La huronne/07

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Librairie Granger et frères limitée (p. 59-68).


VII

PAUVRE MARTIN



MARC, ayant complètement repris ses forces, commença à prendre part aux travaux de la ferme.

Avec son intelligence vive et sa mémoire très fidèle, il apprit rapidement la langue anglaise, au grand plaisir de la bonne Mistress Gray, qui s’était attachée à ce jeune prisonnier presque comme à un petit frère…

Un jour, un messager arriva porteur d’une lettre de la part du Capitaine Milnes. La jeune femme lut la lettre et dit au messager :

— C’est bien. J’en suis contente. L’un et l’autre ne me causent aucune peine et le boy est guéri !

Marc comprit et dit à son tour au messager, dans un anglais incorrect mais compréhensible :

— Je remercie le capitaine de ce qu’il a fait pour moi et pour le vieux matelot !

Le soldat sourit : « All right, dit-il, je lui dirai ».

L’adolescent et le vieillard restèrent donc à la ferme…

Ce fut un temps heureux pour Marc. Il ne connaissait pas cette vie des champs… Son enfance s’était écoulée à Brest et il ne se souvenait pas d’être allé à la campagne, sauf en passant, pour quelques jours tout au plus. Ce riant pays ne gardait plus de traces de la terrible dévastation de la fin du dix-septième siècle… Schenectady, avec son ciel ensoleillé, sa rivière aux eaux limpides, ses forêts immenses et sa belle végétation, devint pour le jeune citadin un enchantement. Il avait aimé la mer, mais il ne la regrettait pas et la vie de la ferme lui était plus douce que la vie du bord. Dans ses longues journées au grand air, travaillant gaiement auprès de Martin ou du vieux John, il oubliait qu’il était prisonnier, il le sentait si peu !


Le bébé s’appelait Rose, et avait maintenant huit mois. Marc savait toujours l’amuser et la consoler…

Le bébé s’appelait Rose, et avait maintenant huit mois. Marc savait toujours l’amuser et la consoler. Pour elle, il faisait la pirouette, marchait sur ses mains, inventait mille riens pour la faire rire et petite Rosie le regardait avec ses grands yeux bleus comme des myosotis, cessait de pleurer et enfin se mettait à rire et à balbutier…

Mistress Gray recevait souvent des nouvelles de son mari, mais il ne parlait pas de revenir en permission, sauf dans le cas où la paix serait déclarée, alors le sergent laisserait l’armée et resterait à la ferme.

La jeune femme soupirait, mais reprenait bravement sa besogne…

Septembre était venu, les premières journées d’automne doraient les feuilles et mûrissaient les fruits. Martin s’était montré bon jardinier et il y avait de beaux légumes dans le petit potager.

Avec octobre vinrent des rumeurs de paix, et le sergent Gray arriva chez lui pour deux semaines de repos.

C’était un brave garçon qui adorait sa femme et son enfant, mais qui faisait sans murmurer son devoir de soldat. Il fut très bon pour les prisonniers du capitaine et leur conseilla de ne pas essayer de fuir !

— Pourquoi, Sergent ? demanda Marc.

— Parce que les Peaux-Rouges seraient des maîtres plus durs que les Anglais !

— Ceux que j’ai vus jusqu’ci n’étaient pas méchants ! dit Marc.

— Tiens, c’étaient nos amis, des gens des tribus alliées ! Mais va voir les autres, en temps de guerre… tu ne pourras jamais venir nous en donner des nouvelles !

— En tous les cas, les femmes indiennes ont du cœur, elles aiment bien leurs enfants ! dit Marc.

— Comment le sais-tu ?

— Un jour, dans un sentier de la forêt, j’ai rencontré une Indienne qui portait une charge de bois sur son épaule. À un moment donné, elle butte sur une souche et tombe. Je cours lui relever son bois et je m’aperçois qu’elle avait les doigts des deux mains en partie coupés… Je la regarde en les lui montrant, elle me dit d’un ton triste : « Papoose… papoose… » et compte sur ses doigts meurtris jusqu’au nombre six… Je lui dis à mon tour : « Vous avez perdu six papooses ? » Elle comprend et montre sur ses doigts, six phalanges parties !

— Je ne connaissais pas cette coutume, dit Jim Gray. Il y a d’ailleurs tant de rites étranges chez ces peuples, par exemple leur épreuve de bravoure…

— Qu’est-ce que cela ? dit Marc.

— Chez cette race de Peaux-Rouges, dit Jim, la bravoure chez les hommes est très en honneur ; mais pour qu’un guerrier compte parmi les braves, il a une terrible épreuve à subir… Devant la tribu assemblée le jeune guerrier apparaît nu jusqu’à la ceinture. Il est amené devant le Grand Chef qui lui demande s’il sait endurer la douleur. Sur sa réponse affirmative, deux guerriers s’approchent de lui ; l’un lui fait deux entailles à la poitrine avec son tomahawk, l’autre y enfonce un morceau de bois d’environ deux pieds de longueur ; traversant les chairs, ce bois ressort des deux côtés de la poitrine, puis on le suspend par les deux bouts de ce bois aux branches d’un arbre juste à la hauteur où le bout de ses pieds seulement touchera la terre… et sans se plaindre, il doit endurer tout ça en chantant et en riant et danser sur le bout des pieds jusqu’à ce que le bois casse ou que les chairs se déchirent ! Alors il est acclamé ! C’est un brave ! On panse ses blessures, il a conquis son rang parmi les guerriers !

