La gueuse parfumée/Le canot des six capitaines/17

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Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 341-344).

XVII

tout s’arrange

Les corailleurs avaient été fort étonnés de trouver sur l’îlot un homme au lieu d’un phoque ; Trébaste et Miravail ne le furent pas moins lorsqu’ils y rencontrèrent, au lieu de Fabien, mademoiselle Cyprienne Lancelevée qui, croyant son amant mort, tué par les obus, emporté par la vague, voulait mourir aussi et se lamentait au bord des flots.

Les explications ne pouvaient être longues, ni long le séjour sur cet îlot tragique et désolé. Tout espoir de retrouver Fabien n’était pas perdu. Cyprienne, tandis qu’elle ramait vers la Fournigue, avait cru voir une barque montée par trois hommes s’en éloigner, et Trébaste, guidé par son flair de romancier, releva sur le sable, à côté d’une empreinte de bottines, l’empreinte toute fraîche d’une double paire de pieds nus. On amarra donc la petite barque à l’arrière du Singe-Rouge, et Cyprienne en larmes, Trébaste et Miravail bourrelés de remords, se rembarquèrent silencieusement pour cette île Saint-Honorat où de nouvelles surprises les attendaient.

— Fabien !… Fabien !… là-bas, dans cette crique !… s’écria tout à coup Cyprienne en montrant l’île, puis elle ajouta avec une entière mélancolie :

— L’ingrat !… le perfide ! il est déjà aux genoux de mademoiselle Brin-de-Bouleau !

En effet, au fond d’une crique ensoleillée, dans le cadre en or clair des tamaris et des fenouils, un homme se détachait, à genoux devant une femme. La femme était bien mademoiselle Brin-de-Bouleau, mais l’homme, ce n’était pas Fabien.

L’homme était Saint-Aygous ! et voyez comme les choses s’arrangent :

Brin-de-Bouleau, princesse des îles, venait de s’apercevoir qu’elle s’ennuyait. Régner l’avait amusée d’abord, mais ne régner que sur un musicien et un romancier devient à la longue monotone. Et puis le soir, du haut des rochers, son domaine, Brin-de-Bouleau voyait, aux deux bouts de l’horizon, étinceler, par-dessus la mer, les mille becs de gaz de Cannes et de Nice. Elle rêvait alors, pauvre petite Parisienne exilée, elle rêvait de cafés, de théâtres, de magasins illuminés, de promenades flamboyantes, et cela lui mettait un certain vague à l’âme. Que de fois, sans le mal de mer, elle serait partie ! Mais la crainte du mal de mer la retenait. Pourtant, malgré les affirmations du musicien et du romancier, Brin-de-Bouleau ne concevait guère qu’une île ne touchât pas par un bout, si petit qu’il fût, à la terre ferme :

— « Trébaste et Miravail contaient des farces, on devait toujours pouvoir s’en aller d’une île à pied sec. »

Possédée de son idée fixe, Brin-de-Bouleau, ce matin-là précisément, était sortie seule de très-bonne heure, pour mettre à exécution un projet qu’elle avait combiné pendant la nuit. Projet simple et qui consistait en ceci : — Faire à pied tout le tour de l'île, tandis que le romancier et le musicien seraient en mer ; trouver le passage, et, le passage une fois trouvé, rappeler Fabien de son lieu d’exil, lui pardonner, et partir avec lui pour un endroit où l’on s’amuse.

Toute réjouie de cet espoir, Brin-de-Bouleau s’en allait, en grand costume comme toujours, ses cheveux blonds à l’air et l’ourlet de sa robe traînant le long des grèves, quand tout à coup, au tournant de la pointe où les corailleurs avaient débarqué, elle aperçut Saint-Aygous dans sa pose désespérée.

— Un homme ! s’écria-t-elle toute surprise.

— Une cocotte ! soupira Saint-Aygous délicieusement ému.

Car Saint-Aygous avait vu souvent sur la route qui va de Cannes à Nice, rouler, dans les petits paniers surmontés d’un parasol à franges qui sont les fiacres de là-bas, des demoiselles en tout point pareilles à Brin-de-Bouleau, et leur mignonne tournure, leurs petites têtes frisées tenaient dans ses rêves plus de place qu’il n’aurait convenu.

En rencontrer une dans ce lieu désert, pouvoir lui parler, la voir sourire, jugez de la joie et de l’enivrement ! Surexcité par les émotions de la nuit, énervé par le jeûne, grisé de l’odeur pénétrante des grands fenouils qu’agitait la brise marine, Saint-Aygous oublia d’un coup Antibes et les courses, la Castagnore et mademoiselle Cyprienne, Saint-Aygous aima Brin-de-Bouleau tout de suite ; Brin-de-Bouleau, de son côté, se sentit touchée par les grandes manières de Saint-Aygous, et quand le Singe-Rouge aborda, les deux pirates et Cyprienne stupéfaits purent entendre cet homme grave qui, les genoux dans le sable humide, promettait à Brin-de-Bouleau de la conduire à terre sans mal de mer, et lui offrait, en échange d’un peu d’amour, son cœur, sa main, ses cent dix orangers et le petit pavillon de la Badine.