La jeunesse de Voltaire (Desnoiresterres)/II

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II

JEUNESSE DISSIPÉE D’AROUET. — SON PÈRE L’ENVOIE EN HOLLANDE. — OLYMPE DUNOYER.

Arouet avait seize ans. Son père, esprit positif, aimant les lettres, mais comme une distraction, mais comme un délassement et une récompense du travail, n’entendait pas que celui-ci fît de la poésie sa principale affaire. Lorsqu’il fut question du choix d’un état : « Je n’en veux pas d’autre, s’écria le futur auteur de Zaïre, que celui d’homme de lettres. — C’est, lui répondit le payeur de la chambre des comptes, l’état d’un homme qui veut être inutile à la société, à charge à ses parents, et qui veut mourir de faim[1] ; » et le poëte fut envoyé aux écoles de droit. Ce contraste entre les élégances de la belle latinité, entre les splendeurs de la langue de Corneille, de Racine, de Bossuet et cet idiome barbare, ce jargon baroque, sous lequel la loi se cachait comme si elle eût eu besoin de cette sorte d’aide pour être le plus souvent inintelligible, était bien fait pour rebuter un délicat, amoureux de poésie et de beau langage. « Il fut si choqué, dit-il, en parlant de lui, dans son Commentaire historique de la manière dont on y enseignait la jurisprudence (dans les écoles), que cela seul le tourna entièrement du côté des belles-lettres. » Il faisait acte de présence, mais son esprit était ailleurs. Sans être un homme, ce n’était plus un enfant ; à l’accueil qu’on lui faisait, il jugea vite de sa valeur, et cette conviction lui donna dès lors un aplomb que l’âge ne devait naturellement que faire croître : les plus grands seigneurs ne lui imposèrent guère, et les princes pas davantage. On verra sur quel pied il était avec eux, et avec quel sans-gêne escorté toujours d’un tact qui corrigeait l’audace, il leur parlait. Bientôt il ne bougea plus de chez Chaulieu, la Fare, l’abbé Courtin, l’abbé Servien, M. de Sulli. Ce n’est pas sans motifs que nous omettons le nom du grand prieur. Duvernet, Condorcet et les autres comptent, à cette heure, le chevalier de Vendôme parmi les protecteurs d’Arouet. Au moins y a-t-il anachronisme. Le grand prieur, forcé de s’exiler (mars 1706), à la suite de l’affaire de Cassano[2], ne devait plus reparaître à son grand prieuré qu’en 1715, et ce ne put être qu’à son retour, amené par la mort de Louis XIV, que Voltaire lui fit sa cour et sut conquérir les bonnes grâces de « l’altesse chansonnière. »

Si de pareilles relations avaient de quoi flatter l’amour-propre de M. Arouet, son bon sens et sa prudence avaient tout autant lieu de s’alarmer de ces amitiés illustres. Comment, en effet, cet enfant si naturellement vain, n’eût-il pas perdu terre ? Comment exiger de lui, au sortir des hôtels de Boisboudrand et de Sulli, après ces nuits passées dans l’orgie et les débauches de l’esprit, qu’il prêtât une oreille empressée et attentive au latin pédantesque et plein de solécismes du professeur, dans une salle qui avait tout l’aspect d’une grange, car alors la jeunesse n’était pas gâtée, et ce n’était point dans des palais qu’on lui déversait la science[3] ?

On devait s’attendre à bien des incartades, à bien des folies ; on en débitait de toutes les sortes, qu’on ne manquait pas d’embellir, quand on ne les inventait pas absolument. Une grande dame, qui faisait prefession de bel esprit, l’avait choisi pour corriger ses vers, pour en être le teinturier, dirait-on de nos jours. Probablement, s’acquitta-t-il de sa tâche au grand contentement de la duchesse ; au moins celle-ci récompensa-t-elle son collaborateur assez généreusement, par une bourse de cent louis. Jamais il ne s’en était vu autant. Que faire de cette fortune qui lui parut intarissable ? En traversant la rue Saint-Denis, ses regards se portent sur un carrosse, des chevaux, des habits de livrée, qu’on vendait à l’encan. Il achète tout, passe une journée de déhces traîné par ses chevaux, qui le versaient à l’angle de la rue du Long-Pont (une rue où il devait habiter et être amoureux plus tard, mais sans lui faire le plus petit mal. Après s’être montré à tous ses amis dans cet attirail de prince, après avoir soupe eu ville, il fallait bien rentrer, et ce fut alors qu’il s’aperçut de l’embarras des richesses. Il avait payé des gens pour endosser sa livrée de , rencontre, il les congédia ; mais que faire de la voiture et des chevaux ? Le concierge attacha en dehors le carrosse avec une chaîne et mit les deux survenants à l’écurie du payeur de la chambre des comptes, écurie étroite qui n’était faite que pour un cheval. On comprend dès lors la mauvaise humeur du titulaire, forcé de partager avec deux intrus sa paille et son avoine. M. Arouet est réveillé, à trois heures du matin, par un tapage infernal ; il s’informe de la cause de ce sabbat, monte, furieux, dans la chambre de son fils et le met à la porte de chez lui. Ce n’était résoudre qu’une partie du problème : restaient les chevaux, restait le carrosse. Le portier du palais les attelle, et son jeune fils, appelé Fleurot, les mène chez un charron, qui consent à en débarrasser le poëte à moitié prix. « Cette espièglerie, nous dit Paillet de Warcy, quoique contestée par quelques partisans de l’auteur, n’en est pas moins de toute vérité[4]. »

Nous le voudrions d’autant mieux qu’elle n’entache guère la réputation d’Arouet, mais, en retranchant à l’anecdote ce qu’elle a de manifestement inexact, nous ne voyons pas trop ce qu’il reste. Voltaire ne pouvait avoir la pensée de faire pénétrer sa voiture dans l’intérieur de la cour où le payeur des épices n’avait pu trouver place pour son équipage. Arouet, qui avait deux berlines et un chariot, avait ses remises dans la maison de M. de la Saullé « à la détour du palais, » comme nous l’apprend l’inventaire. Quant à l’écurie, il fallait bien qu’elle fût plus grande qu’on ne la fait, puisqu’il avait deux beaux chevaux « hongres sous poil noir judaye » sans compter la petite jument de Châtenay. Il n’eût pas fallu non plus, pour rendre l’historiette possible, nommer madame de Richelieu. « On ne conçoit pas, lisons-nous dans une préface écrite par d’Arnaud, mais d’après les notes et sous les yeux de Voltaire, comment on a pu débiter tant de mensonges ridicules sur son compte. De cette nature est une petite historiette imprimée par Arkstée et Merkus, à la suite de je ne sais quel gros et ennuyeux libelle, avec le titre de Paris. On parle d’une prétendue Maison de littérature qu’il eut au sortir du collège avec la femme du duc de Richelieu, qui était veuf alors, et qui ne s’est remarié que quinze ans après ; mais ces libelles, faits pour la canaille, ne méritent pas d’être répétés[5]. »

Cette autre anecdote, qu’il faut placer pourtant quelque temps après, ne nous paraît pas d’une notoriété plus sérieuse, et nous la donnerons comme ces légendes qui, aux temps héroïques d’un peuple, font partie intégrante de son histoire sans que personne soit forcé d’y avoir une foi absolue. Bien qu’en lutte continuelle avec son père, il n’avait pas cessé de demeurer chez lui, dans la cour du palais. Ils ne se voyaient guère, et, quand ils se rencontraient, ce n’était jamais sans aigreur de part et d’autre et sans récriminations. Arouet, emporté par ses plaisirs, ne tenait que médiocrement compte des habitudes sédentaires de l’honnête payeur, qui, fatigué, désespéré de tant de dissipations, aigri par l’inutilité de ses remontrances, ne se sentait de son côté nulle disposition à l’indulgence. S’il faut en croire Voltaire, il n’était pas toujours commode et rudoyait volontiers son monde. « J’avais autrefois un père qui était grondeur comme M. Grichard ; un jour après avoir horriblement et très-mal à propos grondé son jardinier, et après l’avoir presque battu, il lui dit : « Va-t-en,

coquin ; je souhaite que tu trouves un maître aussi patient que moi ; » je menai mon père au Grondeur ; je priai l’acteur d’ajouter ces paroles à son rôle, et mon bonhomme de père se corrigea un peu[6]. » Voltaire rentrait tard, et on dormait depuis longtemps au logis quand il se décidait à en reprendre le chemin. Son père, pour le contraindre à rentrer de meilleure heure, fit fermer les portes à double tour et se munit des clefs. Voilà donc le poëte dehors, des mieux installé pour rimer à la belle étoile, en supposant qu’il se trouvât d’humeur à rimer, et qu’il y eût des étoiles. En désespoir de cause, et après avoir longtemps frappé, il va demander un refuge au portier du palais, qui n’avait pas de lit à lui donner et qui, faute de mieux, lui conseilla de se blottir dans une chaise à porteurs stationnant dans la cour, ce qu’il ne manqua pas de faire. Deux conseillers, arrivant au palais de grand matin, l’aperçurent en passant, et conçurent aussitôt le projet de lui jouer un tour de leur façon. Ils le firent transporter au café de la Croix de Malte, sur le quai neuf, où, à son réveil, il se vit le but des plaisanteries et des sarcasmes des habitués du lieu[7].

