La huronne/03

La bibliothèque libre.
Librairie Granger et frères limitée (p. 25-32).


III

LE PETIT MOUSSE DE L’ALCIDE



ON avait dîné de bonne heure et la famille était réunie dans la bibliothèque. Les enfants attendaient avec hâte ce qu’allait leur raconter grand-père.

— Tu la sais cette histoire, maman ? dit Gabrielle.

— Oui, petite, mais je l’entends toujours avec un intérêt nouveau et toujours elle me semble plus touchante.

Le docteur ouvrit un tiroir de son pupitre et en tira un vieux cahier.

— Ce manuscrit, mes enfants, dit-il, a été écrit d’après les notes et le journal de l’ancêtre dont je vais vous parler ce soir. Je vais vous le lire, tel que l’a rédigé mon père… Je n’ai pas besoin de vous demander de l’attention, le récit sera assez palpitant pour vous tenir en éveil… C’est intitulé : « Mémoires et Souvenirs de Marc-Henri Granville ».

Installé dans son fauteuil, sous l’abat-jour vert de la grande lampe de bureau, le docteur commença sa lecture :

C’était en avril 1755. Dans une vieille ville de France, port de mer bien connu, (Brest), un gamin de treize ans errait par les rues. Sa figure dénotait un sérieux précoce et dans ses yeux noirs et profonds une lueur de tristesse donnait à sa physionomie d’adolescent un air plus vieux que son âge. Il s’appelait Marc-Henri Granville et depuis trois jours il était complètement orphelin.

Marc était le fils d’un officier de marine. Il se rappelait, lorsqu’il était plus petit, les départs nombreux de son père, puis les retours qui remplissaient la maison de joie, sa mère, jolie et souriante et le bel officier qui la prenait dans ses bras, tandis que lui enfant, réclamait bien vite sa part de caresses qu’on lui donnait avec usure. Puis, un de ces retours fut triste et grave. Marc, ne savait pourquoi. Trop petit pour comprendre, il se réjouissait, tout en s’étonnant, que son père ne s’éloignât plus, mais son intelligence d’enfant précoce voyait bien que la gaieté était absente de la maison… Puis, la santé de son père inspira des inquiétudes… bientôt le médecin fut appelé… un jour le petit Marc vit entrer un prêtre qui resta seul auprès du malade… puis, sa mère en larmes l’avait amené au chevet de son père qui l’avait embrassé avec une tendresse extrême et lui avait dit : « Marc, mon enfant, aie soin de ta mère et souviens-toi que ton père a toujours fait son devoir ! » Puis, on l’avait emmené et ses sept ans n’avaient pas été témoins des dernières tristes heures.

Il avait donc grandi auprès de sa mère veuve ; il ne se rappelait plus d’avoir vécu dans l’aisance, car depuis la mort du lieutenant l’on était pauvre dans la maison… mais la nature gaie et exubérante de Marc remplissait d’un bonheur enfantin la triste demeure et sa mère, qui ne vivait que pour lui, s’ingéniait à lui faire la vie aussi heureuse que possible.

Un jour, revenant de chez le vieux prêtre qui lui faisait un peu de classe, il la trouva étendue sur son lit et leur vieille bonne Babette en larmes auprès d’elle… Inquiet et désolé il s’élança vers sa mère et la couvrit de baisers. Babette l’éloigna doucement, lui disant : « Il ne faut pas fatiguer votre maman, monsieur Marc » !

Pendant plusieurs semaines il l’avait vue ainsi, toujours couchée… toujours pâle… et le médecin venait souvent, et aussi le vieux prêtre…

Un soir, il venait d’avoir treize ans, sa mère le fit asseoir près d’elle et lui parla ainsi :

— Marc, mon fils chéri, je vais te parler comme à un homme ! Tu ne sais pas ce qui a tué ton père et assombri à jamais notre foyer ? Je vais te le dire ce soir !… Tu sais que ton père était lieutenant de vaisseau. Il fut envoyé en mission spéciale auprès de certaines autorités étrangères. Muni de documents et de plans confidentiels, il partit accompagné seulement de deux sous-officiers et d’un matelot. Rendu à destination, ses plans, ses papiers… tout avait disparu !… Peu de temps après le retour à son vaisseau, on apprit que ces documents étaient en des mains ennemies et on accusa ton père de trahison !… Il ne put jamais prouver son innocence, perdit ses titres de distinction dans la marine, et son grade d’officier… Il revint ici malade et découragé et mourut peu de mois après… sa famille et la mienne nous ont depuis lors complètement abandonnés !

— Mais, qui donc, maman, avait volé ces papiers ?

— Ton père n’a jamais eu de preuves, mais il a toujours soupçonné la vengeance d’un sous-officier nommé Cabot qui lui en voulait de son prompt avancement dans la marine !

— Est-ce que Cabot l’accompagnait pour la mission ?

