutait plus qu’on ne buvait. Ils ont laissé le muscat reposer avec sa jolie couleur dans le fond des verres, où il balançait et penchait, à cause d’un coup de poing qu’on donne sur la table, et toute la table allait alors de côté comme quand on est dans une cabine de bateau. Le vent grondait derrière les vitres ; il fallait crier pour se faire entendre, à moins qu’il n’y eût un silence, comme il s’en faisait parfois. Et c’est dans un de ces silences qu’on a entendu le vieux Munier qui disait :

— C’est que tu as voulu, Président, t’attaquer à plus fort que toi…

La phrase servait sans doute de conclusion à un discours qu’il avait tenu, et qu’on n’avait pas pu entendre dans la fumée, parmi le vent, parmi les voix, la grosse pluie, — puis un silence de nouveau étant venu :

— À plus fort que toi… Et elle est méchante, quand elle s’en mêle.

Parlant sans doute de la montagne :

— Il y a des places qu’elle se réserve, il y a des places où elle ne permet pas qu’on vienne…

Le silence durait cette fois.

— Nous autres, on a l’expérience… Mais toi, Président, tu es d’entendement difficile et ton cœur est fermé. Tu n’as pas voulu nous écouter ; et, à présent, c’est trop tard… Il n’y a plus qu’à laisser faire, mais c’est ta faute, Président.

Tandis qu’il se tournait vers le Président, et tout le monde continue un moment de se taire, pour voir ce que le Président répondrait, car il était là, qui a dit :

— Et puis quoi ? A-t-on voté ou non ?… Et est-il même bien sûr que ce soit la maladie ? Est-ce qu’on ne pourrait pas attendre ce que dira Pont ? Et, même si c’était la maladie, à supposer même que ce soit ça, est-ce que ce serait la première fois qu’on l’aurait par chez nous ?… Est-ce qu’ils ne l’ont pas eue au Châble, et encore l’hiver passé à Entremont, et à Eveneire ?… Dites, Munier, pour être juste.

Parce qu’il sentait bien qu’il allait être abandonné.

— Et aux Chardonnes… (dans le bruit, dans le grand bruit qui recommençait). C’est pourquoi je vous ai dit : « Votons. » Et est-ce qu’on n’a pas voté oui ? Est-ce que la majorité ne s’est pas prononcée ?

Pendant que plusieurs hochaient la tête, parce que le Président continuait à avoir des partisans, mais déjà moins nombreux :

— Et tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour bien faire…

Pendant qu’on entendait dehors, dans le silence, le bruit de la grande pluie et du vent ; la pluie battait le toit, le vent sifflait derrière les vitres ; alors on pensait « Qu’est-ce qu’ils font là-haut, les pauvres ? » mais le Président :

— Quand je voyais toute cette belle herbe qui se perdait depuis vingt ans et notre bétail mal nourri, et la pauvreté de la commune… J’ai fait pour le mieux. J’avais une occasion ; je vous ai dit : « Vous êtes libres, vous êtes libres de choisir. Si c’est non, dites non, si c’est oui, dites oui… » Vous avez dit oui ; je suis couvert.

Le nommé Compondu a dit : « Il a raison, » mais Munier secouait la tête. Et de nouveau le bruit a empêché de plus rien entendre de ce que le Président disait.

