La gueuse parfumée/Le canot des six capitaines/01

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Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 273-276).

LE CANOT
DES SIX CAPITAINES


I

le naufrage du singe-rouge

Le vent d’Est faisait rage autour du Bigorneau.

— Aveuglez les sabords ! commanda Lancelevée.

Aussitôt les sabords s’aveuglèrent ; un faible jour, de seconde en seconde interrompu par l’assaut alternatif des vagues, arriva seul à travers l’épais cristal des hublots ; les six compagnons se rassirent et le festin continua.

— A votre santé, colonel !

— Messieurs, mes amis, je suis touché… mais ne m’appelez pas colonel.

On remplit les verres de nouveau :

— A votre santé, capitaine !

Et, radieux cette fois, Lancelevée salua et dit :

— Messieurs, capitaines, à votre santé !

Presque au même instant, et par les mêmes parages, un imperceptible petit yacht — le Singe-Rouge — battait de l’aile dans la tempête. Un homme se tenait à la barre ; le reste de l’équipage, deux hommes en tout, buvaient et trinquaient dans la cabine relevée en bosse sur le pont. Toutes les fois qu’il y a gros temps, les marins trinquent.

— A ton roman nautique ! disait l’un.

— A ta grande symphonie maritime ! disait l’autre.

— Aux mots goudronnés que tu collectionnes !

— Aux bruits de tempêtes que tu noies !

— Mettons à sec, puisque la prudence ordonne de délester le navire, cette vieille dame-jeanne vêtue d’osier tressé.

— Et laissons Fabien constater une fois de plus que la Méditerranée n’est pas bleue.

Soudain, Fabien, l’homme de la barre, cria :

— Terre !

— Quelle terre ?

— Antibes.

— Cap sur Antibes !

— Vous savez bien que je ne sais pas barrer, répondit Fabien.

— Trébaste, va barrer pour cet imbécile de peintre, dit au romancier le musicien qui lui-même s’appelait Miravail.

Arrivé sur le pont, Trébaste à son tour s’écria :

— Miravail, viens voir ! Miravail, jamais nous ne pourrons entrer dans Antibes.

— Et ça ?

— Depuis notre dernier voyage le port est devenu trop petit.

A cette invraisemblable nouvelle, Miravail, haussant les épaules et murmurant : « Ils sont gris tous deux », quitta, non sans peine, son punch au kirsch, et sa cabine tout imprégnée d’une fine odeur de citron, d’alcool brûlé et d’amande amère.

Mais Trébaste avait dit vrai ; jamais, de mémoire de loup de mer, hallucination plus singulière :

En face d’eux, à travers la poussière d’eau, l’écume et les vagues, c’était bien Antibes que voyaient nos trois navigateurs, mais un Antibes plus petit encore que l’Antibes réel, lequel n’est pas grand ; un Antibes en raccourci, un Antibes de Lilliput. A part cela, même jetée et même port, et même phare crépi de blanc porté à bras tendu par le même môle.

— Allons ! pensa tout haut Miravail devant ce spectacle, il faut que je sois gris pour ma part. Pourtant, quand je suis gris, j’ai l’habitude de voir double ; or c’est ici le contraire qui arrive.

Il était trop tard pour reculer. Mené grand train vent arrière, couché sur le flanc, sa quille presque à l’air et son foc labourant la vague, le Singe-Rouge faisait feu sur l’eau, comme disent les Antibois, et filait d’une incroyable vitesse vers le fantastique petit port.

— La barre à bâbord, droit sur le chenal !

Le Singe-Rouge enfila le chenal : arrêt subit, craquement sinistre. Du même coup, l’équipage se sentit jeté en l’air par le choc et cueilli au vol par la lame, tandis que le petit yacht, engagé de tout son avant entre le môle et la jetée, demeurait immobile et comme retenu dans la grosse pince d’un gros crabe.

— O mer bleue, voilà de tes coups ! soupirait le peintre en retombant. Puis il ouvrit les yeux, considéra le récif où les flots l’avaient roulé, et murmura :

— Récif bizarre ! on le dirait en bois. De plus, il sonne creux et sent la cuisine.

Hé ! du récif ?… Holà ! du récif ?…

A ce moment, juste sous ses pieds, le récif s’ouvrit en trappe ronde, et ruisselant, des algues dans les cheveux, pareil à Ulysse le jour de son naufrage, l’infortuné peintre dégringola…