— Non, mais il a pu en payer d’autres pour voler les documents ! Ton père avait un culte pour l’honneur de son nom et il m’a dit avant de mourir : « Quand Marc sera plus grand, tu lui raconteras les choses et tu lui diras que je lui confie une mission sacrée : puisque la mort m’empêche de le faire moi-même, ce sera à lui de relever le nom de Granville de l’injuste disgrâce qui pèse sur lui et de lui faire reprendre sa place parmi les noms honorables de France. Dis-lui que son père a toujours fait son devoir d’honnête homme et de loyal Français !

La malade pleurait en redisant à son fils les paroles du père ; mais l’enfant essaya de la consoler :

— Ne pleure pas, petite maman. Je vais grandir vite ! Quand je serai un homme, tu verras, je trouverai bien le coupable !

— Même si je n’y suis plus, mon chéri, dit-elle faiblement, n’oublie jamais ce testament d’honneur !

— Jamais, maman !

Marc songeait à toutes ces choses au lendemain de l’enterrement de sa mère, tandis qu’il errait, triste et solitaire, dans les rues de Brest.

Comme il arrivait sur les quais, il vit beaucoup d’animation et des rassemblements et il demanda ce qui se passait.

— C’est, dit-on le départ pour le Canada, de la flotte de M. Dubois de la Motte. Il y a plusieurs vaisseaux… On dit même que le Gouverneur de la Nouvelle-France sera à bord l’un d’eux !

— Quand part la flotte ? demanda Marc.

— Demain, au petit jour. Tiens, justement, voilà le commandant d’un des vaisseaux qui passe, M. de Hocquart, commandant du Lys, je crois, ou plutôt de l’Alcide !

Marc regarda l’officier galonné, se rappelant avoir vu son père dans un uniforme presque semblable.

Tout à coup, une idée lui vint… Il s’approcha de l’officier, souleva sa casquette et lui dit :

— Monsieur le Commandant, vous n’auriez pas besoin d’un mousse ?

— Qui es-tu, mon petit ami ?

— Je suis Marc-Henri Granville.

L’officier le regarda plus attentivement…

— Le fils du Lieutenant Granville ?

— Oui, mon Commandant.

— Depuis combien d’années as-tu perdu ton père ?

— Six ans !

— Tu vis avec ta mère ?

Les yeux bruns de l’enfant se voilèrent de larmes…

— Maman… on l’a enterrée hier !

— Pauvre gosse ! dit l’officier, et qui donc a soin de toi ?

— La vieille Babette… mais il n’y a plus d’argent et elle va retourner dans son pays… et moi… je voudrais être mousse !

L’officier réfléchit, puis regardant la figure intelligente et anxieuse du petit, il lui dit :

— Je n’ai pas de mousse sur l’Alcide, je pourrais peut-être en prendre un, mais… c’est dur, mon petit, d’être mousse !

— Je saurai endurer ! dit l’enfant.

— Il y a aussi… diable ! ton nom pourrait te causer des ennuis ! Ton père…

— Mon père était innocent ! fit Marc fièrement.

— Je le crois sincèrement, mon enfant, c’est pourquoi j’aiderai son fils s’il est en mon pouvoir de le faire. Écoute, je veux bien te prendre comme mousse, mais il faudra t’appeler seulement Marc Henri !

Marc le regarda et sourit bravement…

— Je reprendrai l’autre nom plus tard, mon Commandant !

— Et il faudra partir demain au petit jour… t’embarquer dès ce soir !

— Le temps d’avertir Babette et je suis prêt.

— Alors, mon ami, c’est entendu. Sois sur le grand quai à sept heures ce soir ; une chaloupe de L’Alcide viendra te chercher !

— Merci, mon Commandant, je serai là !… J’essaierai de devenir bon mousse, ajouta-t-il, et tandis que M. de Hocquart s’éloignait, Marc partit en courant vers la maison.

Babette lui prépara à la hâte un paquet de hardes pour le voyage, lui mit au cou un médaillon d’or contenant le portrait de sa mère et celui du Lieutenant. Elle l’accompagna jusque sur le quai… À l’heure dite, une chaloupe, conduite par six matelots, vint accoster.

L’Alcide ? demanda Marc.

— Oui… quel nom, mon gars ?

— Marc Henri ! dit l’enfant.

— C’est ça ! À bord ! Nous partons !

Babette l’embrassa maternellement et il partit avec les marins.

— Jésus Dieu ! dit la vieille Bretonne en se signant, pourvu qu’il ne lui arrive pas malheur, le pauvre cher gosse !


Et c’est ainsi que l’orphelin de Brest, fils du Lieutenant Granville, devint Marc Henri, petit mousse à bord l’Alcide

Et c’est ainsi que l’orphelin de Brest, fils du Lieutenant Granville, devint Marc Henri, petit mousse à bord l’Alcide, faisant voile vers la Nouvelle-France.