La huronne/04

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Librairie Granger et frères limitée (p. 33-41).


IV

LA BATAILLE SUR MER



LES longues semaines en mer ne furent pas aussi dures, pour Marc, qu’on aurait pu le croire. Cet enfant bien né, qui avait été choyé et adulé par sa mère, avait cependant dans les veines le sang d’un marin et de son ascendance bretonne et normande, il tenait une endurance remarquable et un caractère courageux. Si les jours étaient parfois fatigants, les heures de travail longues, une nuit de lourd sommeil dans son hamac de mousse le mettait frais et reposé pour le lendemain.

Il se fit vite des amis à bord, parmi ces vieux loups de mer qui aimaient la mine éveillée, la repartie toujours prête de ce gosse dont l’endurance et la crânerie leur plaisaient.

L’un des matelots était son ami attitré. Il s’appelait Martin Maltais, mais à cause de sa figure fort laide, on l’avait surnommé « Martin Le Bourru ».

— Pourquoi t’appelle-t-on ainsi ? lui demanda Marc un jour. Tu n’es pas bourru du tout !

— Sans doute à cause de ma jolie figure ! répondit-il en riant. Même quand je suis de bonne humeur, j’ai toujours l’air bourru !

— Moi, je ne t’aurais pas appelé ainsi ! dit Marc.

— Non ? Et dis donc, petiot, quel sobriquet m’aurais-tu donné ?

— Je t’aurais appelé « Martin À Pas Peur » ou « Martin le Géant ». Tu es si grand et puis le Capitaine m’a dit que tu ne connaissais pas la peur !

— Comme ça se trouve, mon gosse… C’est peut-être pour ça que nous sommes des copains. Toi non plus tu n’es pas un peureux !

Parfois le Commandant faisait venir Marc dans sa cabine et causait avec lui, cherchant à savoir si l’enfant n’était pas malheureux ; mais Marc ne se plaignait pas.

Un jour qu’il se trouvait chez M. de Hocquart, un officier entra pour demander quelque chose. En voyant le mousse qu’il n’avait jamais remarqué, il eut un mouvement de surprise…

— Vous ne connaissiez pas mon mousse, Cabot ? dit monsieur de Hocquart.

— Non, mon Commandant.

— Marc, voici le Lieutenant Cabot.

Marc salua l’officier.

— Marc ? questionna celui-ci.

Marc Henri, lieutenant, que j’appelle parfois ouistiti parce qu’il grimpe si vite dans les mâts et les cordages !

Le lieutenant sourit, salua et sortit.

— Tu n’avais jamais vu cet officier ? demanda le Commandant.

— Si, mon Commandant, mais sans savoir son nom.

— C’est étrange, il ne t’avait pas remarqué, dit-il, et cependant, il a eu l’air de te reconnaître…

Ce soir-là, lorsque Marc fut couché dans son hamac bercé par les flots, l’incident de l’après-midi lui revint à la mémoire… « Cabot… Cabot… » murmura-t-il, où ai-je entendu ce nom ? Soudain, il se rappela les paroles de sa mère et il se demanda si cet officier pouvait être celui dont son père se méfiait… Non, sans doute, car c’était un sous-officier et non un officier que son père avait désigné… Tout en songeant à ces choses, le mousse s’endormit… quelques heures plus tard, il s’éveilla en sursaut… Le vent faisait rage, on entendait les roulements du tonnerre, les éclairs sillonnaient la nue, semblant embraser tout le ciel, et l’Alcide ballotté par la tempête, plongeait et replongeait dans la mer, dansait sur les vagues et semblait devoir s’engloutir…

Marc ne put se défendre d’un mouvement de frayeur et il serra convulsivement une petite médaille de la Sainte Vierge qui pendait à son cou sous sa vareuse de marin, avec le médaillon de sa mère…

Avec le jour, cependant les éléments se calmèrent et l’Alcide, continua fièrement sa course. Aucun vaisseau de l’escadre ne semblait avoir souffert de la tempête.

