La gueuse parfumée/Le canot des six capitaines/04

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Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 285-289).

IV

le bigorneau et la castagnore

Au plus fort de l’enthousiasme, deux coups retentirent : toc ! toc ! frappés d’une main légère.

— Entre, Cyprienne ! dit Lancelevée.

Soudain, dans la paroi de ce navire étrange, une porte se révéla et plusieurs rayons de soleil, qui se pressaient au dehors depuis la fin de la tempête, voulurent entrer tous à la fois. Ebloui d’abord par leur irruption tapageuse, Fabien, de son œil de peintre, distingua bientôt une terrasse plantée de fleurs, une courge montée en treille avec ses fruits pendants, semblables à d’énormes 8 ; et, dans ce cadre imprévu, sur le fond joyeux d’un ciel déjà pur et d’une mer encore doucement agitée, mademoiselle Cyprienne Lancelevée qui, tout en saluant, se reculait devant la fumée de bouillabaisse et de tabac que ce mal appris d’entre-pont soufflait à son charmant visage.

— Trois naufragés !… mademoiselle ma fille !…

Mais, voyant ses hôtes stupéfaits de plus en plus, le bon colonel ajouta — Il paraît qu’on y a été pris tout de même, vous vous croyiez à un vrai bord… De la part de marins comme vous, l’erreur est flatteuse pour le Bigorneau.

A l’extérieur, le Bigorneau, comme l’appelaient nos six capitaines, était quelque chose d’inusité, d’ambigu, tenant le milieu entre la maison et le navire.

Cette maison, vernie et goudronnée, possédait des sabords au lieu de fenêtres, un pont au lieu de toit, des plats-bords au lieu de gouttières, et, en place de la cheminée, un mât de goélette avec sa vergue, ses haubans, sa drisse et sa flamme.

Ce navire, bâti dans l’échancrure d’une îlette (c’est ainsi que là-bas se nomment les presqu’îles), et ouvert sur la mer par sa terrasse, avait des trois autres côtés son pont et son toit au niveau du sol, ce qui, permettant aux lames de le recouvrir dans les gros temps, procurait à ses heureux possesseurs l’agrément sans danger des plus violentes émotions maritimes.

Du reste, une triple haie courroucée, ou plutôt une triple vague, un triple remous, un triple tourbillon de figuiers de Barbarie, de cactus et d’aloës l’entourait, de sorte que, même par le calme, cette bizarre construction avait l’air d’un navire en train de sombrer dans une tempête de plantes intertropicales.

Les naufragés admirèrent le Bigorneau. Ils durent encore admirer le petit port aussi pareil au port d’Antibes que la Troie en raccourci d’Andromaque — parva Pergama ! — l’était à l’ancienne Troie, le petit port, cause innocente du naufrage, et dont l’avant historié du Singe-Rouge bloquait toujours le minuscule musoir ; ils durent admirer enfin, à sec sur le quai, près d’une ancre énorme, le canot des six capitaines, la triomphante Castagnore pour qui le port avait été creusé et le Bigorneau bâti ; tout cela, Bigorneau, port et Castagnore, création et propriété du Cercle nautique, fondé deux ans auparavant par Lancelevée et ses cinq amis, pour développer dans la région antiboise le goût des choses de la mer.

Certes, depuis deux ans, l’entre-pont continental du Bigorneau avait été le théâtre de mainte joyeuse bouillabaisse où l’on buvait, entre capitaines, à la prochaine mise à l’eau de la Castagnore ; mais, hélas ! depuis deux ans, le port restait vierge et la Castagnore ne partait pas !

Quand venait l’heure de la mise à l’eau, toujours quelqu’un des capitaines se trouvait empêché : Saint-Aygous soignait ses oranges, Escragnol, ayant trop soupé, criait la goutte ; Varangod se déclarait faible sans oser avouer pourquoi ; Barbe ressentait quelques vagues atteintes rhumatismales, ou bien une forte colère avait subitement rouvert les blessures d’Arluc.

D’un autre côté, le règlement était formel : la Castagnore ne devait prendre la mer qu’avec son équipage au complet, les six membres du Cercle nautique ramant et mademoiselle Cyprienne à la barre. Bourgeois et patrons de barque commençaient à rire dans Antibes ; comment faire ? Mais patience ! Lancelevée, toujours vert, toujours à son poste, venait le jour même d’être nommé président à vie dudit cercle, et, foi de colonel, non, de capitaine, maintenant les choses allaient marcher.

Car, vous l’avez deviné, ce n’est pas précisément par modestie qu’on a vu, au premier chapitre de cette histoire, Lancelevée repousser le titre de colonel, et préférer celui plus humble de capitaine. Pour un président de cercle nautique, officier de terre en retraite et qui veut jouer au loup de mer, colonel est une appellation gênante, quoique glorieuse. Colonel vous classe tout de suite son homme dans l’artillerie, le génie ou l’infanterie ; tandis que capitaine… ah ! capitaine !… Avec capitaine, il y a moyen de se faire illusion.

— Capitaine de quoi ?

— De frégate sans doute.

Aussi, depuis que M. de Vauban a rebâti les remparts d’Antibes et fait cette aimable petite ville, ville de garnison ; depuis qu’une colonie s’y est établie, colonie toujours renouvelée de vieux soldats, attirés là par la beauté du ciel et la chaleur du soleil ; depuis que ces vieux soldats devenus marins à force de regarder la mer, et essayant d’allier le déhanchement maritime à leur vieille roideur militaire, ont pris l’habitude de dire tribord et bâbord au lieu de flanc droit et flanc gauche, et de compter par nœuds leurs étapes ; Antibes est l’unique ville du monde où les capitaines retraités se félicitent de n’être que capitaines, et où les colonels ne veulent pas être appelés colonels.