Ils se sont mis à parler tous à la fois ; ils allaient en avant, ils allaient en arrière. Ils levaient le poing, ils le laissaient retomber. Le vin balançait dans les verres, le vin penchait dans les verres ; la table penchait de nouveau, puis toute la salle et ses murs semblaient pencher dans l’épaisse fumée où les deux lampes à pétrole en cuivre étaient maintenant sous leurs globes comme deux petits yeux jaunes qui se fermaient ; — penchait, se redressait, comme dans une cabine de bateau. Ils se touchaient les uns les autres de l’épaule, étant soudés les uns aux autres par les épaules, à toutes les tables, d’un bout à l’autre ; puis par moment tendaient le bras pour prendre leur verre, alors tout penchait de nouveau. La grosse Apolline est apparue entre les groupes, puis a disparu, allant et venant comme elle pouvait, parce qu’elle était appelée, mais il n’y a pas à s’y tromper. On sait, on sait bien, nous autres, ce que c’est, une fois que ça commence… On entre. Ils ont été interrompus, parce qu’on entre. Ceux qui venaient d’entrer avaient de l’eau qui leur coulait sur la figure à travers l’aile de leur chapeau, tandis qu’il en restait une provision derrière le bord du feutre, et elle tombait en ficelles quand ils amenaient la tête en avant. Il y a eu encore ces quatre qui entrent avec leur fusil ; c’étaient ceux du poste qu’on venait de relever, et ils fumaient avec leurs habits de grosse laine une vapeur dans la fumée… On sait bien, quand les malheurs viennent… Et ce mulet ?… La porte s’est ouverte, s’est fermée. La porte s’ouvre, se ferme : il semble que toute cette mauvaise nuit cherche à entrer également ; quelques-uns ont dit : « Fermez la porte !… »

— Ce mulet, est-ce naturel ? As-tu vu Romain, toi ?

— Non.

— Eh bien, moi je l’ai vu… Fermez la porte…

Parmi le grand bruit :

— Et quand on est dans le malheur, on y est, comme ils disaient.

— Moi, je l’ai vu ; il m’a tout raconté. Eh bien, tu sais, c’est une pierre… Tu connais l’endroit comme moi ; alors, écoute bien, cet endroit, est-ce qu’il n’avait pas été choisi exprès ?… Et, cette pierre, c’est quelqu’un…

Parce qu’un malheur ne vient jamais qu’un autre ne vienne ; les malheurs se marient entre eux, ils font des enfants, comme dans le Livre ; — et on recommençait :

— Le sang, c’est d’abord…… Le bétail, il vient au milieu… Ensuite, c’est qu’il fera nuit.

Parmi le grand bruit :

— Et si seulement ils avaient fait ce que Barthélemy leur avait dit de faire, s’ils avaient seulement comme lui le papier…

Parlant ainsi, et tous ensemble, puis l’un après l’autre dans la salle à boire, et longtemps après, sous l’averse ; sortis par groupes de la salle, faisant des groupes dans les rues ; faisant des groupes devant les maisons, sur les escaliers, sous la pluie ; — alors le sommeil n’est guère venu, il n’a guère été avec nous, cette nuit-là, qui se trouvait être justement une des plus courtes de l’année, une de ces nuits du commencement de juillet qui sont finies à peine commencées.

Et déjà il a fallu aller gouverner les vaches restées au village ; puis c’est que Pont aussi faisait ses préparatifs de départ.

On l’a vu mettre sur son dos son sac de soldat bien rempli, tandis que son bâton ferré était posé debout contre le banc.

Il prit son bâton. On voyait que le sac bombait sous le poil et le bombement faisait que le poil, dans le milieu du couvercle, allait en avant. Le garde avait une hotte.

Il faisait du brouillard, mais il ne pleuvait plus.

On a vu Pont s’avancer avec le garde dans la rue mouillée ; puis, étant arrivé entre les deux dernières maisons, là on l’a vu encore soulever de la main ce rideau qui retombe.

Le rideau du brouillard retombe sur Pont qui n’a plus été vu, ni le garde ; — de sorte qu’elle, non plus, personne ne put la voir, parce que c’était beaucoup plus loin sur le chemin qu’elle guettait Pont, s’étant levée avant tout le monde ; puis est venue à la rencontre de Pont de derrière un buisson où elle s’était tenue cachée.

— Oh ! s’il vous plaît… Oh ! s’il vous plaît…

Mais il n’a rien voulu entendre.

— Rien du tout.