On sait que le parlement ne se composait pas exclusivement de barbes grises et que si nos régiments avaient à leur tête parfois des colonels encore à la férule, comme on l’a vu pour le régiment de Soubise, les charges de magistrature, qui s’achetaient, se trouvaient souvent dansle même cas : M. de Maisons, l’ami de Voltaire, avait, à dix-huit ans, au parlement, voix et séance à la place de président. Il est à supposer que nos deux conseillers n’étaient pas les Nestor de leur compagnie. Il ne tint qu’à Arouet lui-même, dès cette époque, d’être l’égal de ces mauvais plaisants. Son père, qui eût tout donné pour le sortir de sa vie dissipée, lui fit proposer un office ; mais celui-ci répondit au négociateur bénévole : « Dites à mon père que je ne veux point d’une considération qui s’achète, je saurai m’en faire une qui ne coûte rien[8]. » Il s’explique à cet égard avec un sentiment de louable fierté et une parfaite conscience de sa valeur qui est ici à sa place : « Comme j’avais peu de biens, écrivait-il à d’Argenson, quand j’entrai dans le monde, j’eus l’insolence de penser que j’aurais eu une charge comme un autre, s’il avait fallu l’acquérir par le travail et la bonne volonté. Je me jetai du côté des beaux-arts, qui portent toujours avec eux un certain air d’avilissement, attendu qu’ils ne font point un homme conseiller du roi en ses conseils. On est maître des requêtes avec de l’argent, mais avec de l’argent on ne fait point un poëme, et j’en fis un[9]/. » Mais, bien qu’il semble le donner à entendre, ce ne fut pas l’argent qui lui manqua. « J’ai refusé, dit-il ailleurs, la charge d’avocat du roi à Paris, que ma famille, qui a exercé longtemps des charges de judicatures en province, voulait m’acheter[10]. « Il le fit et n’eut pas tort pour lui ri pour son siècle, malgré tout le mal qui se mêla au bien dans son œuvre.

Si le jeune Arouet ne s’abandonnait que trop à ce courant délicieux où tout était également satisfait en lui, il était encore plus poëte que mauvais sujet : l’envie de se faire un nom, l’appât des gloires littéraires ne laissaient pas de l’aiguillonner ; il pelotait en attendant partie, et luttait de petits vers avec les Chaulieu, les la Fare, les Courtin, qui étaient, d’ailleurs, trop fils d’Apollon eux-mêmes pour ne pas stimuler la verve naissante de ce dernier venu. L’Académie française avait choisi, pour sujet du concours de poésie de 1712, la construction du chœur de Notre-Dame de Paris, ordonnée par Louis XIV pour accomplir le vœu de Louis XIII. Arouet ne voulut pas perdre cette occasion de se révéler, il tenta l’aventure et fit une ode qui débutait ainsi :

Du Roi des rois la voix puissante
S’est fait entendre dans ces lieux…

Luchet veut que l’ode de Voltaire ne roule pas sur la construction du chœur de Notre-Dame, et ait été composée en l’honneur de Sainte-Geneviève. On voit tout de suite qu’il confond cette dernière ode avec l’imitation de l’ode latine du père Lejay, dont il a été parlé plus haut. Ce n’est pas tout. Il laisse entendre que cette pièce est perdue, sauf trois strophes qu’il s’empresse de reproduire[11]. « Je ne sais d’où il les a tirées, dit Barbier, mais elles ne font pas cependant partie de l’ode de Voltaire sur Sainte-Geneviève[12]. » Assurément non ; mais elles n’en sont pas moins de l’auteur de la Henriade et, en cherchant bien, Barbier eût trouvé qu’elles sont le début de l’ode sur les Malheurs du temps, composée une année plus tard et classée dans les œuvres à la date de 1713.

Rousseau était réfugié à Soleure. Arouet, pour lequel il était alors le grand Rousseau, lui envoie son ode et le prie de vouloir bien lui en dire son sentiment, « J’ai reçu, écrit le lyrique à M. Boutet, une fort jolie lettre du jeune M. Arouet, accompagnée d’une ode dans laquelle il y a beaucoup d’esprit. Je vous prie de lui témoigner l’estime que je fais de sa personne et de son mérite[13]. » Il lui écrivit à lui-même, et lui marqua ce qu’il pensait de son ouvrage « avec toute la sincérité qu’on doit à la confiance d’un jeune homme qu’on aime[14]. » Tout cela prouve au moins qu’à cette date le futur auteur de la Henriade ne partageait pas, à l’égard de Jean-Baptiste, les sentiments de sa famille. Nous aurons plus tard à parler d’un arrêt qui ne fut pas du goût de tout le monde, et particulièrement de notre poëte, car le prix ne devait être adjugé que deux ans après, en 1714. Mais ce dernier avait entrepris une tâche autrement ardue. Dès le collège, on l’a vu rêver les triomphes tragiques ; sept ans s’étaient écoulés depuis lors, les ailes lui avaient poussé, et le jeune aiglon était impatient de prendre son essor. L’épisode d’Œdipe fut le sujet auquel il s’attacha, et l’idée d’entrer en lutte avec le père de notre théâtre ne semble pas l’avoir arrêté un instant. Si les noms ont leur prestige, il n’y a de vraiment redoutable, à la scène, que les œuvres ; et il faut bien convenir que l’Œdipe du grand Corneille est loin d’être une bonne pièce et même une pièce raisonnable. Il n’était donc pas impossible de faire quelque chose de mieux inventé, de mieux conduit, de mieux écrit. Il y a plus d’un Corneille dans Corneille, le Corneille des bons jours et celui des jours de lassitude, le Corneille de Cinna et celui de Pertharite ; et si Œdipe valait mieux qu’Agésilas et Attila il existe un abîme entre cette pièce et Polyeucte. Quoi qu’il en soit, l’OEdipe de Voltaire, qui ne devait pas être le dernier Œdipe (nous aurons après l’Œdipe du père Folard et les deux de Lamotte), était presque terminé, du moins quant au premier jet, car il était loin encore d’avoir revêtu sa forme définitive. Mais le plus difficile restait à faire. Il y a bien du chemin souvent entre l’achèvement d’un chef-d’œuvre et le grand jour de la représentation. Et que de choses et d’événements auparavant allaient traverser la vie du poëte, trop emporté, trop vain, trop inconsidéré pour ne pas à tout instant compremettre par des folies sa tranquillité et sa liberté !

M. Arouet, ne voyant pas d’issue à cette vie dissipée, résolut d’éloigner au plus tôt le jeune homme, trop engagé pour renoncer de lui-même à ses relations, à son monde. Il connaissait de longue date le marquis de Châteauneuf, vieilli dans les négociations, ambassadeur de 1689 à 1696 à Constantinople, et en Portugal de 1703 à 1705, et qui venait d’être envoyé auprès des états généraux[15] ; il le suppllia de vouloir bien se charger de son fils, à titre de page ou d’attaché, espérant que le changement de lieu en amènerait un autre dans ses idées et dans sa conduite. Luchet prétend que ce fut l’abbé de Châteauneuf qui plaça son filleul près de son frère, ce qui est de toute impossibilité, par la raison qu’il n’existait plus depuis 1709[16]. Le payeur des épices de la chambre des comptes avait déjà essayé de l’éloignement, et, sans aller jusqu’à l’exil, il avait au moins établi une notable distance entre le jeune écervelé et ce Paris si dangereux et si charmant. Bien qu’aucun des biographes de Voltaire ne semble avoir eu connaissance de ce voyage, nous avons les preuves d’un séjour d’Arouet à Caen vers cette époque. Il y fut relégué, nous est-il dit, par son père, qui craignait qu’il ne se gâtât tout à fait à Paris. Son renom de poëte le mit en belle posture dans l’Athènes normande, et il eut accès dans les meilleures sociétés, notamment chez madame d’Osseville, femme bel d’esprit, qui faisait des vers[17] et fut, un instant, éblouie par la verve intarissable et le génie facile du jeune Arouet. Mais cette dame était une muse chaste et orthodoxe que la terrible réputation qu’il ne tarda pas à se faire, dégrisa rapidement. Elle apprit qu’il récitait ailleurs des vers libertins contre la morale et la religion, et lui ferma tout aussitôt sa porte[18]. Un professeur de rhétorique des Jésuites, dont les désordres obtinrent dans la suite une si étrange célébrité[19], le père Couvrigny s’était lié avec lui, et professait la plus grande admiration pour ce talent naissant. Le manuscrit auquel nous empruntons ces détails trop explicites ne fait aucunement mention de l’année où Arouet se trouva comme égaré dans Caen, ni du temps qu’il y resta. Mais, ce qui revient au même, un recueil d’anecdotes toutes locales, publié il y a quelques années, nous donne l’époque où ce Père vint comme professeur de rhétorique au collège du Mont : « Le P. Couvrigny, de la compagnie de Jésus, nous dit l’obscur annaliste, a professé la rhétorique en leur collège de Caen, en l’an 1713[20]. » À ce compte, le séjour d’Arouet dans la capitale de la basse Normandie n’alla pas au delà de quelques mois, puisque nous le voyons faisant déjà des siennes, à la Haye, à la fin de cette même année.