— Avez-vous vu cela, vous Sergent ? dit Marc.

— Oui, une fois. Je t’avoue, quoique soldat, je n’ai jamais vu tant d’endurance !

— Je ne pourrais pas voir une chose semblable, dit la fermière, j’en serais malade !

— Je crois bien ! Les femmes indiennes assistent à ces fêtes cruelles, mais ces barbares ne sont pas comme nous !

— Pour gagner le Canada, Sergent, dit Marc, il faut passer par leur pays ?

— Oui, quoique nous soyions peu éloignés de la frontière. On ne passe pas dans leurs villages, cependant.

— En connaissez-vous pour leur parler ?

— Certainement, plusieurs ; ainsi il y a Adistogué, vendeur de fourrures, dont l’ancêtre a donné son nom à la tribu des Adistoguez ; c’est lui, qui, en parlant du gouverneur de Philadelphie l’appelle toujours Assarégoha (le Grand Sabre) ; il y a encore Tarouteskaby, descendant du chef des cinq nations et comme son ancêtre, un grand parleur !

— Vous les comprenez donc ?

— Oui, quelques-uns… mais il y a plusieurs langues indiennes… cependant plusieurs Indiens parlent et comprennent l’anglais.

La conversation du sergent intéressait beaucoup Marc et ils devinrent vite bons amis.

Martin restait souvent seul. Il ne comprenait pas plus l’anglais qu’au premier jour… Une nostalgie persistante le tourmentait depuis quelque temps, et il avait une idée fixe… fuir… passer la frontière et se retrouver parmi des Français… mais il y avait Marc ! Impossible de l’exposer aux dangers de cette fuite… Que faire ?… Marc s’apercevait bien que Martin était triste, mais il ne se rendait pas compte qu’il était dévoré par le mal du pays…

Cependant la Providence avait d’autres vues pour le vieux marin de l’Alcide et c’est vers une autre patrie qu’il allait se diriger. Un soir, entrant à la maison comme d’habitude, Martin fut pris d’un vertige subit, chancela et tomba, se frappant la tête sur une bûche de bois qui était auprès de la cheminée. Le sergent et Marc coururent le relever… il était sans connaissance…

Dans ces régions nouvelles, il fallait voyager des milles et des milles pour avoir un médecin. Marc le savait, mais en bon petit catholique, ce fut à un prêtre qu’il pensa.

— Ne vient-il pas de missionnaire ici ? demanda-t-il.

— Il en passait parfois, dit Mistress Gray, mais depuis la guerre, on n’en voit plus.

— Va-t-il mourir ? demanda l’enfant, les larmes aux yeux.

— Je ne sais pas, il m’a l’air bien mal ! dit le sergent.

On avait couché le pauvre Martin sur son lit. Le vieux John Long, père de la fermière, examina la blessure à la tête.

— Il a une grosse cicatrice presque à la même place.

— Oui, dit Marc. Il était tombé sur le pont de l’Alcide.

— Cette seconde chute pourrait bien lui être fatale, pauvre vieux, dit le sergent.

À ce moment, Martin ouvrit les yeux.

— Mon vieux Martin, ça va mieux, hein ? dit Marc.

— Non, mon fieu, c’est le port… plus de voyages en mer pour Le Bourru… Écoute… approche… Prends bien soin de ton précieux coffret… tu reverras la France, toi !… Marc, tu ne pourrais pas me dire un bout de prière ?… vois-tu… moi, je n’en sais plus et… c’est dur, parfois, d’arriver… là-bas…

Marc, étouffant ses larmes, prit la médaille qu’il portait et la plaça dans la main du vieux marin et à genoux près de lui, il récita à haute voix un pater et un ave…

Mistress Gray s’approcha et pressa la main du moribond qui la regarda avec un faible sourire :

— Dis-lui, Marc, qu’elle a été rudement bonne et que je la remercie ! dit encore Martin.

Marc traduisit les paroles de son vieux copain. Alors les deux hommes vinrent à leur tour lui faire ainsi leurs adieux et Mistress Gray, prenant sa bible, la lui plaça entre les mains…

— C’est la parole de Dieu, Martin, c’est l’Évangile… Que ce soit en anglais ou en français, qu’importe… Ce livre ne peut que vous aider, dit-elle. Et lorsque Marc eut traduit ces paroles, le mourant lui dit faiblement :

— Merci… merci. Regardant ardemment la jeune femme il lui indiqua Marc d’un air anxieux… Elle comprit, et avec un geste de protection, elle plaça sa main sur la tête de l’enfant qui pleurait tout bas.

Le visage du vieux matelot exprima alors la paix, ses yeux se fixèrent longtemps sur le petit mousse agenouillé, puis un long soupir s’exhala de sa poitrine… Martin Le Bourru était mort.