Une lettre qu’elle lui tendait, sachant bien que l’autre, celle qu’elle avait remise à Romain, n’était pas arrivée à destination ; mais Pont :

— Si tu crois que j’ai le temps de m’occuper de vos amusettes… Et puis, aujourd’hui…

Il disait à Victorine sévèrement :

— Je ne te comprends pas, une grande fille comme toi…

Alors elle est restée là avec sa lettre, tandis qu’il passe, il est déjà passé, il ne s’est même pas arrêté ; il est déjà à un bon bout d’elle sur le chemin où il s’efface, il pâlit de couleur, il fond peu à peu sur ses bords, et le garde fond sur ses bords… Après quoi, un peu plus haut encore, venait le poste.

Une montée de nouveau dans la montagne, mais longtemps, ce matin-là, il n’y a rien eu, autour des deux hommes : ni sommets, ni tours dans le ciel, ni rocailles plus près de vous, et à peine, de la forêt, quelques troncs laissés debout comme pour la figurer ; quelques troncs d’un côté du chemin, et tout juste le dessus de la gorge de l’autre, parce que plus bas elle était bouchée comme par un dépôt de vase.

Une montée encore sur le chemin dans la montagne : mais elle s’est faite d’abord dans rien du tout. Peu à peu, pourtant, Pont et le garde s’étaient élevés ; finalement ils étaient sortis de la forêt : là ils ont mis leur tête, ils ont mis leurs épaules hors de la couche du brouillard et de sa croûte. Un peu de vent qui commençait à souffler leur apporte d’en haut des crêtes une légère vapeur comme quand la neige sèche vient à vous de derrière un talus. On a vu les crêtes continuer à fumer vers eux pendant qu’ils s’attaquaient aux lacets ; ensuite, c’est toute la masse des nuées qui a commencé à se fendiller, qui a commencé à bouger, à se balancer dans l’air devenu plus chaud. Et eux-mêmes montaient les lacets, quand, tout à coup, les vapeurs sont montées, partant de bas en haut devant eux comme des ballons, à travers l’espace de l’air. La crête du pâturage s’était donc trouvée inoccupée quand Pont et le garde l’eurent atteinte ; en arrière de la crête, le pâturage lui aussi s’offrait aux yeux dans toute son étendue. Tout de suite, Pont et le garde avaient pu voir et être vus, et ils avaient pu voir qu’ils étaient attendus ; — car il y avait trois hommes devant le chalet, puis deux autres, qui étaient le maître et son neveu, sont sortis du chalet ; et, en signe de plaisir, le maître a levé le bras, tout en étant déjà parti pour aller à la rencontre de Pont.

Seulement, là s’est marqué le changement qui était survenu, là se marque la séparation qui était maintenant entre ceux de là-haut et nous, car premièrement Pont s’arrête ; Pont s’est arrêté net, il fait un geste. Il a porté sa main en avant pour dire : « Reste où tu es, » au maître, et aux autres : « Restez où vous êtes, sans quoi je m’en vais ; » un simple geste qu’il fait, et le maître a dû comprendre.

En effet, il ne bouge plus.

Alors Pont repart ; le maître ne bouge toujours pas, ni les autres. Pont s’avance de nouveau, ceux qui sont devant le chalet le regardent venir sans faire un mouvement.

Ainsi ils ont vu Pont venir un peu, puis Pont s’est assis. Arrivé à une petite distance du chalet, Pont s’assied ; il ôte ses souliers. Le garde sortit de la hotte une paire de vieux souliers.

Ceux du chalet regardaient de devant le chalet ; ils voient Pont sortir de son sac un pantalon de toile tout rapiécé qu’il passe par-dessus le sien ; ensuite, il met les souliers que le garde lui tend.

Eux là-bas regardent : Pont s’est mis debout. Pont s’était mis debout, il passe par-dessus sa veste une blouse. Et ce n’est pas tout encore, car, l’instant d’avant, il était nu-tête ; mais maintenant ceux du chalet ont senti le cœur leur faiblir, tandis qu’ils sont devenus gris, à cause du sang qui se retirait de leurs visages à la peau cuite.