Le spectacle tout nouveau d’un pays qui ne ressemblait à rien de ce qu’il avait vu jusqu’ici, des habitudes, des mœurs, des modes si différentes des nôtres, durent impressionner assez cet esprit observateur et curieux pour lui faire oublier ce qu’il avait été forcé de quitter. Bien que le personnel de l’ambassade fût nombreux, il ne s’était pas figuré que sa condition de page du ministre lui interdît toutes relations au dehors. Les réfugiés abondaient en Hollande, et un Français n’était pas en peine de trouver à la Haye à qui parler. Il y avait alors, établie dans cette ville, une Française qui s’était expatriée, pour cause de religion, avec ses deux filles qu’elle avait enlevées à leur père. Son mari, M. Dunoyer, après avoir été successivement capitaine dans les régiments de Normandie et de Toulouse, puis conseiller de la ville de Nîmes, puis député des états, auprès desquels il avait été chargé de la part du roi de porter les cahiers du Languedoc, enfin grand maître des eaux et forêts de France dans la même province, avait vu toute cette prospérité l’abandonner, grâce aux folies de sa femme et à ses propres dissipations. Celle-ci, nature emportée, peu scrupuleuse, ne regardant pas au choix des moyens pour subvenir à ses besoins ou contenter ses fantaisies, d’une laideur dont elle convient elle-même sans en être pour cela moins galante, attachée toutefois à sa croyance, bien qu’ayant cédé à l’empire des circonstances et à la pression de son entourage, pleine d’esprit, de manège, d’audace, devait mener une vie de hasards et d’aventures qu’elle a pris le soin de raconter avec une sincérité digne à coup sur d’un autre nom. À sa sortie du royaume, elle vécut quelque temps en Angleterre d’aumônes et de secours mendiés avec une aisance déjà peu estimable, sa détresse eût-elle été plus réelle. Lorsqu’elle eut usé son crédit et fatigué ses protecteurs, elle prit le parti de s’installer à la Haye, où, alléchée par le débit de tout ce qui se publiait sur ou contre la France, elle fît paraître sous le titre de la Quintescence, un libelle périodique dont les anecdotes piquantes, les commérages vrais ou faux, la chronique prétendue de la cour et de Paris, ne pouvaient manquer de faire fortune parmi les réfugiés et chez l’étranger avide de ces publications sous le manteau, où le mal qu’on disait de nous semblait autant d’indemnités à des humiliations que nos derniers revers n’avaient pas complètement effacées. Beaucoup de détails erronés se mêlaient à ces bavardages consacrés à tous les événements contemporains, petits ou grands. Mais, là non plus, tout n’était pas de pure invention ; bien des anecdotes plaisantes ou scandaleuses se retrouvent autre part et viennent corroborer les assertions de l’écrivain famélique. Voltaire affirme que, « dans ces nouvelles du temps, » il n’y en a pas une de véritable. « Cette dame, dit-il, avait ramassé les sottises du peuple, et dans les pays étrangers elles passaient pour l’histoire de la cour[21] ». Mais ces sottises-là ne sont pas toujours des mensonges.

À l’époque où nous sommes, madame Dunoyer n’avait plus qu’une fille auprès d’elle, la cadette, Olympe, cette aimable et inconsidérée Pimpette, le premier amour de notre poëte, s’il ne devait être, lui, ni son premier ni son dernier amant. Sans grande beauté, bien qu’on vante sa beauté et sa riche taille dans la Quintescence[22], elle avait de la douceur et de l’agrément, et avec une autre éducation, d’autres principes et d’autres exemples, elle eût pu faire le bonheur d’un honnête homme. Sa mère, qui parfois se rendait une justice rigoureuse, tout en convenant des difficultés de la tâche, n’avait pas renoncé pour cela à l’espoir de l’établir. Elle avait marié son aînée à un lieutenant de cavalerie, M. Constantin, dont l’âge avancé était peu en harmonie avec l’extrême jeunesse de sa fille, mais qui avait quelque bien et pouvait, grâce à un boulet ou à une balle de mousquet, la rendre libre et riche. « Il faut se marier une fois dans sa vie par intérêt, et la seconde pour ses plaisirs. » C’était la morale de cette mère de famille. De tels calculs peuvent ne pas aboutir. La légèreté de madame Dunoyer qui, durant l’absence du mari, traînait sa fille de parties en parties, fut funeste à cette union, d’ailleurs mal assortie, qu’un procès vint dénouer.

Avant l’arrivée d’Arouet, mademoiselle Olympe avait failli, quoique fort jeune, devenir la femme d’un personnage dont le nom appartient à l’histoire de nos troubles religieux, et qui eut la gloire de traiter de puissance à puissance avec le premier capitaine de son temps, avec Villars. Il s’agit ici de Jean Cavalier, le héros des Cévennes. Il était passé, en 1708, dans les Pays-Bas, avec le grade de colonel au service d’Angleterre. La réception qu’on lui fît à la Haye fut une véritable ovation : Machabée ne fut pas plus fêté, plus acclamé par le peuple juif. Tout le monde se pressait sur son passage pour le voir, pour lui jeter des couronnes. Madame Dunoyer fit comme tout le monde ; elle fit plus, elle alla lui rendre visite dès le lendemain, l’invita à dîner, l’emmena chez elle, et le pria de regarder son modeste logis comme sa propre demeure. Madame Dunoyer, qui avait emporté de France et ses diamants et tout l’argent qu’elle avait pu dérober à son mari, n’était donc pas dénuée de ressources, bien qu’elle fût intéressée à le faire croire. À l’entendre, elle vint en aide au héros cévenole très-mal dans ses affaires, cousu de dettes et fort embarrassé de savoir comment satisfaire les officiers de son régiment dont il était le débiteur. Soit qu’il fût réellement tombé sous le charme de la fraîche figure de Pimpette, soit qu’il eût deviné les vues de la mère et qu’il songeât dès lors à profiter de son bon vouloir pour la mettre à contribution, il se présenta en amoureux et en prétendant, et il y eut même une promesse par écrit. Ces amours durèrent deux ans, après lesquels Cavalier, sans tenir compte de ses engagements, en l’absence de sa fiancée, convola à d’autres noces et fit voile tout aussitôt vers l’Angleterre pour se soustraire à des poursuites que madame Dunoyer ne lui eût point épargnées, et que rendait sérieuses l’écrit qu’elle avait de lui[23]. Cette histoire, qui avait transpiré, était pourtant mal connue en France, puisque la Beaumelle, dans ses Remarques sur le siècle de Louis XIV, donne Jean Cavalier comme le rival et le rival heureux de M. de Voltaire. « Ils aimèrent l’un et l’autre mademoiselle l’impette, fille de madame Dunoyer, et fille de beaucoup d’esprit et de coquetterie. Ce qui devait arriver arriva : le héros l’emporta sur le poëte ; et la physionomie douce et agréable sur la physionomie égarée et méchante. » Nous avons déjà vu Rousseau parlant de la « mauvaise physionomie » de Voltaire ; voilà la Beaumelle qui renchérit sur le portrait, comme s’ils s’étaient l’un et l’autre donné le mot[24]. Mais il faisait la part belle au poëte qui ne le ménagea pas sur ces erreurs de faits : « L’auteur du Siècle, réplique ce dernier, était alors au collège ; il n’alla en Hollande qu’en 1714, et n’a connu Cavalier qu’en Angleterre, en 1726. Comment la Beaumelle ose-t-il donc, lui qui est actuellement dans Paris, attaquer de telles impostures l’honneur d’une famille de Paris ? Les princes dédaignent quelquefois les outrages, parce qu’ils sont au-dessus des outrages ; mais la justice venge l’honneur des citoyens si criminellement attaqués. »

