La gueuse parfumée/Le canot des six capitaines/03

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Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 280-284).

III

quelques récits de voyage

Les trois naufragés n’eurent pas le temps de pénétrer ce mystère, non plus que celui du port d’Antibes subitement rétréci.

La bouillabaisse arrivait, fumante, et servie dans une de ces énormes nacres que les pêcheurs des mers latines emploient en guise de plats. Uue vapeur safranée envahit la salle, laissant deviner, plutôt que voir, les morceaux blancs des langoustes et les morceaux plus bruns des rascasses sur les tranches de pain spongieuses et tout imbibées d’un jus couleur d’or.

Devant chaque convive furent placées des assiettes primitives en écorce de chêne-liége, toujours à la mode des pêcheurs latins, et le romancier, qui nota la chose pour son roman, fit remarquer avec sagacité que c’était là un excellent système, vu qu’en cas de naufrage on pouvait se sauver sur la vaisselle.

— Ouvrez le feu, messieurs les naufragés, et faites comme à votre bord.

La recommandation était inutile.

— Vous, Escragnol, méfiez-vous de la langouste, mauvais pour la goutte, ça pique aux jambes.

— Mauvais pour la goutte et bon pour l’amour, interrompit le galant capitaine Varangod.

— Capitaine Varangod, méfiez-vous de l’amour !

Mais, en face d’une langouste, Escragnol et Varangod étaient inaccessibles à la crainte.

Le capitaine Barbe, toute querelle oubliée, piochait la bouillabaisse comme si elle eût été exclusivement composée d’oursins ; et le capitaine Arluc, comme si personne n’eût jamais songé à introduire des oursins dans la bouillabaisse.

Lancelevée semblait communiquer à la table entière quelque chose de son affectueux appétit.

— Ah ! quand j’avais de l’énergie, soupirait-il à chaque assiettée, j’aurais mangé en un repas quinze bouillabaisses pareilles ; mais je n’ai plus d’énergie maintenant ! Et, pour mieux prouver sa faiblesse, l’honnête homme donnait des coups de poing formidables qui faisaient tressauter les verres et les bouteilles se heurter.

Saint-Aygous, être bilieux, jetait bien entre temps aux naufragés certains regards de défiance.

Mais les naufragés avaient mieux à faire qu’à gober au passage les regards bilieux de Saint-Aygous.

Seule la bouillabaisse prédispose déjà qui s’en nourrit à de fortes gasconnades maritimes ; elle est pire arrosée de vin de la Gaude, cet amer nectar antibois.

Les trois naufragés mangeaient bien et buvaient sec, aussi quels récits, quelles aventures ! Tourmentes et typhons, le Maelstrom et les glaces, poulpes gigantesques et vastes serpents de mer, naufrages et sauvages, tout y passa.

C’étaient pourtant, comme on le verra par la suite de l’histoire, trois simples canotiers de Seine-et-Marne égarés en mer, et, certes ! bien reconnaissables à leur chapeau de paille orné d’une corne fantasque que surmontait un petit drapeau. Mais eux-mêmes se faisaient illusion en mentant, et les six capitaines ne demandaient pas mieux que de les croire.

— « Sur les côtes de Dahomey, où nous échouâmes, disait le musicien, il fit si chaud cette année-là, qu’on voyait les homards se promener rouges à point sous l’eau transparente des criques. »

— « Et le Spitzberg, le froid polaire ! reprenait en duo le romancier. Un jour de Noël, bloqués par les glaces et les ours dans notre cabane d’hivernage, nous voulûmes, en souvenir du pays, déboucher une bouteille de Champagne, notre dernière ! C’était, remarquez-le, à côté d’un poêle chauffé à blanc. On décoiffe la bouteille, on coupe la ficelle, le bouchon saute, la mousse jaillit. Eh bien, vous me croirez si vous voulez, capitaines ! mais à peine sortie, instantanément, la mousse se change en un flocon de neige, avec le bouchon en équilibre tout au bout. »

Mensonges épiques ! Mais le peintre les éclipsa en racontant son évasion d’entre les mains de certains Océaniens anthropophages :

— Nous étions deux, soupirait-il, voix émue, regard tourné vers le passé, nous étions deux ! Nos bourreaux décidèrent que mon compagnon serait mis en broche le premier. Non qu’il fût plus gras, au contraire ; mais il était Anglais, et les gourmets du pays préfèrent à tout les matelots anglais, qui, généralement, sont parfumés au genièvre.

— Comme ici les grives ?

— Précisément ! Ce fut même ce qui me sauva…

— Ecoutez ! écoutez !

— Ce fut ce qui me sauva, disais-je ; car à peine les membres du malheureux eurent-ils fini de descendre dans ces œsophages tatoués, je vis du cocotier où on m’avait lié, les monstres repus danser et rire, faire d’inexplicables gestes, esquisser des pas sans raison et, finalement, se rouler par terre, en proie à des convulsions épouvantables.

— Ils étaient empoisonnés ?

— Ils étaient gris !… Oui, capitaines, saturé jusqu’aux cheveux d’alcool et de gin, futaille ambulante, éponge vivante, mon infortuné compagnon, mon matelot les avait grisés.

Cependant la tempête semblait se calmer au dehors, le vent soufflait moins fort, les paquets de mer tombaient moins dru, et plus la tempête se calmait, et plus, grâce au vin de la Gaude, le Bigorneau semblait exagérer son double mouvement de roulis et de tangage.

— La suite ! la suite ! criaient les six capitaines suspendus aux lèvres de Fabien.

On but aux hardis marins, à l’équipage du Singe-Rouge. Fabien triomphant raconta la suite, et cela d’un tel accent de sincérité, avec une telle éloquence, qu’à la fin Lancelevée ne voulait plus l’appeler qu’amiral.