C’est que Pont venait de nouveau, et eux se retenaient difficilement de prendre la fuite ; car, au lieu de chapeau, c’est sous un voile noir que Pont venait, l’ayant fixé soigneusement sur son visage et par derrière ; et le voile lui tombait plus bas que la taille, de sorte que seules les mains en sortaient, couvertes de gros gants de cuir.

Un voile de tulle noir comme ceux qu’on met pour aller lever le miel et quand on va déranger les abeilles ; grâce à quoi il pouvait maintenant approcher et Pont approchait, approchait toujours plus, puis on a vu sa bouche s’ouvrir derrière le voile ; — alors une des bêtes malades avait commencé à meugler longuement dans l’abri, et, derrière le voile, la bouche de Pont s’est ouverte :

— Vous ne les avez pas mélangées avec les autres au moins ?… Bon !

Ses yeux étaient blancs, c’est-à-dire qu’on n’en voyait plus que le blanc.

Ils ont dû se tenir de toutes leurs forces à la place où ils étaient pour ne pas vider les lieux, pendant que la figure de Pont grandissait toujours, leur venant contre ; ils ont réussi pourtant à demeurer ; et, à présent, c’étaient aussi les questions de Pont qui venaient, ne s’étant pas informé d’eux, mais seulement des bêtes : combien il y en avait de malades ? à quel moment on s’était aperçu de quelque chose ? — maintenant arrivé, et allant devant vous, s’étant dirigé tout de suite vers l’ouverture de l’abri, pendant que le maître suivait et les quatre autres suivaient le maître.

Puis plus rien, tout un grand moment ; plus personne tout un grand moment, sauf le garde assis là-bas à côté de la hotte ; et le ciel entre les crêtes continuait d’aller très vite de droite à gauche avec son courant…

C’est Pont qui est reparu le premier ; il se retourne.

— Vous les abattrez toutes les trois ; c’est compris ?

Il a fait quelques pas sur le chemin, il a commencé à descendre le chemin, il s’est retourné encore :

— Les provisions, on les mettra tous les quinze jours au Scex Rouge, sous la roche…

Le ciel continuait d’emporter, là-haut, dans son courant les petits nuages qui allaient tous dans le même sens, avec la même vitesse ; comme quand on déblaie la neige et on la jette par pelletées dans le ruisseau.

— C’est bien entendu ?… disait Pont.

Il vient toujours en sens inverse sous son voile ; et eux là-bas regardent, l’un à côté de l’autre ; ils sont sortis à leur tour de l’abri, ils regardent, avec les bras qui leur pendent le long du corps, Pont qui a rejoint le garde, s’assoit, ôte d’abord ses souliers qu’il jette loin de lui, puis le pantalon de toile, jette le pantalon de toile qui tombe à côté des souliers ; ôte ses gants.

Et, pendant que Pont ôte son voile et sa blouse, le garde tire du sac une bouteille pleine d’un liquide sans couleur ; il en verse une partie sur les mains de Pont qui se les frictionne longuement et le bas des bras et les poignets ; puis s’en lave le visage, la bouche, la moustache.

Puis se lève, reprend son sac, et le garde sa hotte ; — et les deux s’en vont.

Il n’y avait déjà plus sous le ciel et dans toute l’étendue du pâturage que le petit tas fait par les habits, les souliers et le voile abandonnés au bord du chemin ; pendant que les deux hommes deviennent petits, puis encore une fois la voix de Pont vous arrive :

— Ah ! j’oubliais…

Montrant les vêtements :

— Il vous faudra brûler tout ça…

Ils avaient été prendre la hache à long manche dont ils se servaient pour fendre les troncs. Ils ont donné le coup avec le dos de la hache entre les cornes.