En quête de distractions, curieux d’établir des rapports avec une Française qui, sans être célèbre, ne laissait pas de faire du bruit et de se faire craindre, sinon considérer infiniment, Arouet, attiré peut-être aussi par le joli minois d’Olympe, n’eut pas de peine à forcer la porte de l’auteur de la Quintescence, qui ne la fermait guère à personne. Il eut encore moins de peine à devenir ou à se croire amoureux de mademoiselle Pimpette, dont l’abord n’eut rien que d’engageant. Ce n’était plus une ingénue : les circonstances, l’étrange éducation qu’elle avait reçue, l’avaient émancipée, et elle ne semble pas avoir démesurément fait languir son jeune soupirant. L’on se voyait tous les jours, et l’on prenait peu soin sans doute de cacher une intrigue qui ne tarda pas à être pénétrée par madame Dunoyer. Arouet ne pouvait être un mari pour sa fille ; c’était un enfant de dix-neuf ans, pétillant d’esprit et de malice, mais sans position, qui ne s’était encore révélé que par des fredaines auxquelles même il fallait attribuer son séjour à la Haye, et qui ne pouvait que compromettre sa fille dont on n’avait déjà que trop parlé. Cette fois, madame Dunoyer ne s’endormit pas ; elle alla trouver l’ambassadeur, se plaignit du tort que les assiduités de l’un des Français attachés à sa personne faisaient à la réputation de mademoiselle Olympe, et lui demanda de faire cesser ces poursuites. En toute autre circonstance, le marquis de Châteauneuf se fût borné à conseiller à cette mère de mieux surveiller et de mieux garder sa fille. Mais il put craindre, non sans raison, que ce ne devînt un prétexte à des chiffonneries qu’il était plus prudent d’éviter. On savait de quoi était capable l’auteur de la Quintescence : il lui était d’autant plus aisé de faire de tout cela une affaire de prosélytisme religieux que M. Dunoyer avait déjà travaillé souterrainement à reconquérir sa fille, et qu’un retour en France eût été suivi, comme pour l’aînée, d’une réintégration dans le giron de l’Église romaine ; et c’eût pu donner lieu à un conflit sérieux entre les Excellences et l’ambassadeur, qui en était encore à faire son entrée[25]. Mieux valait renvoyer à son père cet enfant turbulent et brouillon, et ce fut la décision que prit sur-le-champ le marquis.

Le poëte, qui ne s’attendait à rien moins qu’à un tel coup, le soir, en rentrant, est averti que l’ambassadeur veut lui parler ; il monte chez lui et apprend, sans autre exorde, qu’il allait partir sur-le-champ pour retourner en France. Arouet, atterré, emploie tout ce qu’il a d’éloquence pour faire revenir sur un pareil arrêt : il obtient à grand’peine que le voyage soit différé jusqu’au lendemain ; mais défense la plus absolue de mettre le pied dehors, sous quelque prétexte que ce fût. « Sa raison est qu’il craint que madame votre mère ne me fasse un affront qui rejaillirait sur lui et sur le roi, » mande-t-il à sa maîtresse. Quel parti prendre ? Ne reste-il donc qu’à se désoler stérilemeut, à se résigner et à s’en aller sans s’être même embrassés ? La nuit s’écoule pour lui à rêver aux moyens de se revoir, aux stratagèmes qui peuvent leur venir en aide, et à coucher sur le papier le résultat de cette veille fiévreuse. Le plan des deux amants était de fuir et de se jeter dans les bras de M. Dunoyer ; le coup qui les frappait ne pouvait changer en rien leurs projets, seulement la jeune fille n’aurait plus à compter que sur sa propre énergie. « Si vous balanciez un moment, lui écrivait Arouet, vous mériteriez presque tous vos malheurs : que votre vertu se montre ici tout entière, voyez-moi partir avec la même résolution que vous devez partir vous-même. « En attendant, voici les expédients qu’il a trouvés pour se ménager une correspondance qu’on s’efforcera inévitablement d’entraver de toutes les façons.

Je serai à l’hôtel toute la journée, envoyez-moi trois lettres, pour monsieur votre père, pour monsieur votre oncle et pour madame votre sœur ; cela est absolument nécessaire, et je ne les rendrai qu’en temps et lieu, surtout celle de votre sœur : que le porteur de ces lettres soit le cordonnier, promettez-lui une récompense ; qu’il vienne ici une forme à la main, comme pour venir accommoder mes souliers. Joignez à ces lettres un billet pour moi : que j’aie en partant cette consolation ; surtout, au nom de l’amour que j’ai pour vous, ma chère, envoyez-moi votre portrait, faites tous vos efforts pour l’obtenir de madame votre mère ; il sera bien mieux entre mes mains que dans les siennes, puisqu’il est déjà dans mon cœur. Le valet que je vous envoie est entièrement à moi ; si vous voulez le faire passer, auprès de votre mère, pour un faiseur de tabatières, il est Normand, et jouera fort bien son rôle : il vous rendra toutes mes lettres, que je mettrai à votre adresse, et vous me ferez tenir les vôtres par lui ; vous pouvez lui confier votre portrait. Je vous écris cette lettre pendant la nuit, et je ne sais pas encore comment je partirai ; je sais seulement que je partirai : je ferai tout mon possible pour vous voir demain avant de quitter la Hollande…

Mais avant de clore la lettre, il apprenait que son valet avait ordre de rendre toute espèce de message dont il serait chargé. Dans l’impossibilité de sortir de sa prison, il suppliait sa maîtresse de trouver elle-même un dépositaire auquel ils pussent avoir confiance, et de le lui indiquer. Cette première épître parvint à son adresse et plongea cette amante passionnée dans le désespoir. Arouet la rassure, la conjure de vivre et de se tenir prête, dès que la lune paraîtra : il trouvera bien le moyen de s’esquiver de l’hôtel, de prendre un carrosse ou une chaise et de l’emmener à Scheveling (Scheveningen), un village à une lieue et demie de la Haye, oià ils feront les lettres dont il est question plus haut, pour le père, l’oncle et la sœur. Cette course projetée sans doute n’eut pas lieu ; au moins les lettres ne furent pas écrites, puisqu’il les réclamera encore par son billet du 6 décembre. Arouet se plaint amèrement de sa condition de prisonnier : « Je ne partirai, je crois, que lundi ou mardi ; il me semble, ma chère, qu’on ne recule mon départ que pour me faire sentir le chagrin d’être dans la même ville que vous, et de ne pouvoir vous y voir. On observe ici tous mes pas : je ne sais même si Lefèvre pourra te rendre cette lettre… » Cependant, il lui promet de l’aller trouver, coûte que coûte : il sortira par une fenêtre à minuit. Olympe n’était pas moins gardée que lui, elle partageait la couche de sa mère, et il était difficile de disparaître, ne fût-ce qu’un instant, sans éveiller l’attention et les soupçons de son Argus. Cette lettre était à peine écrite qu’il fallait donner contre-ordre. Le départ était encore remis à sept ou huit jours ; mais on lui avait laissé le choix de demeurer tout ce temps prisonnier ou de partir sur-le-champ.

… Si vous voulez pourtant changer nos malheurs en plaisirs, il ne tiendra qu’à vous ; envoyez Lisbeth sur les trois heures, je la chargerai pour vous d’un paquet qui contiendra des habillements d’homme ; vous vous accommoderez chez elle : et si vous avez assez de bonté pour vouloir bien voir un pauvre prisonnier, qui vous adore, vous vous donnerez la peine de venir sur la brune à Ihôtel. À quelle cruelle extrémité sommes-nous réduits, ma chère ? Est-ce à vous à me venir trouver ? Voilà cependant l’unique moyen de nous voir : vous m’aimez ; ainsi j’espère vous voir aujourd’hui dans mon petit appartement. Le bonheur d’être votre esclave me fera oublier que je suis le prisonnier de ***. Mais comme on connaît mes habits, et que, par conséquent, on pourrait vous reconnaître, je vous enverrai un manteau qui cachera votre justaucorps et votre visage ; je louerai même un justaucorps pour plus de sûreté. Mon cher cœur, songez que ces circonstances sont bien critiques ; défiez-vous, encore un coup, de madame votre mère, défiez-vous de vous-même ; mais comptez sur moi comme sur vous, et attendez tout de moi, sans exception, pour vous tirer de l’abîme où vous êtes…

Quelle que fût l’extrémité où ils se trouvaient l’un et l’autre, une fille modeste et bien élevée ne se hasarde pas dans une telle aventure. Mais mademoiselle Dunoyer avait été entraînée par sa mère dans trop de démarches inconsidérées pour avoir conservé cette retenue qui, dans les plus grands entraînements, rend inadmissibles certaines déterminations. Arouet ne semble pas douter qu’elle ne réalise ce qu’il attend d’elle, et il a raison. Si la proposition était des plus extravagantes, elle avait, en revanche, un côté romanesque qu’on vit seul ; et l’impette, sous le travestissement de page que lui avait fait passer son amant, franchissait la porte de l’hôtel, à la tombée du jour, enchantée au fond d’une aventure où pourtant elle courait des risques de plus d’une sorte.

