La huronne/06

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Librairie Granger et frères limitée (p. 51-58).


VI

LE SECRET DE MARTIN LE BOURRU



LA journée du lendemain fut chaude et ensoleillée. Ce fut un bonheur pour Marc de respirer l’air embaumé du dehors. Le proche voisinage de la forêt où croissaient les pins géants, les épinettes, les sapins et les cèdres, mettait dans l’air un parfum résineux que le mousse humait avec délices.

Il s’assit dans la cour près de la petite maison, s’appuya la tête sur un tronc d’arbre et éprouva cette joie de vivre particulière aux convalescents.

Martin vint s’asseoir auprès de lui.

— C’est bon, hein, mon brave, d’être sous le soleil du Bon Dieu ?

— Oui, Martin, c’est rudement bon ! Puis, après une pause :

— Tu as quelque chose à me raconter, dis ?

— Attends je vais chercher la boîte aux secrets ! Et le matelot entra dans la maison. Peu d’instants après il en ressortit apportant un petit coffret noir, fermé avec une bande métallique. Il fit jouer un ressort et souleva le couvercle… Marc aperçut un papier froissé et un peu jauni et le précieux médaillon.

— Prends ton médaillon, Marc Granville ! fit Martin en le regardant.

Marc tressaillit…

— Tu sais donc mon nom ? dit-il.

— Oui, mon petit.

— Qui te l’a appris ?

— Écoute : Quand on te coucha pour l’opération, (tu sais, l’extraction de la balle) le docteur anglais coupa ta vareuse et ta chemise et enleva le médaillon qu’il posa sur un banc auprès de toi. Quand tout fut terminé, le capitaine, (tu sais, celui qui nous avait fait transporter là) entre et te regarde, puis il prend le médaillon, l’ouvre et paraît surpris… Il dit quelque chose en anglais au médecin, puis il me fait signe d’approcher… Il tenait le médaillon ouvert et me désigna les portraits, disant, en français : « Qui ? »

Je regarde attentivement… puis, tout à coup, la lumière se fait dans ma vieille mémoire…

— Lieutenant Granville ! m’écriai-je.

Il répéta Granville… Granville ?… Et je pus voir que le nom ne lui était pas inconnu.

— Tu connaissais mon père, Martin ? Tu sais donc…

— Je sais que c’était le plus brave des braves et un loyal officier de la marine française !

— Oh ! pour ça, oui ! Mais…

— Mais il a été joué, le pauvre ! Il a payé pour d’autres… et j’en ai la preuve ! s’écria Martin.

— Tu en as la preuve, dis-tu ? Ah ! si j’avais su !

— Mais je ne savais pas, fiston, que ton nom était Granville !

— Non, c’est vrai ! C’est le Commandant qui m’a dit qu’il valait mieux ne pas dire mon nom complet pour ne pas avoir d’ennuis !

— C’est égal, si j’avais su… Mais, voici ce que j’ai à te dire… Je faisais partie de l’expédition, de la mission spéciale dont ton père avait été chargé… Il y avait en outre deux sous-officiers, Pontet et Lebrun. Le trajet dura vingt-quatre heures, il fallut coucher sous la tente. Dans la nuit, je crus entendre marcher… j’ouvris les yeux, c’était Lebrun qui rôdait… « Qu’est-ce qu’il y a ? » que je dis.

— Rien ! qu’il me répond, je cherchais une couverture, la nuit est fraîche !

— Pas si fort ! que je dis, le lieutenant va s’éveiller !

— Il dort bien dur, que dit l’autre, et Pontet ronfle sans arrêter depuis longtemps !

Je ne répondis pas et feignis de dormir… Lebrun retourna à son lit de camp, s’enveloppa dans une couverte et ne bougea plus… Au matin, il fallut réveiller le lieutenant et Pontet qui dormaient profondément…

— C’est étrange, me dit ton père, j’ai la tête lourde, comme si j’avais fait la fête !

— Moi, de même, mon lieutenant, fit Pontet.

— C’est le manque d’air dans la tente, dit Lebrun, les marins ne sont pas faits pour camper !

Tu sais le reste, mon fiston, comment ton père ne put s’acquitter de sa mission et fut accusé de trahison !… Cependant, faute de preuves, le Conseil de Guerre ne put le condamner à mort, mais il fut déchu de son grade… et je sais qu’il en mourut, pauvre lieutenant !…

— Mais qui donc avait fait le coup ?

— Ah ! J’arrive à la chose ! Après le retour à bord, quand je sus ce qui se passait pour ton père, je soupçonnai Lebrun d’avoir été traître… Je résolus de lui parler, un soir qu’il était seul sur le pont et m’approchant, je lui dis :

— Je sais ce que vous avez fait dans la nuit du trente mai !

— Qu’est-ce que tu veux dire, Le Bourru ?

