La gueuse parfumée/Le canot des six capitaines/16

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Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 338-340).

XVI

chassé croisé sur l’eau

La désillusion des corailleurs fut grande : avoir rêvé un phoque et mettre la main sur Saint-Aygous !

Car c’était Saint-Aygous qui, tremblant de peur, mourant de faim et transi de sa nuit passée sur le roc avec un chapeau manille pour tout abri, se mit à leur raconter des aventures invraisemblables.

Il raconta que la veille, vers minuit, au Bigorneau de l’Ilette, tandis que, profitant du clair de lune, il donnait à la Castagnore un suprême coup de pinceau, des hommes étaient venus, à pas de loup sur le sable, qui, sans mot dire, l’avaient bâillonné, garrotté, jeté en travers de leur barque, et finalement déposé sur la Fournigue, lui laissant comme provisions un paquet de tabac et une pipe.

— Et comment étaient-ils vêtus ?

— Ils avaient des bottes, une vareuse jaune et d’immenses chapeaux de paille armés d’une pointe recourbée en forme de corne de rhinocéros.

— Ça devait être des Turcs, dit l’un des corailleurs.

— Il y en a encore, conclut l’autre.

Saint-Aygous ne protesta point et leur laissa croire que c’étaient des Turcs. Il avait pourtant vaguement reconnu, par un trou du sac qui l’empaquetait, Trébaste et Miravail, les deux pirates compagnons de Fabien ; il avait vaguement entendu, à travers le bâillon qui lui serrait les oreilles, la lecture d’un ordre d’exil sur l’îlot de la Fournigue pour crime de désertion et de lèse-piraterie, ordre signé Brin-de-Bouleau, reine d’un tas d’îles.

Saint-Aygous n’y comprenait rien. Mais l’enlèvevement, on le devine, était le résultat d’une erreur. C’est le volage Fabien que les deux pirates croyaient ficeler lorsqu’ils ficelaient Saint-Aygous.

Faisons remarquer, dans l’intérêt de la vraisemblance, que ceci se passait la nuit ; que Saint-Aygous, fortement encapuchonné par crainte du serein, était méconnaissable, et que, voyant un homme sur la grève du Bigorneau peindre la Castagnore à la lumière d’une lanterne, tout le monde eût pris cet homme pour Fabien. Ajoutons, en outre, que Miravail et Trébaste étant, l’un romancier, l’autre musicien, rien n’empêche de croire qu’ils se fussent préparés à leur haut fait par quelques libations, ainsi qu’ont coutume de le faire, pour toute entreprise importante, les membres de ces deux estimables corporations.

Saint-Aygous, préoccupé de l’idée des courses, eût désiré se faire ramener tout droit à Antibes ; mais les corailleurs ne voulurent pas. Cela les détournait trop de leur route, et puis avoir manqué le phoque les mettait de mauvaise humeur. D’ailleurs, Saint-Aygous, pris à l’improviste, n’avait pas un rouge liard sur ui. Les corailleurs consentirent pourtant, moyennant l’abandon de la pipe et de ce qui restait de tabac, à déposer le naufragé sur la pointe la plus proche de l’île Saint-Honorat, endroit solitaire, lui aussi, mais ombragé, vaste, et moins exposé que la Fournigue aux boulets et obus américains.

Là, Saint-Aygous s’assit sur un éclat de roche, à l’ombre de gigantesques fenouils, et n’hésita pas à maudire la destinée.

Cependant, à quelques cent mètres, mais de l’autre côté de l’île, Trébaste et Miravail, regrettant leur imprudente plaisanterie, très-inquiets du résultat de la canonnade, mettaient à la voile pour la Fournigue, et cela au moment même où Cyprienne y abordait.