Je ne sais, lui écrivait-il dans le ravissement, à la suite de cette folle équipée, si je dois vous appeler monsieur ou mademoiselle ; si vous êtes adorable en cornettes, ma foi, vous êtes un aimable cavalier, et notre portier, qui n’est point amoureux de vous, vous a trouvé un très-joli garçon. La première fois que vous viendrez, il vous recevra à merveille. Vous aviez pourtant la mine aussi terrible qu’aimable, et je crains que vous n’ayez tiré l’épée dans la rue, afin qu’il ne vous manquât plus rien d’un jeune homme : après tout, tout jeune homme que vous êtes, vous êtes sage comme une fille.

Mais, quelques précautions qu’on prenne, une pareille escapade ne saurait avoir lieu sans laisser de traces et donner l’éveil. Le marquis de Châteauneuf soumit Lefèvre à un interrogatoire dont il ne se tira pas trop mal. « On compte nous surprendre ce soir ; mais ce que l’Amour garde est bien gardé : je sauterai par les fenêtres, et je viendrai sur la brune chez ***, si je le puis. Lefèvre viendra chercher mes habits sur les quatre heures ; attendez-moi sur les cinq en bas, et si je ne viens pas, c’est que je ne le pourrai absolument point. » Mais le poëte, très-habile à combiner, est infiniment moins fort dans la réalisation, et nous le trouvons en cela bien au-dessous de son aventureuse maîtresse. Dans la lettre suivante, la première qui soit datée (6 décembre), il apprend à Olympe que leur entrevue a été découverte. Est-ce de ce second rendez-vous qu’il entend parler ? Ou bien est-il tout simplement question de la visite travestie de sa Pimpette ? Nous penchons d’autant plus pour cette dernière hypothèse, qu’il s’écrie : « Dieu veuille encore que notre monstre aux cent yeux ne soit pas instruit de votre déguisement ! » En tout cas, ils se sont vus tout ce qu’ils se verront ; Arouet ne conserve pas à cet égard la moindre espérance, et s’efforce même de faire comprendre à son amie que ce serait achever de tout gâter que de hasarder dans de telles conditions une nouvelle rencontre. Après tout, si elle a du courage, si son amour ne faiblit pas, leur séparation sera courte, et ils ne tarderont pas à être réunis. En attendant, il lui écrira tous les ordinaires « à l’adresse de madame Santoc de Maisan. » Ses lettres à elle devront porter la suscription suivante : « À M. Arouet, le cadet, chez M. Arouet, trésorier à la chambre des comptes, cour du Palais, à Paris. » Moins résignée, Pimpette était décidée à tout tenter pour conjurer leur sort. Elle ira trouver l’ambassadeur, se jeter à ses pieds, le prier de les protéger contre le despotisme d’une mère indigne. Son amant, épouvanté, lui écrit de n’en rien faire, et ne lui donne que de trop bonnes raisons : « Quoi ! vous voulez parler à M. L*** ? Eh ! ne savez-vous pas que ce qu’il craint le plus, c’est de paraître favoriser notre retraite ? Il craint votre mère, il veut ménager les Excellences : vous devez vous-même craindre les uns et les autres, et ne point vous exposer, d’un côté, à être enfermée, et de l’autre, à recevoir un affront… Surtout, lui recommande-t-il, à la fin de sa lettre, gardez-vous de venir à l’hôtel. Ma chère l’impette, suivez mes conseils une fois, vous prendrez votre revanche le reste de ma vie, et je ferai toujours vœu de vous obéir[26]. » Le départ était encore ajourné, sans grand profit pour tous les deux[27], car Pimpette, succombant à tant d’émotions et d’inquiétudes, avait été forcée de garder le lit.

Est-il possible, ma chère maîtresse, que je ne puisse du moins jouir de la satisfaction de pleurer au pied de votre lit, et de baiser mille fois vos belles mains, que j’arroserais de mes larmes ! Je saurais du moins à quoi m’en tenir sur votre maladie, car vous me laissez là-dessus dans une triste incertitude ; j’aurais la consolation de vous embrasser en parlant, et de vous dire adieu, jusqu’au temps où je pourrais vous voir à Paris. On vient de me dire enfin que c’est pour demain ; je m’attends pourtant à quelque délai ; mais, en quelque temps que je parle, vous recevrez toujours de moi une lettre, datée de Rotterdam, dans laquelle je vous manderai bien des choses de conséquence, mais dans laquelle je ne pourrai pourtant vous exprimer mon amour comme je le sens… Adieu, mon cher cœur, voilà peut-être la dernière lettre que je daterai de la Haye. Je vous jure une constance éternelle ; vous seule pouvez me rendre heureux, et je suis trop heureux déjà quand je me remets dans l’esprit les tendres sentiments que vous avez pour moi… Adieu, mon adorable Olympe, adieu, ma chère : si on pouvait écrire des baisers, je vous en enverrais une infinité par le courrier. Je baise, au lieu de vous, vos précieuses lettres, où je lis ma félicité[28] ….

Les experts en métaphysique amoureuse sont loin d’être satisfaits des poulets de ce langoureux de dix-neuf ans, et y veulent trouver plus de rhétorique que de véritable passion. Ce qu’on ne saurait refuser au jeune Arouet sans injustice, c’est d’être sincère. Il croit aimer de toutes ses forces, et il aime de toutes ses forces en effet : ce n’est pas sa faute s’il n’a pas le tempérament d’un Mirabeau. Les lettres de mademoiselle Dunoyer avaient une toute autre allure, à en juger par la seule qui nous soit parvenue, la dernière qu’Arouet devait recevoir à la Haye. Sa mère le croyait éloigné ; Pimpette, mieux informée, veut profiter de sa sécurité, pour aller embrasser son amant une fois encore.

Dans l’incertitude où je suis, si j’aurai le plaisir de te voir ce soir, je t’avertis que ce n’était pas M. de La Bruyère[29], qui était hier chez nous. C’est une méprise de la cordonnière, qui nous alarma fort mal à propos. Ma mère ne sait pas que je t’ai parlé ; et, grâce au ciel, elle te croit déjà parti. Je ne te parlerai point de ma santé ; c’est ce qui me touche le moins, et je pense trop à toi, pour avoir le temps de penser à moi-même. Je t’assure, mon cher cœur, que si je doutais de ta tendresse, je me réjouirais de mon mal ; oui, mon cher enfant, la vie me serait trop à charge si je n’avais la douce espérance d’être aimée de ce que j’ai de plus cher au monde.

Fais ce que tu pourras pour que je te voie ce soir : tu n’auras qu’à descendre dans la cuisine du cordonnier, et je te réponds que tu n’as rien à craindre, car notre faiseuse de quintescence te croit déjà à moitié chemin de Paris. Ainsi, si tu le veux, j’aurai le plaisir de te voir ce soir ; et si cela ne se peut pas, permets-moi d’aller à la messe de l’hôtel. Je prierai M. La Bruyère de me montrer la chapelle : la curiosité est permise aux femmes ; et puis, sans faire semblant de rien, je lui demanderai si l’on n’a pas encore de tes nouvelles, et depuis quand tu es parti. Ne me refuse pas cette grâce, mon cher Arouet, je te le demande au nom de ce qu’il y a de plus tendre, c’est-à-dire au nom de l’amour que j’ai pour toi. Adieu mon aimable enfant ; je t’adore, et je te jure que mon amour durera autant que ma vie !

Dunoyer.

P. S. Au moins, si je n’ai pas le plaisir de te voir, ne me refuse pas la satisfaction de recevoir de les chères nouvelles[30].

Il y a là de la passion, de la résolution, quelque chose de quasi maternel. Pimpette, qui avait déjà aimé, qui savait la vie, se sentait supérieure à son amant et par l’âge et par l’expérience. Elle appelle Arouet « son cher, son aimable enfant. » Aussi est-ce elle qui combine et qui exécute. Après qu’Arouet a renoncé à toute espérance de se revoir, elle en trouve les moyens, et c’est elle encore qui ira à lui, en passant par dessus tous les obstacles et les périls. Si cette dernière entrevue ne fut pas traversée, elle eut lieu le 17 décembre, qui était effectivement un dimanche ; car le poëte quittait la Haye le 18, à huit heures du matin, sous la conduite de M. de M***. Lefèvre les accompagna jusqu’à Rotterdam et se chargea de donner des nouvelles à mademoiselle Dunoyer. Là ils trouvèrent un yacht qui devait les conduire à Anvers ou à Gand, Le temps était beau, le vent favorable, la table convenablement approvisionnée de pâtés et de jambons avec du vin à l’avenant, les lits aussi bons qu’on les pouvait désirer. Si l’on n’eût pas été amoureux, l’on eût fait comme M. de M***, l’on eût bu, l’on eût mangé et dormi tout son saoul. Mais Arouet n’avait garde de s’apercevoir qu’il fût dans la compagnie d’un bon pâté et d’un homme d’esprit. Sa lettre du 19 décembre est datée « du fond d’un yacht ; » en effet, tandis que son compagnon digérait et sommeillait de son côté, il écrivait à sa maîtresse.