— Vous avez volé, dans la tente, les papiers du lieutenant ! Alors il se retourne, blanc de colère, et saisissant une masse à portée de sa main, il m’en donne un gros coup sur la tête et je perds connaissance… Mon fieu, je fus trois mois à l’hôpital, puis toute une année chez ma vieille mère à Marseille. Quand je fus tout à fait rétabli, je repris la mer, mais mon bateau était parti vers les Indes, je m’engageai alors sur l’Alcide… Je voulais toujours savoir où était Lebrun. Je sus qu’il avait laissé la marine et qu’il habitait Toulon. J’appris aussi la mort de ton père…

L’année suivante, l’Alcide resta quelques jours dans la rade de Toulon et j’étais en permission un soir, lorsque, passant dans une rue sombre, je vis une bataille d’ivrognes. Je m’approche… trois bandits s’acharnaient sur un homme et achevaient de le faire mourir, pour le dévaliser… Je joue des poings, je pousse, je bouscule et finalement ils prennent la fuite laissant leur victime baignant dans son sang… Je le relève et le transporte dans une hôtellerie et juge de ma surprise… à la lueur des bougies, je reconnais… Lebrun ! Il était mourant… Il ouvrit les yeux, me reconnut et dit : « Tu es vengé, Martin ! »

— Mais mon lieutenant ne l’est pas, et il en est mort à la peine ! que je dis.

— Pauvre Granville… C’est un autre qui m’avait payé pour lui jouer ce sale tour !

— Un autre ? que je dis…

— Oui… il lui en voulait… C’est Cab… « Un frisson le secoua… » Un prêtre, Martin, vite, un prêtre !

L’hôtelier nous en trouva un qui arriva presque tout de suite et reçut la confession du mourant. Il prit une feuille de papier et écrivit le témoignage du moribond que celui-ci eut la force de signer… mais cet effort épuisa ses dernières forces et il mourut l’instant d’après… Alors le prêtre me dit : « Connaissez-vous le lieutenant Granville ? »

— Il est mort, mon révérend.

— Alors, informez-vous de sa famille et donnez-leur ce papier.

— Je leur remettrai, répondis-je, merci, mon révérend ! Et je partis rapidement pour regagner mon navire…

J’aurais peut-être dû parler tout de suite au Commandant, mais à Brest, j’appris la mort de ta mère, mon mousse et personne ne me parla de toi… alors, je ne savais pas… et j’avais dans l’idée de trouver qui avait payé Lebrun, et je pensais à…

— Cabot ? dit Marc.

— Tiens, tu le savais toi ? dit Martin surpris.

— Je ne savais pas, mais maman m’avait parlé d’un sous-officier nommé Cabot qui en voulait à papa…

— C’est le même… Il a été promu officier… et je crois bien que c’est lui le coupable… mais tiens, lis ce papier !

Marc prit la feuille jaunie que lui tendait Le Bourru et lut :

« Je reconnais avoir été payé pour dérober les papiers confiés au lieutenant Granville, ce que j’ai pu faire dans la nuit du trente mai 1748, ayant glissé une drogue dans son vin pour le faire dormir », puis la signature, presque illisible « Paul Lebrun » et la signature du prêtre avec la date, « J.-A. Vinant, prêtre, Toulon, le 25 février 1754 ».

Marc n’était pas très lettré, mais il put lire, à haute voix, tout le document.

— Oh ! Martin ! Martin ! Comme je suis heureux ! s’écria-t-il. Je savais bien que mon papa n’était pas un traître ! Est-ce que je lui ressemble à mon père, Martin ?

— Beaucoup !

— C’est donc pour ça que Cabot a fait un saut en me voyant chez le Commandant !

— C’est bien pour ça, sans aucun doute !… J’ai su qu’il avait été tué pendant la bataille en mer !

— Alors, il a son compte, hein, Martin ?

— Oui… et puisque Cabot est maintenant chez le diable, il va falloir retourner en France et montrer ça, dit le matelot désignant le précieux papier, mais… c’est diantrement embarrassant… on est prisonniers !

— Le capitaine anglais a-t-il vu ce papier, Martin ?

— Écoute, fiston, quand j’ai pensé que tu allais faire le saut, j’ai demandé au matelot qui parlait français de m’amener au capitaine… (Faut te dire, que c’est un officier de l’armée anglaise, mais non de la marine). Le capitaine nous reçut : alors je lui dis, et le matelot me servait d’interprète, que je voulais remettre ces choses (ton médaillon et le papier de Lebrun) à notre Commandant, que je le devais en justice pour le nom de ton père… Le capitaine me dit : « Le commandant Hocquart est abord de l’Alcide et nous en sommes loin ! Donne-moi ces choses et si le boy meurt, je les transmettrai moi-même aux autorités françaises… s’il revient à la santé, je te les remettrai pour lui ! »

J’avais confiance, Marc, et je lui confiai tes deux trésors… Lorsqu’on nous débarqua pour nous amener ici, le capitaine me donna ce coffret dans lequel il les avait renfermés, me disant que tu reviendrais probablement à la santé et qu’il était juste que tu les aies toi-même !

— Comme il a été bon, cet étranger, ce brave officier ! Si jamais je le retrouve, je lui dirai ma reconnaissance ! Oh ! Martin, que j’ai hâte de retourner en France ! Nous irons ensemble, dis… et Marc se leva, montrant de la main, la ligne bleutée que dessinait l’horizon… mais encore faible et très ému de la confidence qu’il venait de recevoir, il chancela et Martin l’emporta dans ses bras vigoureux et le coucha sur son lit au fond de la grande cuisine.