La huronne/19

La bibliothèque libre.
Librairie Granger et frères limitée (p. 136-138).


XIX

« Brune et gentille, la Huronne,
« Quand, au village, on peut la voir… »


MARC Granville renonça à la carrière militaire. Il retourna en France, fit réhabiliter le nom de son père et retrouva quelques parents qui lui témoignèrent beaucoup d’amitié et auraient désiré le garder au milieu d’eux, mais le jeune homme ne pouvait oublier l’abandon d’autrefois… Sa mission remplie, il revint dans son pays d’adoption pour s’y fixer définitivement.

Un petit héritage l’ayant rendu indépendant de fortune, il acheta une propriété à la campagne et, en amateur, il se livra à la culture.

Il épousa la fille d’un officier de marine et eut un fils qui porta le nom de Marc, comme son père et son grand-père.

Dans ses loisirs, il s’occupait un peu de dessin, faisait des croquis et des aquarelles, et de mémoire, il fit le portrait de Ginofenn.

La pauvre aveugle n’avait vécu que quelques semaines après avoir retrouvé son « petit Français ». Marc lui avait raconté en détail toutes ses aventures, et la loyale jeune fille ne lui permit jamais de la plaindre pour la perte de ses yeux. Je ne suis pas malheureuse, lui disait-elle un jour ; Dieu a mis bien du bonheur dans la vie de Ginofenn !… Il lui a fait donner le Baptême… Il lui a permis de se dévouer… Il lui a rendu son camarade… Il lui a donné l’amitié de Robe-Noire et la protection et le soin des bonnes Sœurs… et bientôt… Il va lui ouvrir les yeux pour toujours et lui donner son ciel !… Ah ! non, Ginofenn n’est pas malheureuse !

Marc ne pouvait répondre qu’en pressant sa petite main brune et fiévreuse… Ces paroles… ces sentiments… c’était d’une héroïne… d’une sainte ! Fleur des Bois était admirable dans son héroïque simplicité…

Dans un petit coin du cimetière des Sœurs, à l’ombre d’un grand sapin comme celui qui ombrageait jadis la petite grotte de la frontière, une croix de marbre blanc marque la place de son repos et Marc y fit graver l’inscription suivante :

Ginofenn
Ange de dévouement.
Loyale Huronne.
 

Le Docteur Granville ferma le manuscrit… Il était extrêmement tard, mais ceux qui avaient écouté le récit n’avaient pas vu filer les heures !

Son petit-fils, encore sous l’impression profonde que lui avait faite l’histoire, questionna :

— Ce petit mousse, c’était mon ancêtre ?

— Oui, Marc. Et de père en fils dans la famille on a toujours tenu à garder intact l’honneur du nom !

— Eh bien ! grand-père, je ne serai pas le premier à y manquer… Tu vas voir. Gaby et moi, nous serons dignes de vous tous !

Lorsque les enfants se furent retirés, leur mère alla retrouver le vieux médecin.

— Je remercie Dieu de m’avoir donné un protecteur, un père comme vous… Puissent mes enfants, ressembler à leur père… et au mien !

Le vieillard ne répondit pas ; debout devant son pupitre, il regardait rêveusement la petite aquarelle aux teintes pâlies, dont les lignes s’estompaient sous le reflet de l’abat-jour vert, et ses lèvres fredonnèrent les premières strophes d’un chant immortel…

« Brune et gentille est la Huronne,
« Quand, au village, on peut la voir… »

 
FIN

« La Maisonnette »,
Lac des Pins. Beauce, Qué.