La huronne/18

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Librairie Granger et frères limitée (p. 127-135).


XVIII

LE DÉVOUEMENT DE FLEUR-DES-BOIS



MARC fut promu, l’année suivante au grade de lieutenant dans l’armée du général Montcalm.

Il prit part à cette année de campagne, la dernière des armes françaises dans la Nouvelle-France.

Il combattit sur les plaines d’Abraham, et se distingua par une bravoure et une audace qui étaient presque de la témérité… Il n’avait alors que dix-sept ans, mais il y avait déjà trois ans qu’il avait reçu son Baptême de Feu…

Après les tristes jours de 1759, il se demanda s’il devait retourner en France ou se fixer au Canada, qui, maintenant lui semblait sa patrie d’adoption.

Après avoir longtemps réfléchi, se trouvant à ce moment stationné à Québec, il résolut d’aller en parler à un père jésuite qu’il connaissait et il se rendit à la maison des Pères.

Au religieux qui vint lui ouvrir, il demanda :

— Puis-je voir le père Milor ?

— Il est absent dans le moment. Je lui dirai à son retour qu’on est venu le voir… Quel nom, s’il vous plaît ?

— Lieutenant Marc Granville.

— Granville ? Marc-Henri Granville ?

— Oui, répondit Marc surpris.

— Ciel ! Que je suis heureux de vous avoir trouvé ! Il y a chez les bonnes Sœurs Hospitalières, une pauvre aveugle qui vous réclame depuis trois ans !

— Une aveugle ?

— Oui, une jeune fille huronne, qui s’appelle Ginofenn !

— Ginofenn ! s’écria Marc, Ginofenn vivante !

— Oui, mais aveugle !

— Aveugle ! Pauvre Fleur des Bois ! Je vais aller la voir tout de suite !

— Je vous accompagne ! dit le jésuite, chemin faisant, je vous expliquerai ce qui s’est passé.

Dès qu’ils furent sortis, le religieux dit à Marc :

— J’ai longtemps été missionnaire dans la région qui se trouve sur la frontière entre la Nouvelle-Angleterre et le Canada.

Il y avait là, à quelque distance d’un petit fort anglais, une fillette huronne dont les parents avaient demeuré à Lorette. Depuis leur mort, elle habitait avec son grand-père, un vieux chef Oneyout, du côté anglais de la frontière…

Cette enfant venait toujours me trouver à mon passage… Je l’instruisis et je la baptisai. Elle me parut d’un caractère remarquablement droit et sa pureté intacte se lisait sur sa figure ouverte. Elle avait pour la sainte Vierge une dévotion toute particulière et un jour, je lui donnai une petite statuette de la Mère de Dieu… La joie qu’elle en éprouva était belle à voir ! Quelle foi chez cette enfant !…

Trois ans se passèrent ; la jeune Indienne qui m’accueillait toujours au passage était bien l’âme d’élite que faisait présager son adolescence… Dans sa vie toute simple et sans le savoir, elle était déjà presque une petite sainte !

— Je l’ai connue, moi aussi ! s’écria Marc. Oui, elle était bonne et douce et jolie !… Mais comment donc a-t-elle perdu la vue ?

— J’arrive à la triste circonstance, dit le jésuite. Lors de la prise du Fort Bull par M. de Léry, il se produisit de terribles explosions à cause de la poudre et des grenades qui se trouvaient dans le magasin du fort. Le vieux chef, Le Chamois, fut tué par une explosion. Ginofenn, malgré la défense des gardiens, partit à son tour vers le lieu du sinistre… une nouvelle explosion se produisit, les pierres volèrent en éclats, frappant à la tête la pauvre jeune Huronne…

— Alors ? questionna Marc d’une voix brisée par l’émotion.

Le père s’arrêta un instant et parut chercher dans ses souvenirs, puis il reprit :

— Un soir… je m’en souviens, c’était le 28 mars, je parcourais cette route de la frontière, et je me trouvais à environ un arpent de l’endroit où se dressait auparavant le Fort Bull, lorsque je vis une forme humaine se mouvoir au loin, en dehors de la route… elle allait de côté et d’autre, un bras levé, l’autre resserré sur sa poitrine… Elle semblait errer au hasard, cherchant son chemin sans le voir… Je m’approchai rapidement et crus reconnaître les traits de ma petite Huronne et j’appelai : Ginofenn ! Ginofenn !

— Père, au secours ! cria-t-elle d’une voix affaiblie. Je me précipitai et j’arrivai juste à temps pour l’empêcher de se jeter en bas d’un ravin !


Attention, pauvre enfant, m’écriai-je, vous avez failli vous tuer ?

— Attention, pauvre enfant, m’écriai-je, vous avez failli vous tuer ! Ne voyiez-vous pas le ravin à vos pieds ?

— Père ! je ne vois plus rien ! s’écria-t-elle. Je vous ai reconnu à votre voix !