Ils ont tiré les trois bêtes hors de l’abri. Ils les ont d’abord amenées toutes les trois devant l’abri où elles bougeaient encore faiblement, et tantôt c’était une des jambes de derrière, tantôt l’oreille, tantôt c’était aussi la peau de leurs flancs qui se plissait comme si elles avaient eu des mouches ; mais, leur ayant passé la corde autour de l’avant-train, ils ont recommencé à tirer dessus, ils se mirent à traîner les bêtes jusqu’à un endroit choisi par eux comme étant un des mieux pourvus de terre, vu que, presque partout ailleurs, la roche affleure ; ils les amenèrent là successivement, toutes les trois, avec peine, c’est maintenant la seule espèce d’occupation qu’on ait ; ne s’arrêtant que pour essuyer avec le bras leur front où il y avait une source de sueur intarissable. Ils avaient empoigné cependant le pic et les pelles. Ils firent un seul grand trou carré, descendant le plus profondément dans la terre qu’ils pouvaient, mais, dès les premiers coups, le pic a commencé de jeter du feu. Il fallut tailler dans le roc et en désagréger les blocs en introduisant dans leurs fissures la dent du pic.

Ainsi ils allèrent encore tant qu’ils purent (c’est à présent l’espèce d’occupation qu’ils ont) ; puis ils se sont interrompus un moment dans leur besogne pour souffler ; alors, s’étant tournés par hasard vers le chalet, ils ont vu Clou qui en sortait.

Clou qui sortait du chalet avec son habit à larges poches et il leur faisait signe de la main : « Au revoir, » comme quand on se met en voyage.

Pont, cependant, redescendait. Il est arrivé en avant du poste ; le poste l’a arrêté.

On l’a vu de loin hocher la tête ; et tout le monde dans le poste a aussitôt compris que « ça y était », comme ils disent, pendant que Pont venait, mais la nouvelle avait pris les devants.

Il y a eu comme quand une mécanique se met en branle : un mélange de pleurs d’enfants, de cris de poules, de semelles à clous, de voix ; et, par là-dessus :

— La maladie !

Un bout de phrase toujours le même qui revenait continuellement, qui était jeté d’une porte à celle d’en face, de la rue à un des perrons, d’un de ces perrons au suivant :

— La maladie ! La maladie !

D’une fenêtre à une autre fenêtre, d’une rue à une autre rue, de ce bout-ci du village à l’autre bout, — tandis que le Président était allé à la rencontre de Pont, puis il laisse tomber sa tête en avant…

Toute cette fin d’après-midi, et toute la soirée encore, on avait continué d’aller et venir sous la fenêtre de Victorine. Sa chambre était une petite chambre située sous l’angle du toit, du côté de la rue, et elle se tenait dans sa chambre pendant qu’on allait et venait sous sa fenêtre. À présent, partout les lampes étaient allumées dans les cuisines ; elle aussi, avait allumé la sienne, et, sur la petite table de sapin, il y avait une feuille de papier quadrillé, un porte-plume verni en rouge avec une plume à la rose, une bouteille d’encre violette ; il y avait aussi une enveloppe avec un nom écrit dessus.

On disait dehors :

— Ce qu’il y a peut-être de plus inquiétant et ce qui semble bien prouver que Munier avait raison, c’est que dans les deux autres chalets…

On avait été voir, en effet, dans les deux autres chalets de la commune et tout y allait comme à l’ordinaire.

— S’il y avait la maladie ailleurs, continuait-on sous la fenêtre, la chose s’expliquerait. Mais il n’y a que Sasseneire… Ce n’est pas naturel…

Car la maladie n’était rien encore, n’étant qu’un signe et qu’un commencement, comme on pensait ; ce qui faisait peur, sans qu’on osât le dire, c’est ce qui viendrait par la suite.

— Ils pourraient bien finir, une fois ou l’autre, disait-on, par redescendre ; faisons attention qu’ils n’arrivent pas tout à coup chez nous avec le troupeau et la maladie…

Comme elle entendait, puis il y avait qu’on s’en allait, mais on venait de nouveau, l’instant d’après.

— Il a voulu donner sa démission.

C’est du Président qu’on parlait.