… La première chose que je ferai, en arrivant à Paris, ce sera de mettre le père Tournemine dans vos intérêts, ensuite je rendrai vos lettres ; je serai obligé d’expliquer à mon père le sujet de mon retour, et je me flatte qu’il ne sera pas tout à fait fâché contre moi, pourvu qu’on ne l’ait point prévenu ; mais, quand je devrais encourir toute sa colère, je me croirai toujours trop heureux, lorsque je penserai que vous êtes la personne du monde la plus aimable, et que vous m’aimez. Je n’ai point passé dans ma petite vie de plus doux moments que ceux où vous m’avez juré que vous répondiez à ma tendresse ; continuez-moi ces sentiments autant que je les mériterai, et vous m’aimerez toute votre vie.

Il espérait qu’on prendrait la route d’Anvers où Olympe avait dû lui adresser quelques lignes, ce fut celle de Gand qu’ils suivirent. Il jeta sa lettre à la poste de cette dernière ville, et, comme ils en étaient convenus, à l’adresse de madame Santoc de Maisan. Le reste du voyage se fit sans le moindre incident, et ils arrivaient à Paris la veille de Noël. Son premier soin fut d’aller trouver le P. Tournemine, qui était déjà instruit et dont il avait reçu une réponse à la Haye, le jour même de son départ ; il lui remit les trois lettres qu’il avait fait écrire à sa maîtresse et auxquelles il attachait une si grande importance. On se demande en quoi son ancien régent de Louis-le-Grand lui pouvait ùtre de quelque utilité. Il fallait bien charger quelqu’un d’une négociation où il ne pouvait, lui, figurer d’aucune sorte. C’était la religion, à laquelle on allait avoir recours, et c’était à un de ses ministres que l’on s’était adressé : il y avait une âme à arracher des mains de l’hérésie ; qui ne se fût prêté à une telle œuvre ?

Vous n’avez qu’un moyen pour revenir, écrivait Arouet dans une de ses lettres (20 janvier 1714) ; M. Le Normant, évêque d’Évreux, est, je crois, votre cousin ; écrivez-lui, et que la religion et l’amitié pour votre famille soient vos deux motifs auprès de lui ; insistez surtout sur l’article de la religion ; dites-lui que le roi souhaite la conversion des huguenots, et que, étant ministre du Seigneur, et votre parent, il doit, par toutes sortes de raisons, favoriser votre retour ; conjurez-le d’engager monsieur votre père dans un dessein si juste ; marquez-lui que vous voulez vous retirer dans une communauté, non comme religieuse pourtant, je n’ai garde de vous le conseiller… Ne manquez pas à le nommer Monseigneur…

Ainsi, ce même homme, dont plus tard le grand cri de guerre sera d’écraser l’infâme, va s’employer du meilleur de son cœur à ramener au bercail une brebis égarée ou dévoyée. Ses raisons, il est vrai, sont très-terrestres, très-personnelles ; s’il travaille pour le ciel, le ciel n’a pas grand gré à lui savoir. Ce contraste était à noter : inconséquence des événements sans doute plus que de l’homme, dont la vie n’est remplie, après tout, que de ces démentis du lendemain à la veille, selon que la passion et les intérêts d’une vanité féroce le pousseront dans une direction ou dans une autre. Quant aux recommandations elles-mêmes, elles sont curieuses ; l’argumentation est des plus habiles et ne laisse pas au prélat le moindre prétexte pour refuser son concours imploré à de tels titres. Le dernier membre de phrase est d’un comique sérieux, que Molière eût été heureux de rencontrer sur sa route, et qu’il eût ramassé : « Ne manquez pas à le nommer Monseigneur… »

En posant le pied dans Paris, Arouet apprend qu’il y avait été devancé par une lettre foudroyante du marquis de Châteauneuf « telle qu’il n’en écrirait point contre un scélérat. » Ces derniers griefs comblaient la mesure ; son père, furieux, sollicita et obtint ime lettre de cachet. Il fallut se blottir dans quelque coin en attendant que le premier courroux fût apaisé. Les amis s’y employèrent.

Je n’ose me montrer : j’ai fait parler à mon père. Tout ce qu’on a pu obtenir de lui a été de me faire embarquer pour les îles ; mais on n’a pu le faire changer de résolution sur son testament qu’il a fait, dans lequel il me déshérite. Ce n’est pas tout : depuis plus de trois semaines[31], je n’ai point reçu de vos nouvelles, je ne sais si vous vivez, et si vous ne vivez point bien malheureusement ; je crains que vous ne m’ayez écrit à l’adresse de mon père, et que votre lettre n’ait été ouverte par lui… Vous voyez à présent que je suis dans le comble du malheur, et qu’il est absolument impossible d’être plus malheureux, à moins que d’être abandonné de vous. Vous voyez, d’un autre côté, qu’il ne tient plus qu’à vous d’être heureuse ; vous n’avez plus qu’un pas à faire : partez dès que vous aurez reçu les ordres de

monsieur votre père ; vous serez aux Nouvelles-Catholiques avec madame Constantin… Vous m’aimez, ma chère Olympe, vous savez combien je vous aime ; certainement ma tendresse mérite du retour… Si vous avez assez d’inhumanité pour me faire perdre le fruit de tous mes malheurs, et pour vous obstiner à rester en Hollande, je vous promets bien sûrement que je me tuerai à la première nouvelle que j’en aurai…

À dix-neuf ans, on peut encore parler de se tuer par désespoir d’amour, et être sincère. Pour le moment, s’il est inquiet, c’est sur la santé de Pimpette, sur la direction qu’ont dû prendre les lettres de celle-ci. Il avait assez étourdiment donné son adresse chez son père qui, sans doute, ne s’était pas fait un scrupule de mettre la main sur leur correspondance. Il était urgent d’élire ad hoc un autre domicile, et il recommanda à la jeune fille de lui écrire : « À M. Dutilli, rue Maubuée, à la Rose rouge. » Même précaution fut prise pour ses propres lettres, dont deux, adressées à la Haye, chez madame Santoc de Maisan, n’avaient point été remises, soit négligence, soit trahison de la part de l’intermédiaire, soit toute autre cause : une madame Bonnet lui fut substituée. Il est question, un instant, pour Arouet, de partir pour Brest. Il ne s’explique pas autrement sur ce voyage qui n’eut pas lieu. Pensait-il donc s’embarquer pour les îles, ce qui avait été, il est vrai, l’amendement concédé à grand’peine par le courroux paternel ? Il eût été alors assez illusoire d’espérer continuer, à de telles distances, des relations avec sa jeune maîtresse, quand, de la Haye à Paris, on avait déjà tant de difficultés à correspondre. Ce qu’il y a de mieux démontré, c’est l’imminence du danger, c’est l’appréhension très-fondée de voir se réaliser les mesures de rigueur dont, il était menacé.

Duvernet cite un fragment de lettre à son père où il fait dire à Arouet qu’il consentait à passer en Amérique et même à vivre au pain et à l’eau, pourvu qu’avant de partir il lui fût accordé d’embrasser ses genoux[32]. C’eût été même à la lecture de cette lettre que le payeur des épices de la chambre des comptes se fût attendri et eût pardonné, à la condition de laisser là le langage des dieux pour celui du Palais et de la chicane, et d’entrer chez un procureur au Châtelet. L’auteur futur d’Œdipe s’abaisser jusqu’au rôle de simple gratte-papier, descendre de la double colline et s’enfermer, tout vivant, dans cet autre sombre, maussade, fumeux, qu’on appelle une étude ! Il le fallait bien. Celle à laquelle la préférence fut donnée était l’étude de maître Alain, rue Pavée-Saint-Bernard, près les degrés de la place Maubert[33]. C’était sans doute bien plus un refuge momentané, un port de relâche durant la tourmente, que ce port définitif que l’exilé entrevoit au bout du voyage et qui est la patrie. La vocation n’avait pas changé : si l’on s’était soumis d’apparence, on s’était fait roseau, on avait plié pour ne pas être brisé, en attendant et le terme de la bourrasque et la venue des jours meilleurs.