Alors seulement, je compris la terrible chose ! Je regardai ses yeux… ils étaient ouverts, mais sans regard. Je vis qu’elle tenait dans son bras quelque chose de noir et dans sa main je reconnus la minuscule statuette de la sainte Vierge que je lui avais donnée…

— Qu’est-il arrivé, pauvre enfant ? dis-je, votre grand-père…

— Grand-père est mort… je suis toute seule !… et la pauvre Indienne s’affaissa à mes pieds, épuisée sans doute par tout ce qu’elle avait souffert…

Je la ranimai de mon mieux, puis je lui dis de m’attendre et j’allai chercher du secours… lorsque je revins avec deux Indiens une heure plus tard, elle avait toute sa connaissance, mais hélas !… elle restait aveugle…

— Voulez-vous, pauvre enfant, lui-dis-je, que je vous amène à Québec, chez les bonnes Sœurs ?

— Oh ! oui, répondit-elle faiblement mais avec conviction.

Je ne vous parlerai pas, mon jeune ami, de ce long voyage, la pauvre aveugle parlant à peine et tenant toujours avec une crainte fébrile le petit coffret noir qu’elle portait lorsque je l’ai aperçue d’abord… Je la trouvais trop malade pour la questionner !

— Oh ! mon père, s’écria Marc, pauvre loyale Fleur des Bois ! Si vous saviez ce qu’elle portait ainsi.

— Je le sais maintenant, lieutenant. Ginofenn m’a dit ce que contenait ce coffret… Je suis retourné deux fois à l’endroit du sinistre sans jamais pouvoir apprendre ce que vous étiez devenu… la guerre… la guerre… on ne savait rien autre chose !

Marc lui serra la main, l’émotion l’empêchait de parler… Le père continua :

— Jamais Ginofenn ne pourra recouvrer l’usage de ses yeux… mais La Providence ne la laissera pas longtemps dans les ténèbres…

Ils étaient rendus au Couvent des Sœurs et Marc ne demanda pas l’explication de la dernière phrase du jésuite.

Le père sonna et demanda à voir la jeune Indienne, et s’informa comment elle se trouvait.

— Elle est très faible aujourd’hui, dit la religieuse.

— Elle est donc malade ? dit Marc.

— Oh ! oui. Poitrinaire, la pauvre enfant ! Sa mère est morte de la même maladie…

Marc était atterré… Le père lui dit :

— Je vais la préparer, une trop grande joie pourrait lui être funeste…

Le jeune officier resta seul, arpentant nerveusement le petit parloir et se désolant de tout ce qu’avait souffert la pauvre Huronne.

Enfin on vint le chercher et on l’introduisit dans une autre chambre au bout d’un corridor…

À demi couchée sur une chaise longue, enveloppée dans une chaude couverture, la jeune fille attendait. Son oreille perçut le bruit de pas et ses pauvres yeux sans lumière se tournèrent vers la porte…

Marc eut peine à reconnaître sa joyeuse camarade de deux ans passés ! Cette figure émaciée, ces prunelles fixes, cette maigreur, cet air de faiblesse… était-ce bien là Ginofenn ?

Il s’approcha et lui prit la main :

— Fleur des Bois, me voici ! C’est Marc qui vous est revenu ! dit-il doucement.

— Ah ! mon petit Marc ! s’exclama-t-elle, en serrant dans ses deux mains celle du jeune homme, je ne puis plus te voir, mais je suis bien heureuse que tu sois retrouvé !

— Moi aussi, Fleur-des-Bois ! Je ne savais pas ce que vous étiez devenue…

— Marc, j’ai sauvé ton coffret ! Il est intact ! La Sainte Vierge a permis que j’arrive à temps !

Marc se mit à genoux près de la pauvre aveugle :


Et il appuya ses lèvres sur la petite main amaigrie et qui lui tendait le coffret.

— Chère brave amie, loyale et dévouée. Je ne me pardonne pas… je me fais de cruels reproches, c’est votre dévouement pour moi qui a amené la perte de vos beaux yeux ! Et il appuya ses lèvres sur la petite main amaigrie qui lui tendait le coffret…

Ginofenn passa sa main sur la figure du jeune officier :

— Pardon, dit-elle, avec un sourire, mais je ne puis plus te voir qu’avec le bout de mes doigts… cependant, je n’ai pas oublié tes traits… tes cheveux qui frisent, tes yeux rieurs… comment ?… Il y a des larmes dans ces yeux-là ?… Il ne faut pas plaindre Ginofenn… La Vierge de la petite grotte lui a fait une grande grâce… et bientôt elle va prier Dieu de lui rendre la vue… pour voir le ciel…

Une quinte de toux l’arrêta. La Sœur lui fit boire un peu d’eau, et dit :

— Il faudrait la laisser reposer…

Marc se leva.

— Fleur des Bois, vous êtes fatiguée… Je reviendrai demain ! dit-il.

— Et tu me conteras tout ce qui est arrivé depuis…

— Tout, tout ! dit-il en lui pressant la main. Je n’essaierai pas de vous remercier… Je n’ai pas de paroles pour exprimer ce que je ressens !

— Tu es content ? Tant mieux ! J’ai tant désiré cette heure !… À demain, petit Français… Dieu est bon !

— À demain, fidèle amie ! dit Marc, avec émotion, et il sortit de la pièce en possession enfin du précieux coffret que lui avait conservé le dévouement de la brave Huronne.