Cependant, dans la nuit d’orage, Martin Le Bourru avait été blessé. Dans sa hâte de passer, le Lieutenant Cabot lui avait donné un coup de pied et Martin, en tombant, s’était frappé la tête et s’était fait une blessure assez sérieuse.

Le petit mousse courut au secours de son ami et voyant que le sang coulait toujours, il avertit le Commandant, qui envoya de suite le chirurgien panser la tête de Martin. Le vieux matelot dut rester couché pendant plusieurs jours et Marc allait causer avec lui aussi souvent qu’il le pouvait.

— Comment es-tu tombé, Martin ? demanda-t-il.

— C’est ce Cabot de malheur qui m’a poussé du pied !

— Attention, Martin ! S’il t’entendait…

— As pas peur ! J’ai de quoi lui clore le bec à c’t oiseau-là !

— Hein ? fit Marc étonné.

— Oui ! Et si je n’ai pas parlé avant c’est que je guettais mon heure !

— Il t’a fait un mauvais coup ?

— Pas à moi, mais c’est tout comme ! Je m’en doutais bien un peu, mais j’en ai eu les preuves l’été dernier !

— Martin, dit Marc, changeant de sujet, connais-tu le Canada où nous allons ?

— Non, mon gars. Je sais seulement que c’est un beau pays avec de la neige et des sauvages !

— C’est toujours l’hiver dans ce pays ? questionna Marc.

— Je n’en sais rien… C’est fort possible… Je le crois bien !

— Et nous allons faire la guerre là-bas ?

— Oui… il paraît… mais on dit que c’est surtout comme défense qu’ils veulent des troupes…

— Alors, toute l’escadre, toute la flotte, ce sont des soldats ?

— Oui, en très grande partie.

— Pourquoi, Martin y a-t-il tant de brouillard ici ?

— On dit que nous sommes sur les côtes de Terre-Neuve, répondit Martin, et qu’il y a toujours du brouillard à cet endroit.

L’Alcide et le Lys se trouvaient alors quelque peu éloignés du reste de la flotte. Le brouillard devint de plus en plus épais… Tout à coup, la voix du Commandant s’éleva demandant des renseignements. Des voix anglaises lui répondirent… Lorsque le brouillard disparut enfin, les deux vaisseaux français séparés de l’escadre étaient cernés par la flotte anglaise de onze vaisseaux que commandait l’Amiral Boscowen…

La bataille s’engagea terrible et inégale… à la fin, il fallut se rendre… Dans la mêlée, un ennemi visa Martin, dont la tête était encore bandée, et Marc se jeta devant son vieil ami blessé pour le défendre… une balle le frappa à l’épaule… Martin reçut dans ses bras le petit mousse évanoui et un officier anglais, voyant là un vieillard blessé et un enfant, les fit transporter tous deux à bord d’un des vaisseaux anglais pour les faire panser par le chirurgien.

Martin n’avait que la blessure de la chute, mais le pauvre mousse restait évanoui… Le chirurgien voyant la blessure à l’épaule, l’examina, localisa la balle et se prépara à l’extraire. Quoique sans connaissance, l’enfant serrait la main du vieux Martin et celui-ci touché de ce dévouement ne pouvait contenir ses larmes…

Is this your boy[1] ? lui demande le chirurgien.

Martin, ne comprenant pas, crut qu’on lui demandait le nom de l’enfant et il dit :

— Marc Henri… Brest…

Le médecin coupa les vêtements du petit blessé et vit le médaillon qui pendait à son cou. Surpris de voir un bijou de cette qualité au cou d’un mousse, il regarda à l’intérieur et vit les portraits du Lieutenant et de sa femme.

This is no ordinary cabin boy[2] ! dit-il à son assistant.

Une demi-heure plus tard, l’opération était terminée, mais Marc, en proie à une fièvre ardente, était dans le délire et paraissait au plus mal…

À bord, tout était rentré dans le calme, et la flotte anglaise, avec ses deux vaisseaux prisonniers, continuait sa course.



  1. Est-ce votre fils ?
  2. Ce n’est pas un mousse ordinaire.