La gueuse parfumée/Le canot des six capitaines/13

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Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 322-326).

XIII

ce qu’une langouste peut contenir

Vous devinez le plan de l’astucieux Saint-Aygous :

— Je me suis trompé, s’étail-il dit, lorsque j’ai présenté Fabien comme pirate ; le vieux Lancelevée est tellement épris d’art maritime qu’il donnerait avec plaisir sa blanche Cyprienne à un négrier.

Mais Fabien est un pirate étrange, il ne sait pas ramer, la lettre de Brin-de-Bouleau le prouve. Étalons au grand jour l’incapacité nautique de ce peintre. Lancelevée évidemment refusera sa fille à un gendre qui ne rame pas.

Le plus fort semblait fait, Lancelevée se trouvait invalide et Fabien le remplaçait. Il ne s’agissait plus que de mettre la rame aux mains de Fabien ; pour cela il fallait que la Castagnore prît la mer avant le mariage, mais ce n’était pas chose facile, on le sait, que de faire prendre la mer à la Castagnore.

Trois jours séparaient des courses ; par quels moyens maintenir à la chaleur voulue, trois jours durant, l’enthousiasme des capitaines ? Par quels moyens préserver de tout accident leurs très-précieuses santés ? Soyez tranquilles, Saint-Aygous est prêt, Saint-Aygous les surveillera, Saint-Aygous empêchera Escragnol de retomber en tentation de langouste, Saint-Aygous calmera l’humeur querelleuse de Barbe, Saint-Aygous évitera au bouillant Arluc toute émotion trop forte et pouvant rouvrir ses blessures ; mission plus délicate encore, Saint-Aygous obtiendra que le sémillant capitaine Varangod s’abstienne jusqu’à nouvel ordre de toute préjudiciable galanterie.

— Quel beau temps demain, pour une course d’essai ! dit le soir à Fabien, en observant la mer du haut de la courtine, Saint-Aygous, toujours venimeux.

Fabien, qui le devinait, répondit par un sourire.

Il avait son plan, lui aussi !

— Êtes-vous des nôtres, Saint-Aygous ? j’offre ce soir au cercle nautique la langouste de bienvenue. Et ce disant, il tira de sa poche une langouste, une merveilleuse langouste, moussue et cornue, effrayante à voir, lourde comme un plomb et sentant la noisette sous sa carapace.

A l’aspect du monstre, Saint-Aygous pâlit et songea au capitaine Escragnol ; car jamais le capitaine Escragnol n’avait reculé devant une langouste, et jamais langouste mangée n’avait pardonné au capitaine.

Aussi, quelle joie dans Antibes, quand, vers cinq heures, on apprit qu’il y avait vent de langouste, et que le capitaine Escragnol en mangerait.

— Il n’en mangera pas !

— Il en mangera !

— Et la goutte ?

— Et la gourmandise ?

Quoique parfaitement sûr du châtiment qui l’attendait, le capitaine n’hésita pas. La langouste était trop belle. Dès quatre heures du soir, il s’installa sur la grande place, à la table la plus en vue du café de l’Univers, et là, comme pour braver l’opinion et se surexciter dans le crime, il se mit à boire une liqueur de sa composition, liqueur des grands jours, baptisée par lui Crocodile, et qui consistait en un verre d’absinthe, battue avec du kirsch pur au lieu d’eau.

— Soyons vivaces ! criait le capitaine à Saint-Aygous qui essayait vainement de le contenir.

Et le fait est que jamais goutteux ne se montra plus cyniquement vivace.

La langouste fut mangée au Bacchus navigateur, café-restaurant. La belle Touzelle servait, ce qui fut une agréable surprise pour le capitaine Varangod. Car la voix publique l’accusait, cette belle Touzelle, joyeuse personne de quarante ans, éclatante et rousse comme un riche automne, de n’avoir pas toujours été cruelle au galant capitaine Varangod. Fabien avait provoqué la rencontre. Métier coupable, sans doute, si l’amour ne sanctifiait tout !

Enfin — car une langouste peut contenir dans son ventre imbriqué autant d’événements que le cheval de Troie contenait de guerriers à casque — la langouste ayant été déclarée trop importante pour une salade seule, on décida de ne mettre en vinaigrette que sa queue charnue et son corsage, réservant les pinces et les pattes pour agrémenter une bouillabaisse improvisée, bouillabaisse où Fabien introduisit des oursins, préparant ainsi entre Barbe et Arluc une inévitable querelle.

Le plan réussit à merveille.

Dès le dessert, l’atmosphère s’échauffant, et quand les cerveaux commencèrent à s’illuminer aux éclairs du vin de la Gaude, la querelle éclata, terrible ! Et tandis qu’Escragnol, le crime consommé, la langouste mangée, se sentait devenir mélancolique, tandis que Varangod taquinait la belle Touzelle dans un coin, tandis que Saint-Aygous vaincu regardait, d’un œil où le mépris et le scepticisme perçaient, l’insouciant Lancelevée buvant de cinq minutes en cinq minutes à la mise à l’eau de la Castagnore, Arluc et Barbe s’esquivaient de table, et la menace dans le sourcil, l’injure à la bouche, s’en allaient chercher des témoins au café de la garnison.

Le lendemain, le vivace Escragnol gardait le lit, hurlant la goutte.

Le galant Varangod, pâle et défait, prétextait une indisposition vague.

Un duel avait eu lieu, aux lanternes, sur le sable fin de la mer. Barbe étant gris, l’impétueux Arluc l’avait blessé au pouce. Mais, hélas ! l’impétueux capitaine s’était si bien fendu que, de l’effort, une ancienne blessure s’était rouverte.

Quatre capitaines étaient au lit, et les courses devaient avoir lieu dans trois jours.