La gueuse parfumée/Le canot des six capitaines/11

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Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 313-318).

XI

un mariage au clair de lune

Celle double trahison précipita les événements, mais dans un sens tout opposé à ce qu’avait espéré l’astucieux Saint-Aygous.

Loin d’en vouloir à Fabien d’être pirate, Lancelevée sentit son affection redoubler à l’endroit d’un jeune homme exerçant sur l’eau un métier devenu si rare.

Toute la journée, il tourna autour de lui, désirant et n’osant interroger. Le soir, il fit un discours aux capitaines :

— Capitaines… grande nouvelle… il y a un pirate parmi nous !

A cet exorde prévu, les capitaines, moins Saint-Aygous, sourirent ; car Lancelevée, n’y pouvant tenir, avait déjà confié à chacun d’eux en particulier le secret qu’il venait leur raconter à tous ensemble.

— Quoi ! un pirate ? un vrai pirate ? s’écrièrent-ils néanmoins, d’un ton de réprobation affectueuse.

— Oui, capitaines, un vrai pirate, qui écume la mer, qui ravage les côtes, qui cache sa voile barbaresque derrière les rochers des calanques, comme aux beaux jours passés hélas ! où des Sarrasins, des Kabyles, tenaient garnison à Monaco ! Mais que dis-je, un pirate ? trois pirates, capitaines ! Nous connaissons trois pirates ! Le Bigorneau, entre-pont modeste, a reçu trois pirates dans ses murs, trois pirates probablement souillés de crimes ! Maintenant, il en abrite un encore qui vient chaque nuit, sur ce hamac, bercer ses rêves ensanglantés… Et nous ne rougirions pas ?

Saint-Aygous croyait avoir réussi et rayonnait ; mais la suite du discours le détrompa :

— … Nous ne rougirions pas ? Ah ! rougissons, capitaines !… Nous ne rougirions pas de voir, depuis deux ans, la Castagnore moisir sur sa quille ? Nous ne rougirions pas de rester ici, immobiles et regardant la mer de loin, comme un tas de crabes à qui des gamins ont cassé les pattes, tandis que les courses se préparent et que la piraterie a l’œil sur nous ? Nous sommes donc des marins pour rire, et quelle opinion doivent avoir de nous ces forbans ?

Ainsi, capitaines, réunion demain. Pas de rhumatisme, pas de goutte, pas de querelle. Que la Castagnore, quand luira l’aube, reçoive le baptême d’eau salée, et, au soleil levé, tout le monde sur le pont ! j’ai dit.

— Vive Lancelevée !

— Vivent les pirates !

Les capitaines trinquaient, debout. L’enivrement était au comble ; jamais pareil vent d’enthousiasme n’avait soufflé sur le Bigorneau.

A minuit, on se sépara.

— Fichus matelots tout de même, murmura Lancelevée en voyant s’éloigner les capitaines, il serait bon de leur donner un grand exemple !

Alors Lancelevée coiffa un foulard, se roula dans une couverture, puis s’exaltant à la vue du ciel, de la mer, il marcha vers la Castagnore, et s’écria d’une voix héroïque :

— Cette nuit, je veux coucher à mon bord !

Il y coucha.

Cependant, à la même heure, Fabien amoureux et confiant rentrait de la ville ; mademoiselle Cyprienne quittait la maisonnette couleur d’ocre et se dirigeait vers le Bigorneau de l’îlette, sous le prétexte d’aller chercher son père, mais avec le vague espoir de rencontrer Fabien ; et Saint-Aygous, ses collègues lâchés, revenait sur ses pas pour espionner Fabien et Cyprienne.

Décidément, rien ne réussissait à ce malheureux Saint-Aygous. Car si, d’un côté, Lancelevée n’était pas fâché d’avoir un forban pour hôte, de l’autre, mademoiselle sa fille se pardonnait presque d’être aimée d’un mauvais sujet. Les filles sont ainsi ! D’abord sa colère avait été grande contre mademoiselle Brin-de-Bouleau qui se permettait de tutoyer M. Fabien. Puis, réfléchissant, elle se demanda comment pouvait bien être faite pareille demoiselle. Fine et brune, elle se l’imagina grassouillette et blonde (telle, ou peu s’en faut, qu’elle était), très-jolie, sans doute, vu le bon goût de Fabien, et bientôt elle fut fière, mon Dieu oui ! de se savoir préférée à une aussi agréable personne.

Était-elle vraiment préférée ? Il s’agissait de le savoir, et cela tout de suite, sans attendre au lendemain. Il s’agissait tout de suite d’accabler Fabien de reproches et de l’interroger à l’endroit de cette Brin-de-Bouleau qui avait un si drôle de nom et une si drôle d’orthographe. Raisons sans doute insuffisantes pour qu’une petite bourgeoise bien timide fit à son amoureux la surprise d’une rencontre de nuit. Mais le cœur de Cyprienne était si pur ! et ces nuits de Provence sont si claires, qu’un rendez-vous de nuit à Antibes devient innocent comme un rendez-vous de jour.

— Monsieur !… monsieur Fabien, j’aurais quelque chose à vous dire…

Fabien tressaillit, il n’osait pas croire à son bonheur. Pourtant il prit Cyprienne par la main, et tous deux, sans parler, allèrent s’asseoir sur le plat-bord du canot au fond duquel Lancelevée, après avoir contemplé les étoiles, commençait à sommeiller.

Lancelevée qui, dans la vie de tous les jours, n’aurait pas versé le sang d’un moineau, était féroce à ce moment. Il se croyait pirate ; il rêvait abordages et massacres ; il se voyait habillé en Turc, la hache à la main, avec le fidèle Fabien. Autour d’eux, la mer était rouge !

Un léger bruit interrompit ce doux rêve.

— Mille sabords ! s’écria le capitaine, est-ce qu’on ne pourrait pas aller s’embrasser plus loin ?

Et se redressant sur son séant, il reconnut Cyprienne et Fabien !

Un foulard indien enveloppait les cheveux gris du capitaine, et le foulard lui-même empruntait quelque chose de majestueux à la grandeur du paysage et à la gravité des circonstances.

D’abord, Lancelevée voulut maudire, en père classique. Mais à moitié endormi encore et très-ennuyé de ce drame familial qui venait ainsi se jeter au travers de ses rêves nautiques, le brave homme ne trouva que la force d’ajouter :

— Malheureux ! vous, un ami ! vous, un pirate ! avoir déshonoré ma fille !

Fabien protestait, Cyprienne lui mit sa main mignonne sur la bouche ; et le fait est qu’elle avait ainsi, toute troublée au clair de lune, l’air le plus gracieusement déshonorée du monde.

— Après tout, c’était votre droit ! vous êtes pirate, je ne peux pas vous en vouloir, reprit en soupirant l’infortuné père. A votre place,je l’eusse peut-être enlevée.

Puis il ajouta, non sans noblesse :

— Acceptez sa main, Fabien, je vous l’accorde… puisqu’il n’y a plus moyen de faire autrement.

Il y avait certes moyen encore de faire autrement. Mais, cette fois, ni Cyprienne ni Fabien ne protestèrent.

— Je passe la nuit à mon bord. Mustapha… non, Fabien, reconduisez votre fiancée, ajouta le bonhomme que le sommeil reprenait.

Il leur donna sa bénédiction ; et, ses devoirs de père accomplis, il se recoucha dans son canot et dans son rêve.

Blotti entre un aloès et un cactus de l’enceinte du Bigorneau, doublement poignardé dans son amour et dans sa chair, Saint-Aygous avait tout entendu.