— Mais on lui a dit : « Ce serait trop commode. C’est vous qui êtes responsable, alors c’est à vous de payer… »

Et maintenant Victorine entend que ses deux frères sont arrivés ; ils parlent dans la chambre du bas avec son père ; ses deux grands frères, mariés tous les deux ; après quoi, on monte encore le perron, on heurte ; c’est une femme.

— Avez-vous vu Pont ? Est-ce que Pont l’avait vu ?

— Bien sûr.

— Est-ce qu’il allait bien ?

— Je crois que oui.

— Et vous ne savez rien de plus ?

La mère de Joseph, cette fois, qui vient elle aussi aux nouvelles ; et Victorine entend son père qui répond :

— Que voulez-vous qu’on sache d’autre ? On a fait tout ce qu’on a pu. Il ne nous reste plus qu’à attendre.

— Et Victorine ?

— Elle est couchée.

— Ah ! mon Dieu !… Enfin, bonne nuit.

— Bonne nuit.

Victorine ne s’était pas montrée, parce qu’elle pense trop à une chose, toujours la même, devant sa plume et son encrier.

Encore une porte qui s’ouvre. Plus loin, dans le bas de la rue, derrière les fenils, plusieurs hommes discutent à haute voix, sans qu’on comprenne. « Oh ! comment est-ce qu’on va faire ? pense-t-elle ; comment est-ce qu’on va faire ? Parce que j’ai voulu donner ma lettre à Pont, mais il n’a pas voulu la prendre. Et je ne vais plus rien savoir de lui, et il ne va plus rien savoir de moi… »

« Pendant combien de temps ? »

« Et, encore, qu’est-ce qu’il ne va pas arriver là-haut pendant ce temps ? »

Car, à ce moment, elle a entendu ses deux frères qui sortent, et l’un d’eux a dit, sur le perron, continuant une phrase commencée : « Pour moi, il est perdu… »

— Et tenons-le pour perdu, a-t-il dit sur le perron, c’est plus prudent (parlant du troupeau, sans doute) ; bien heureux encore si les hommes là-haut en réchappent, si, nous autres, nous n’y passons pas pour finir…

Ce qu’elle entend aussi, pendant que ses deux frères descendent l’escalier, puis à leur tour disent bonne nuit, s’en vont ; après quoi, son père tourne la grosse clé dans la serrure ; mais comment est-ce qu’on va faire pour pouvoir jamais plus dormir, cette nuit, la nuit d’ensuite, et toutes les nuits qui viendront ?

« Car, s’il souffre, je veux souffrir… S’il meurt, je veux mourir. »

Une femme, quelque part dans le village, appelle. Victorine n’entend plus. Elle n’est plus ici. Elle est montée le chemin en pensée, allant lentement, comme on fait, avec des arrêts, avec des lenteurs, avec des pierres qui font aller en arrière, les pentes sans fin, la fatigue, toutes les choses qu’il y a, toutes ces choses pour que ça soit plus vrai, et elle arrive là-haut pour finir, — mais il ne me voit pas, il ne sait pas que je suis là.

Elle tâche de le rejoindre ; elle se heurte partout à de la nuit et au silence, l’apercevant, ne l’apercevant plus ; il a été devant le feu, puis sur le lit, puis il n’y est plus ; il dort, il est réveillé, elle le voit qui s’assied dans la paille ; il est seul, non, il n’est pas seul ; elle ne sait plus, pour finir. Ça ne compte pas, la pensée !

« Si je venais pourtant, si j’arrivais tout à coup, pour de bon ? »

Ils ne pourraient pas me renvoyer ; on serait les deux, et, à cause de la maladie, ils ne pourraient pas me renvoyer.

Ils doivent avoir besoin d’une femme. Je balayerais, je ferais la soupe, je laverais les ustensiles. Il me prendrait contre lui, on n’aurait pas peur, on serait les deux…

Elle s’était mise à réfléchir. Il sonne onze heures. Il sonne minuit.