Arouet avait donné son adresse « à M. Dutilli ; » il la change encore et élit domicile chez son patron : « Écrivez-moi : À M. le chevalier de Saint-Fort, chez M. Alain, près les degrés de la place Maubert[34]. » Les dernières traces de cette grande passion condamnée à une existence éphémère sont à la date du 10 février. Quoi qu’on dise, il est sous le charme, il aime ; il fait, il fera tout ce qui est en lui pour combler la distance qui le sépare de sa maîtresse. Ses recommandations sont d’un homme auquel ses projets sont chers et qui n’y renoncera pas de gaieté de cœur. Ses lettres ne nous sont parvenues que par madame Dunoyer, qui, pour grossir de quelques pages les Lettres historiques et galantes, ne fut pas plus arrêtée par le peu de décence d’une pareille pubUcation que par les choses assez peu flatteuses pour elle qui se rencontrent à chaque instant dans la correspondance du poëte. Elle épiait sa fille, ses moindres démarches ; probablement mit-elle la main sur ces poulets amoureux. À moins qu’on ne veuille admettre qu’elle n’eût retourné cet esprit mobile, facile à mener et qui devait en passer, en fin de compte, par ses volontés sans se sentir à son égard ni grande tendresse ni grande estime. Mais sans chercher si loin, le secret de la brusque interruption de leurs rapports ne nous est que trop révélé. Le faible cœur de Pimpette ne put résister à ce dissolvant de l’absence. Un jeune Français, moins âgé de deux ans qu’Arouet, Guyot de Merville, l’auteur du Consentement forcé, se trouvait à la Haye ; il eut tout aussi aisément accès chez madame Dunoyer, et, ce qui est pire, il réussit à faire oublier un amant que l’on ne comptait plus revoir. Il était dans son droit, et Voltaire ne lui en eût pas apparemment plus voulu qu’à Genouville plus tard, dans une circonstance analogue. Mais c’est Merville qui ne pardonne pas à Voltaire d’avoir été aimé, et qui se range dans le camp de ses ennemis, sans y être provoqué ; purement et simplement « parce qu’il a eu la même maîtresse que moi il y a vingt ans[35], » s’écrie le poëte qui, à son tour, ne pardonnera point quand son rival s’avisera de déposer les armes et d’implorer son amitié.

Quoi qu’il en soit, madame Dunoyer, que les résultats peu satisfaisants du mariage de son aînée, madame Constantin, n’avaient pas rebutée, comptait bien ne pas laisser échapper la première occasion d’établir la cadette. Il était à craindre qu’elle se fît longtemps attendre. Mais elle était femme à aller à la montagne, si la montagne ne venait à elle ; et, à n’en croire qu’une sorte de petit roman intercalé par elle dans ses Lettres historiques et galantes, et qui ne serait que leur propre histoire, madame Dunoyer ne recula devant aucune intrigue pour marier sa fille[36]. Olympe devint comtesse de Winterfeld. Mais cette union brusquée, pour ne pas dire subtilisée, ne tourna pas mieux que le mariage de sa sœur avec M. Constantin. C’est ce qui semble résulter de ce passage d’un dialogue entre Pimpette et sa mère : « Tu sçais bien, ma pauvre enfant, toutes les mesures que j’ai prises avant de te livrer entre ses bras, tu sçais aussi que l’ambition que j’ai eue de te faire comtesse avec la crainte de laisser échapper une occasion si favorable, ont été la seule cause de ton malheur ; tu as bien dû connoître que je n’ai rien épargné pour te rendre heureuse[37] ». Madame Dunoyer, qui avait dû reprendre sa fille, s’était retirée près de la Haye, à Woorburg, où elle mourut au printemps de 1719[38]. Madame de Winterfeld n’avait plus de motif de rester en Hollande, elle rentra en France où se trouvaient tous les siens.

Arouet ne garda pas rancune à sa maîtresse. Il parle en termes excellents de cette tête légère qui avait fini par s’assagir et forcer l’estime et le respect de tous. « L’aînée, nous dit-il, est morte à la communauté de Sainte-Agnès, honorée et chérie ; l’autre est pensionnaire du roi, et vit d’ordinaire dans une terre qui lui appartient, et où elle nourrit les pauvres ; elle s’est acquis, auprès de tous ceux qui la connaissent, la plus grande considération. Son âge, son mérite, sa vertu, la famille respectable et nombreuse à laquelle elle appartient, les personnes du plus haut rang dont elle est alliée, devaient la mettre à l’abri de l’insolente calomnie d’un scélérat absurde[39]. » Voltaire n’était pas fait pour le mariage ; et non-seulement il pardonna aisément une défection qui l’avait sauvé de la plus irrémissible folie, mais encore il conserva toujours de l’aimable et frivole Pimpette un souvenir charmant et attendri. En 1721, il la sait gênée et cherche à lui rendre, sans y réussir, un service d’argent, comme nous en trouvons la preuve dans une lettre à d’Argental, à la date du 22 février 1751 : « Il faut que je vous parle d’une autre anicroche. André, cet échappé du Système, s’avise, au bout de trente ans, un jour avant la prescription, de faire revivre un billet que je lui fis en jeune homme, pour des billets de banque qu’il me donna dans la décadence du Système, et que je voulus faire en vain passer pour un visa, en faveur de madame de Winterfeld, qui était alors dans le besoin[40]. » Il y avait deux ans qu’Olympe était de retour en France, et nous ne savons point sur quel pied elle y pouvait être. Si son père ne devait laisser que des dettes, son oncle, M. Dunoyer, d’abord dans les vivres, puis greffier au parlement, était fort riche. Il s’était fait bâtir, dans le faubourg Saint-Antoine, à l’extrémité de la rue de la Roquette, un hôtel élégant, dont les travaux avaient été conduits par Dulin. À sa mort, madame de Winterfeld se trouva héritière pour sa part de cette jolie maison qui, après avoir abrité le savant Réaumur, fut acquise par un prince du sang, M. de Clermont[41]. Pour en revenir à Voltaire, bien des années après, dans les chaînes alors d’une femme d’une toute autre valeur, il écrivait à l’abbé Moussinot, son pourvoyeur officieux : « … J’ajoute à cette prière, mon cher abbé, celle de me faire acheter une petite table à écran qui puisse servir d’écran et d’écritoire, et de la faire porter de ma part chez madame de Winterfeld, rue Plâtrière, près des filles de Sainte-Agnès[42]. » M. de Winterfeld, qui fut tué en 1707, à la bataille de Kollin, vivait encore à cette époque.

