La gueuse parfumée/Le canot des six capitaines/14

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Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 327-330).

XIV

enlèvement nocturne

Malgré tout, Saint-Aygous ne désarma point. Trois jours lui restaient, trois jours, presque un siècle ! Ne pouvait-il pas en trois jours réparer le mal fait par Fabien, calmer les gouttes, assouplir les rhumatismes, cicatriser les blessures nouvelles, panser les anciennes qui s’étaient rouvertes, et mettre sur pied pour l’heure voulue tout l’équipage endommagé ?

Oh ! ce fut une belle lutte et dont se souviendront longtemps les cafetiers et les pharmaciens d’Antibesl D’un côté, le peintre poussant, au risque de causer leur mort, nos quatre chers infirmes à la débauche ; prodiguant les bocks, les mazagrans, les petits verres, s’élevant même jusqu’au Champagne et au punch aux œufs ; excitant Barbe contre Arluc, faisant respirer à Escragnol le parfum d’idéales langoustes, et parlant sans cesse, parlant toujours à Varangod de cette belle Touzelle, si belle, malgré son âge, avec sa grande bouche riante et bien meublée, et ses cheveux roux, lourds comme l’or.

De l’autre côté, Saint-Aygous, image renfrognée mais vivante du devoir, les faisant rougir tous quatre de leur conduite, parlant de la Castagnore, de l’honneur engagé, des courses prochaines, opposant les rafraîchissants aux petits verres, les tisanes aux sodas, et les cataplasmes au Champagne !

Tandis que Cyprienne aidait Fabien à pervertir les capitaines, Lancelevée, trottant sur deux cannes, et tout flamme, malgré son rhumatisme, secondait Saint-Aygous dans l’œuvre de régénération.

A la fin, comme dans les dénoûments de M. Dumas fils, le Bien écrasa le Mal, la vertu triompha du vice, l’ange Saint-Aygous broya sous son talon la tête du tentateur Fabien ; et la veille des courses, comme un seul homme, les quatre capitaines déclarèrent que, malgré marée et vent, malgré goutte et malgré entorse, malgré vieilles blessures rouvertes et malgré récentes blessures mal fermées, le jour suivant les verrait tous rames en main et faisant honneur à la Castagnore.

Cette nuit, Saint-Aygous ne se coucha pas.

Quelques coups de pinceau restaient à donner à l’embarcation, il fallait, pour qu’elle apparût reluisante le lendemain laver et bouchonner sa coque ; il fallait souligner de carmin sa ligne de flottaison un peu pâlie, et aviver d’or et d’azur les écailles des deux Castagnores, petits poissons frétillants chers aux eaux d’Antibes, qui, peints sur chaque côté de l’avant, avaient donné leur nom au bateau. Travaux importants, indispensables préparatifs, que tout le monde avait oubliés dans les événements de ces trois jours et que Saint-Aygous, sans rien en dire à personne, voulut exécuter seul à la dernière heure.

Tandis qu’il travaillait ainsi, couvert d’une vareuse à capuchon et sous une lanterne, mademoiselle Cyprienne, que ses chagrins d’amour empêchaient de dormir, regardait à travers les rideaux de sa chambre à coucher, cette ombre qui se mouvait sur la grève et cette lumière qui tremblait.

— C’est Fabien, se disait-elle, et ses pensées s’envolaient, amoureuses et tristes, vers l’ombre mouvante et la petite lumière.

Tout à coup, elle crut voir, sur la surface chatoyante de la mer, dans le poudroiement blanc du clair de lune, une voile blanche qui glissait. Puis la voile tomba, et la pointe d’un bateau toucha le sable. Deux hommes sautent à terre : un cri, la lumière éteinte, puis un corps enveloppé qu’on emporte ! La voile se relève et le bateau disparaît.

— Brin-de-Bouleau ! soupira Cyprienne glacée de terreur, c’est la cruelle Brin-de-Bouleau avec ses pirates du Singe-Rouge qui vient de m’enlever Fabien. Fabien, à cette heure, dormait, il faisait même un gracieux rêve ; il rêvait naufrages et gros temps, il rêvait qu’un coup de mer enlevait le Bigorneau, que le feu du ciel incendiait la Castagnore, que les six capitaines se noyaient, que le vent d’Afrique et la tramontane faisaient régner autour d’Antibes un perpétuel ouragan, que la pointe de l’Ilette, devenue l’effroi des navigateurs, prenait le nom de cap des tempêtes, que les courses n’avaient pas lieu, qu’il n’avait pas besoin de ramer et qu’enfin il épousait Cyprienne.