La huronne/17

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Librairie Granger et frères limitée (p. 122-126).


XVII

MONTCALM ET LA VICTOIRE



AUX approches du fort, il fut arrêté par une sentinelle qui lui demanda ce qu’il voulait.

— Voir le Commandant ! dit Marc.

— Quel nom et quelle affaire ? demanda le soldat.

— Marc Granville… pour m’enrôler dans l’armée !

— Je vais faire avertir, dit la sentinelle, attendez… Hé ! Le Bègue ! cria-t-il, viens ici !

Un autre soldat arriva aussitôt et Marc répéta son nom et le but de sa visite !

— G. G… Granv… Granville ! avez-vous dit ?

— Oui, Granville, répéta Marc en souriant.

Le soldat repartit et rentra dans le fort et se dirigeait vers les quartiers du Commandant, lorsque le général Montcalm parut, suivi de M. de Pontlevoy, ingénieur en chef.

Le soldat s’arrêta en les voyant, salua et dit :

— M… m… mmon gggénéral, i… iil yya…

— Qu’y a-t-il ? dit le général.

— Un gr. gr… grand g g gamin, mmon G… Général, q… qui d… demande aaà vvous vvoir ! dit Le Bègue.

— Son nom ? demanda le général.

— Ma… MMarc Gr… Granv… Granville ! finit par prononcer le soldat.

— Connaissez-vous ce nom ? demanda le Général en se tournant vers Monsieur de Pontlevoy.

— Non, mon Général, mais c’est un nom bien français !

— Amenez-le-moi ! dit M. de Montcalm.

Un instant plus tard, Marc était en présence du Général. Avec déférence et sans gaucherie, Marc salua le Commandant, comme il avait appris à le faire lorsqu’il était mousse sur l’Alcide.

— Que voulez-vous ? demanda Montcalm.

— Avoir l’honneur de faire partie de votre armée, mon Commandant, dit Marc en souriant.

— D’où venez-vous ?

— Je suis, depuis deux ans, chez le colon Pierre Phaneuf, à environ une lieue d’ici, dit Marc.

— Quel âge avez-vous ?

— Seize ans, mon Commandant.

— Vos parents ?

— Je n’ai plus mes parents… ils sont morts tous les deux à Brest.

— Quand êtes-vous arrivé au Canada ?

— Il y a deux ans. Je devais arriver plus tôt mais… il hésita…

— Continuez !

— J’étais sur l’Alcide… et j’ai été prisonnier !

— Vous étiez passager sur l’Alcide ?

— J’étais mousse…

— Et vous voulez devenir soldat ? C’est bien, ça !

J’aime les enrôlements volontaires ! Monsieur de Pontlevoy, voulez-vous amener ce jeune homme au capitaine et lui demander de l’enrôler de suite. Il fera partie du détachement de centre… allez, mon brave, continua le général, à Marc, en faisant un geste pour le congédier, nous sommes heureux d’avoir un soldat de plus !

— Merci, mon Commandant, fit Marc, les yeux brillants de joie, et saluant le général, il suivit l’ingénieur.

Quelques heures après, le petit bûcheron de Pierre Phaneuf, revêtu de l’uniforme de l’armée, prenait fièrement possession d’une carabine et d’une baïonnette.

— Savez-vous tirer ? demanda le sergent qui les lui avait remises.

— Oui, j’ai souvent tiré… mais seulement sur du gibier.

— L’ennemi sera le gibier que vous tuerez à l’avenir, mon gars ! dit le sergent.

Marc était ravi d’être militaire. Il s’était enrôlé dans l’armée à un moment critique et où l’inquiétude était palpitante dans les quartiers militaires. Tous les jours il y avait des alertes… des escarmouches… les événements semblaient présager une bataille prochaine. Il n’était à l’armée que depuis une huitaine de jours, lorsqu’un matin, il apprit qu’il devait y avoir bataille ce jour-là…

Les troupes furent placées suivant les ordres du général Montcalm et au signal donné (un coup de canon tiré du fort) chaque détachement fit placer ses soldats à la place assignée.

Trois colonnes de troupes avaient été formées : le général Montcalm commandait le centre, M. de Lévis la droite et M. de Bourlamaque, la gauche. Marc faisait partie du peloton à l’arrière de la colonne du centre et ce fut avec un frémissement d’excitation mais sans crainte qu’il attendit le feu de l’ennemi…

Oh ! Ces heures glorieuses ! Marc ne les oublia jamais ! La bataille fut terrible ! L’ennemi, supérieur en nombre, attaquait avec courage et persistance… À certains moments, le feu était d’une vivacité extrême… Marc, grisé par le combat, oublia toute prudence et fit des prodiges de valeur… deux fois des balles ennemies trouèrent ses vêtements… mais loin d’être effrayé il n’en devint que plus ardent, oubliant tout dans l’ivresse de la bataille…

Lorsque la victoire fut certaine, l’on éleva le glorieux drapeau tandis que des cris frénétiques de « Vive le Roi » remplissaient l’espace et Montcalm passant dans les rangs félicita ses hommes. Lorsqu’il reconnut Marc, il lui dit :

— Je vous ai remarqué, mon brave ! Vos seize ans n’ont pas eu peur du feu !

Marc salua, fier et joyeux, savourant la griserie de sa première victoire…

Le champ de bataille était jonché de morts et de blessés… Français et Anglais gisaient sur le sol, obscurs héros, victimes de leur devoir…

Marc fut l’un de ceux qui furent chargés de parcourir ce champ rougi et d’enlever les blessés pour les ramener au fort.

Comme il passait près d’une clairière, il vit un officier anglais, gisant inanimé sur la terre ensanglantée. Il s’approcha pour voir si cet homme respirait encore… Il le vit bouger et sa figure se détacha bien visible dans le crépuscule naissant… Marc le regarda, scrutant ses souvenirs… où donc avait-il vu ces traits ?… Soudain le blessé appela : « Harold ! Harold ! My boy !»

Marc s’agenouilla, le souleva, lui fit boire quelques gorgés d’eau de sa gourde et lui dit en anglais :

— Que puis-je faire pour vous ?

L’officier le regarda et de sa main blessée indiqua sa poitrine…

— Une lettre !… murmura-t-il.

— Une lettre ? Dans votre gilet ? Vous voulez que je la prenne ?

— Oui… pour mon fils… Harold Milnes… à Londres… Milnes ! Marc se souvint tout à coup !

— Capitaine, dit-il, d’une voix infiniment douce, soutenant de son bras la tête de l’officier, je suis Marc Granville pour qui vous avez été si bon ! Dites, que puis-je faire pour vous ?

— Prends cette lettre… envoie-la à mon fils…

Marc prit la lettre et la serra dans son gilet, puis il dit :

— Je lui écrirai, si vous ne guérissez pas.

— Je suis fini ! murmura le capitaine.

— Non, non ! dit Marc. Je vais vous faire porter au fort et faire panser vos blessures !

— Trop tard… J’ai mon compte !… Tu feras ce que je demande ?

— Oui, oui, capitaine, je vous le jure ! fit le jeune soldat, les yeux humides de larmes pour cet officier qui, jadis, avait été si bon pour lui.

— Merci… murmura faiblement le mourant… merci… brave petit mousse… Harold… un râle s’exhala de sa poitrine, sa tête devint plus lourde dans le bras vigoureux qui le soutenait… le brave officier venait de rendre le dernier soupir en prononçant le nom de son fils…