  1. Duvernet, Vie de Voltaire, (Genève, 1786), p. 22.
  2. Gustave Desnoiresterres, les Cours galantes, t. IV, p. 6 et suiv.
  3. Duvernet, Vie de Voltaire (Genève, 1786), p. 23.
  4. Paillet de Warcy, Histoire de la vie et des ouvrages de Voltaire (Paris, 1824), t. I, p. 14, 15. — Lepan, Vie de Voltaire (Paris, 1824), p. 60, 61, 62. Voltariana (Paris, 1758), p. 553, 554.
  5. Longchamp et Wagnière, Mémoires sur Voltaire (Paris, 1826), t. II, p. 482. Préface pour une édition des œuvres de M. de Voltaire, que les libraires de Rouen se disposaient de faire en 1750. — Voltaire fait allusion, ailleurs, à cette aventure, notablement modifiée dans un autre récit. « J’ai lu, dans une des quatre cents brochures faites contre moi par mes confrères de la plume, que madame la duchesse de Richelieu m’avait fait présent, un jour, d’un carrosse fort joli et de deux chevaux gris pommelés, que cela déplut fort à M. le duc de Richelieu ; et là-dessus on bâtit une longue histoire. Le bon de l’affaire, c’est que, dans ce temps-là, M. le duc de Richelieu n’avait point de femme. » Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. XXVI, p. 334. Dictionnaire philosophique. — Voltaire revient sur cette étrange invention dans son Commentaire historique : « … Il composa avec eux (l’abbé Desfontaines) des libelles diffamatoires intitulés Voltairomanie et Voltariana. C’était un amas de contes absurdes ; on en peut juger par une des lettres de M. le duc de Richelieu, signée de sa main, dont nous avons retrouvé l’original. Voici les propres mots : « Ce livre est bien ridicule el bien plat. Ce que je trouve d’ admirable c’est que l’on y dit que madame de Richelieu vous avait a donné cent louis et un carrosse avec des circonstances dignes de l’auteur et non pas de vous ; mais cet homme admirable oublie que j’étais veuf en ce temps-là, et que je ne me suis remarié que plus de quinze ans après, etc. Signé : duc de Richelieu, 8 février 1739. » Il ne peut être question que de la seconde femme de M. de Richelieu, mademoiselle de Guise, qu’il n’épousa en effet qu’en 1734, et avec laquelle Voltaire était eu grand commerce de vers et de bel esprit. Remarquons, toutefois, qu’à l’époque de cette plus que problématique aventure du carrosse, la première duchesse de Richelieu, mademoiselle de Noailles, existait parfaitement : elle mourut de la petite vérole, âgée de vingt et un ans, le 7 novembre 1716.
  6. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXVIII, p. 347, 348. Lettre de Voltaire à La Harpe j 28 janvier 1772.
  7. Lepan, Vie de Voltaire (Paris, 1824), p. 62. — Paillet de Warcy, Histoire de la vie et des ouvrages de Voltaire Paris, 1824), t. I, p. 16.
  8. Duvernet, Vie de Voltaire (Genève, 1786), p. 25.
  9. Marquis d’Argenson, Mémoires (Jannet), t. IV, p. 363. Lettre de Voltaire au marquis d’Argenson ; Bruxelles, 22 juin 1739.
  10. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. XXXVIII, p. 348. Examen d’un libelle intitulé : la Voltairomanie. La marraine du père de Voltaire était une Marie Arouet, fille de Pierre Arouet, avocat du roi en l’élection de Thouars, comme nous l’indique l’acte de baptême de celui-ci. Ce Pierre Arouet, d’une branche collatérale, nous semble devoir être le même que Pierre Arouet, procureur fiscal du comté de Secondigny, dans le département des Deux-Sèvres, dont fait mention M. Henri Filleau, dans son Dictionnaire biographique, historique et genéalogique des familles de l’ancien Poitou (Poitiers, 1854), t. I, p. 96.
  11. Luchet, Histoire littéraire de M. de Voltaire (Cassel, 1781), t. I, p. 24, 25.
  12. Barbier, Dictionnaire des ouvrages anonymes et pseudonymes (Paris, 1823), t. II, p. 221.
  13. Lettres de Rousseau sur différents sujets de littérature (Genève, 1750), t. I, p. 54.
  14. Élie Harel, Voltaire, particularités de sa vie et de sa mort (Paris, 1817), p. 12. — Bibliothèque française, t. XXIII, p. 138-154.
  15. « Jeudi 28 septembre (1713). M. de Châteauneuf, notre ambassadeur en Hollande, est arrivé à la Haye. » Dangeau, Journal, t. XIV, p. 486.
  16. Luchet, Histoire littéraire de M. de Voltaire (Cassel, 1781), t. I, p. 10. — Arouet avait été le notaire des deux frères, comme cela résulte des quittances trouvées à son inventaire. Cote quarante-huit.
  17. La bibliothèque de Caen possède le recueil manuscrit des poésies de madame d’Osseville.
  18. Bibliothèque de Caen. Manuscrits. De Quens. R. M., p. 277 et 301.
  19. Chanson d’un inconnu nouvellement découverte et mise au jour avec des remarques, etc. (Turin, Alélophile 1737). — O. Desnos, Mémoires historiques sur la ville d’Alençon et sur ses seigneurs (Alençon, 1787), t. II, p. 523. — Nouvelles ecclésiastiques. Table raisonnée. 1re part., p. 291.
  20. Journal d’un bourgeois de Caen, 1652-1733 (Caen, 1848), p. 172.
  21. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. XXXIX, p. 290. Des Mensonges imprimés.
  22. Madame Dunoyer, Lettres historiques et galantes (Amsterdam, 1720), t. IV, p. 321, 322.
  23. Madame Dunoyer, Lettres historiques et galantes (Amsterdam. 1720), t. V, p. 232.
  24. Voltaire était maigre, d’un tempérament sec ; l’air spirituel et caustique, les jeux étintelanls et malins. Élie Harel, Voltaire, Particularités curieuses de sa vie et de sa mort (Paris, 1817), p. 15. « Arouet de Voltaire est grand, sec et a l’air d’un satyre… » lisons-nous dans une note de police de l’inspecteur d’Hémery. Delort, Histoire de la Détention des philosophes (1829), t. II, p. 30. Voltaire se dit également « maigre, long, sec et décharné, » dans une lettre au prince de Vendôme, 1716, t. LI, p. 47.
  25. Le marquis de Châteauneuf fit son entrée publique à la Haye, le 5 janvier 1714. Gazette de France, 27 janvier 1714. — Madame Dunoyer a donné une description des plus détaillées de cette solennité. Madame Dunoyer, Lettres historiques et galantes (Antslerdam, 1720), t. IV, p. 184, 185, 186, 187. — « Il est assez plaisant, dit Voltaire à l’article Cérémonies, se souvenant probablement alors de cette ambassade, de faire son entrée dans une ville sept ou huit mois après qu’on y est arrivé. » Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. XXVII, p. 540. Dictionnaire philosophique.
  26. Voltaire. Œuvres complètes (Beuchot), t. LI, p. 14. Ce dimanche soir 10 décembre.
  27. Ibid., t. LI, p. 15. Ce mercredi soir 13 décembre.
  28. Ibid., t. LI, p. 15, 16. La Haye, ce samedi soir 16 décembre.
  29. Secrétaire de l’ambassade de France.
  30. C’est à l’obligeance de notre savant ami, M. Paul Lacroix que nous sommes redevable de l’indication de cette curieuse pièce, perdue dans un ouvrage tout à fait oublié, le Miroir des Salons, de madame de Saint-Surin (2e édition, 1834), p. lxxvii, lxxviii, lxxix. Cet autographe provenait de la collection de M. de Monmerqué, qui devait épouser plus tard l’auteur du Miroir. Il paraîtrait, à en croire la note placée en tête de ce billet, que Voltaire le portait sur lui, quand il fut mis à la Bastille (1717). Madame de Saint-Surin nous avertit qu’elle a rétabli l’orthographe, car Olympe en était aussi complètement dépourvue que toutes les femmes de son temps. C’est là une peine dont on l’eût volontiers dispensée.
  31. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LI, p. 22, 23, Paris, ce jeudi matin 28 décembre.
  32. Duvernet, Vie de Voltaire (Genève, 1786), p. 31, 32.
  33. 20 janvier 1714.
  34. Il est à croire que ce M. Dutilli habitait la maison que le payeur des épices possédait, rue Maubuée. Ce fut là la raison qui fit élire au poëte domicile dans cette rue et sans doute aussi la raison qui l’engagea plus tard à le transférer ailleurs.
  35. Lettres de Voltaire à l’abbé Moussinot, publiées par l’abbé D*** (La Haye, 1791) p. 232. — Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LII, p. 169. Lettre de Voltaire à Thiériot ; le 23 juin 1738.
  36. Dans cette nouvelle, qui part de la page 84 et finit à la page 103 du t. IV (Amsterdam, 1720), Olympe y est désignée sous le nom d’Annoucha et son mari sous celui de don Ignatie. Si ce roman est fait par madame Dunoyer, elle n’eut aucune part, comme on s’en doute, à la comédie satirique, en trois actes, qu’on fit sur elle, sur Pimpette et Jean Cavalier, le Mariage précipité, représentée le 20 mars 1713, à Utrecht, par les comédiens italiens et français, à la grande désolation de l’auteur de la Quintescence, qui y est désignée sous le pseudonyme de Madame Kurkila. Cavalier, qui avait commencé par être aide de cuisine, se cache sous celui de Mitronet, et la jeune fille sous celui d’Etepnip, l’anagramme de Pimpette. T. V, p. 277 à 357.
  37. Madame Dunoyer, Lettres historiques et galantes, t. V. p. 116. Dialogue de madame D. et sa fille.
  38. Entretiens des ombres aux Champs-Élysées (Amsterdam, 1722), 4e édition, p. 409.
  39. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. XX, p. 540. Supplément au siècle de Louis XIV.
  40. Ibid., t. LV, p. 578. Lettre de Voltaire à d’Argental ; des neiges de Berlin, 22 février 1751. Nous nous sommes fort étendu ailleurs sur cet André, fameux actionnaire et mississipien, « seigneur de quinze terres, et autres terres, « qui mariait, en 1720, au marquis d’Oise, une fillle âgée de vingt mois, que ce dernier prenait pour les beaux yeux de sa cassette ; ce qui ne devait lui réussir du reste que médiocrement. Revue des Provinces (1865), t. VII, p. 97 à 100.
  41. Blondel, Architecture françoise (Paris, 1752), t. II, p. 135. Cet hôtel, fort coquet, dont M. de Clermont fit sa petite maison, avait, du temps de la Régence, abrité les amours du duc d’Orléans et de madame d’Avernes, auxquels Dunoyer se trouva fort honoré de le prêter, comme nous l’apprend Mathieu Marais, Journal et Mémoires, t. II, p. 160 (10 juin 1721). Consulter également la très-piquante élude de M. Jules Cousin, le Comte de Clermont, sa cour et ses maîtresses, publiée par l’académie des Bibliophiles ; t. II, Appendice.
  42. Bibliothèque impériale. Manuscrits. F. R. 15, 208. Lettres originales de Voltaire à Moussinot, 1726-1741, p. 17, 18 ; à Cirey, 16 et 30 juillet 1736. Il est étrange que Beuchot n’ait pas revu ces lettres à l’abbé Moussinot sur le manuscrit qui est à la Bibliothèque impériale, leur premier éditeur, l’abbé Duvernet, les ayant émondées, tailladées et même altérées à certains endroits, de façon à les rendre méconnaissables.