La gueuse parfumée/Le canot des six capitaines/10

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Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 308-312).

X

la bouée-poste

A l’extrémité sud du continent américain se balance, dans l’agitation perpétuelle des flots, une bouée rendue célèbre par maint récit de voyage. Les navires y jettent leurs lettres en passant, d’autres navires les recueillent. C’est la bouée-poste du cap Horn, dépôt sacré, gardé inviolablement par la solitude et la tempête.

Lancelevée, ayant lu quelque part cette histoire de bouée-poste, voulut que le Bigorneau eût sa bouée-poste, lui aussi. Une courge vide, surmontée d’une boîte peinte en blanc, fit l’affaire. La courge et la boîte furent coulées sur ancre à quelques mètres en avant de l’îlette. Un câble amenait à terre l’appareil flottant ; et le facteur qui fait le service des villas du cap avait l’obligeance, quand besoin était, de tirer le câble et de déposer dans la boîte les paquets ou les lettres adressés au Bigorneau.

Saint-Aygous, dont c’était la charge, faisait régulièrement la levée. Mais, à part le samedi, jour des publications maritimes, lesquelles, pour peu que la mer fût gaie, arrivaient trempées d’eau de mer et maritimes d’autant plus, la bouée-poste en général ne recelait guère que quelques débris apportés par l’eau : éponge arrachée des côtes de Sicile ou d’Afrique et revêtue encore de son enveloppe gélatineuse, brin de corail venu de Corse, pierre ponce rejetée par le Vésuve ou le Stromboli, et parfois aussi un petit crabe demeuré prisonnier après s’être témérairement glissé par le rictus en tirelire de la boîte.

Un matin cependant, à la prime aube, Saint-Aygous, en train de promener ses amours rentrées et ses fureurs jalouses, vit une voile qui, sortant de la brume, rasait l’îlette, stopait un instant devant la bouée-poste, puis, continuant sa bordée, allait disparaître au large dans les reflets du soleil levant. Si rapide qu’eût été l’apparition, Saint-Aygous avait reconnu le Singe-Rouge.

La boîte ouverte, il trouva une lettre ; la lettre était cachetée de rouge, timbrée de rouge à l’effigie du Singe-Rouge, et portait l’adresse de Fabien. Pareil à un presse-papier en bronze japonais, un crabe dormait dessus ; Saint-Aygous captura le crabe, ce qui était son droit, mais il eut tort de violer la lettre.

« Mon cher Fabien, (disait cette lettre, d’ailleurs fort mal orthographiée), mon cher Fabien, c’est des bêtises tout ça, et je sens bien que tu me trompes. Je pleure depuis ton départ. Cependant je te suis fidèle, Trébaste et Miravail me laissent seule tout le temps. Ils sont pirates, ils s’en vont écumer les flots, puis rapportent des provisions. Moi j’ai toujours peur des gendarmes, mais ils me disent qu’il n’y a pas de gendarmes sur l’eau. Sans le mal de mer, je serais déjà allée arracher les yeux à ta mademoiselle Cyprienne, et puis lui expliquer que tu fais le navigateur et que tu ne sais pas seulement ramer. Tu te rappelles, à Chennevières, quand nous avions un canot, c’était moi qui ramais toujours, et toi, avec ton crayon, tu faisais celui qui cherche des motifs, à preuve que je me suis doublé les biceps et qu’il m’a fallu rester six mois sans poser parce que je manquais d’élégance. Mais tout cela n’est pas une raison pour me traiter comme tu me traites. Je vais me venger. Méfie-toi.

brin-de-bouleau.

Dans cette lettre ingénue, comme une guêpe dans une fleur, s’en cachait une seconde, sévère et d’aspect officiel :

Ile Saint-Honorat, calanque des fenouils.

Les soussignés, Trébaste et Miravail, pirates à bord du Singe-Rouge, s’étant, sur l’ordre de l’amirale Brin-de-Bouleau, constitués en cour martiale à l’effet de juger et condamner le sieur Fabien, peintre-pirate déserteur ;

Considérant que ledit Fabien s’est fait débarquer au Bigorneau de l’îlette sous prétexte que la Méditerranée doit être plus bleue là-bas qu’ailleurs, mais en réalité pour lier commerce d’amitié avec des bourgeois anthropophages ;

Considérant au surplus que huit jours suffisaient à un peintre, même de talent médiocre, pour constater la quantité d’azur que peut tenir en suspension la susdite mer ;

Sommons ledit Fabien de se présenter dans les 24 heures au mouillage du Singe-Rouge, à défaut de quoi ils se verraient obligés de sévir, conformément aux lois et règlements librement consentis par lui et jurés entre les pattes dudit Singe.

Ont signé :

miravail, trébaste.

Et plus bas :

l’amirale brin-de-bouleau.

— Des pirates ! je m’en étais toujours douté…

Aussi indigéré de romans maritimes que pouvait l’être Brin de-Bouleau, Saint-Aygous prit comme elle très au sérieux la mauvaise plaisanterie imaginée par Miravail et Trébaste pour charmer leur exil à la calanque des fenouils.

Bien plus, espérant, grâce à son indiscrète découverte, perdre son rival à la fois dans l’esprit du père et dans le cœur de la fille, il communiqua à Lancelevée la pièce qui convainquait Fabien de piraterie, et s’arrangea pour laisser tomber adroitement la missive de Brin-de-Bouleau dans une petite anse où mademoiselle Cyprienne avait coutume de venir tous les jours avant dîner, chercher, du bout de son ombrelle, des brins de corail dans le sable.

— Mille sabords ! s’écria Lancelevée, d’un ton plus belliqueux qu’indigné, à la lecture du firman des pirates.

Quant à mademoiselle Cyprienne, en trouvant la lettre de Brin-de-Bouleau, elle devint subitement aussi rouge que le cachet rouge de l’enveloppe, aussi rouge que le fragment de corail trouvé tout à l’heure, et qu’elle laissa tomber d’entre ses doigts.