La joie est-elle le bonheur

La bibliothèque libre.


LA JOIE EST-ELLE LE BONHEUR ?

Messidor an viii (1809).

Tous les habitants de la terre connaissent la galiote de Saint-Cloud, ce bâtiment léger, élégant dans sa forme et dans ses ornements, frais dans ses couleurs, rapide dans sa course, qui, partant du pont des Tuileries, à Paris, chaque matin, atteint en moins de six heures le pont de Sèvres ; ce qui procure ensuite aux passagers l’agrément d’achever à pied le voyage. Je me trouvais sur cette voiture, le mois dernier, avec un de mes amis, bon enfant, honnête garçon, avec qui je causais philosophiquement sur les personnages de tout état, de tout sexe, de tout âge, qui remplissaient le bateau.

Mon ami aperçoit aisément le côté plaisant des choses ; il voit les ridicules mieux que personne ; aussi sa compagnie est-elle fort agréable. Mais comme nous avons la bêtise, nous autres hommes, de placer notre vanité, non pas dans les qualités que nous avons, mars dans celles qui nous manquent, mon ami fait peu de cas de la galle de ses réflexions, et il s’estime principalement comme philosophe, comme penseur. Or, vous saurez que du moment qu’il considère sérieusement les choses et les personnes, c’est alors qu’il les voit tout de travers.

Un des aphorismes qu’il aime le plus à me répéter, c’est que le peuple était bien plus heureux autrefois qu’aujourd’hui. Vous rappelez-vous, me disait-il, comme il se livrait aisément à la joie ? quel air insouciant il portait au milieu de ses plaisirs ? Cette gaité naïve et bruyante montrait combien il était heureux et satisfait !

Comment ! lui répondais-je, n’avez-vous pas encore assez vécu pour savoir que la joie n’est pas le bonheur ? Notre bon vieux Montaigne, qui n’a pas toujours raison, mais qui souvent rencontre juste, dit, dans je ne sais quel endroit[1] que l’extrême et plein contentement a plus de rassis que d’enjoué. Le plaisir bruyant ne décèle que le besoin de s’étourdir ; tandis qu’on aime à savourer le bonheur véritable. Les gens heureux font peu de bruit ; ils sont comme les nations dont vous savez que Rousseau a dit que les plus fortunées sont celles dont on entend le moins parler.

Ma faconde était superflue. Mon ami branlait la tête, et ne croyait pas un mot de tout ce que je lui disais.

Très de nous, sur le tillac, était un père avec son fils. Le jeune homme ne faisait pas grand bruit, mais il parcourait tous les coins du bateau, questionnait les mariniers, essayait quelquefois de les aider, s’efforçait de grimper sur une échelle de corde, descendait dans la chaloupe, revenait sur le tillac. Le père le regardait d’un air pensif, et il ne lui arriva pas de rire une seule fois. Mon ami, jetant quelquefois les yeux sur cet homme par hasard, disait toujours en prenant un ton compatissant : Voilà un être tourmenté de quelque grand chagrin.

Lorsqu’il regardait au contraire un autre groupe : Parbleu, disait-il, ces gens me font envie ! En effet, il y avait là une compagnie qui faisait à elle seule plus de bruit que tout le reste de l’équipage ensemble. C’étaient des jeux de toutes les façons, des niches qu’on se faisait les uns aux autres, de gros bons mots, et des éclats de rire à n’en point finir.

Cette compagnie était ainsi composée :

Une grosse maman, très-bien mise, encore fraîche, ayant de l’embonpoint et sachant en tirer parti ; de ces femmes à qui il ne manque, pour avoir l’air distingué, qu’une santé moins florissante : du reste, couverte de bagues et de dentelles. Elle avait avec elle sa fille, jeune personne au regard gracieux, souriant avec modestie aux propos d’un homme de trente ans environ, fort empressé de lui plaire.

Un jeune ménage très-gai, un vieux bel esprit faisant des contes gaillards, et un enfant qui étourdissait la société de son babil et de ses amusements, voilà ce qui complétait cette bande joyeuse.

Mon ami qui enviait toujours leur bonne et franche gaîté, s’approcha d’eux, et comme il est d’un abord aimable, il eut bientôt lié connaissance ; je crois même qu’il fut admis à une partie d’oiseau-vole.

Je ne le suivis point, mais j’entrai en conversation avec celui que mon ami regardait comme un être infortuné, et nous en vînmes bientôt à causer familièrement ensemble.

Après les premiers mots de politesse accoutumée, il m’apprit qu’il allait à la campagne rejoindre sa femme qui relevait de couches. « Je n’avais, me dit-il, que ce garçon que vous voyez, et je désirais ardemment une fille : ma femme vient de m’en donner une, et déjà mon imagination devance l’âge de cette enfant. Je me la représente grandelette, et travaillant à côté de sa mère, d’un air posé et modeste ; le temps viendra ensuite où elle fera les honneurs de la maison. Les étrangers remarqueront sa figure ; elle aura tout à la fois de l’enjouement et de la réserve, mais de cette réserve qui n’exclut pas entièrement la coquetterie ; car il en faut toujours un peu à son sexe, et je ne connais rien d’aussi maussade qu’une femme qui n’a nulle envie de plaire. La mienne n’est pas ainsi… »

Là-dessus, mon compagnon de voyage, un peu excité par moi qui avais envie de savoir jusqu’à quel point il était à plaindre, me parla de sa femme, fit la description du lieu qu’elle habitait. « C’est une maison de campagne située près de Vaucresson, un lieu de délices, que l’ai acheté presque pour rien, me disait-il. La maison est à mi-côte, au fond d’une petite gorge ; elle domine sur un beau vallon, et dans le lointain, on découvre les clochers de Versailles ; j’ai un bois derrière moi, et un bois de chaque côté ; à droite une clairière, au travers de laquelle on aperçoit quelques arches de l’aqueduc de Marly. Du haut de la colline tombe un ruisseau que j’ai arrêté, et que j’ai obligé à faire travailler une petite usine. C’est un objet de pur amusement, mais qui pourrait me devenir utile au besoin. Cette usine est une douce conception que je me suis complu à faire exécuter sous mes yeux. Elle me sert à tout : elle fait tourner le crible où je passe mes grains, la meule où j’aiguise mes outils, et successivement j’applique mon moteur à toutes sortes d’usages. Le ruisseau n’est point perdu après avoir travaillé : mon petit Alexis l’a conduit dans un lac de sa façon, qu’il a couvert de vaisseaux, et où il fait toujours battre la flotte anglaise par la flotte française ; ce qui est du moins de bon augure.

Mon jardin est un véritable Eden, car j’y ai exécuté plusieurs des idées de Milton, et entre autres ce paradis dans le paradis, retraite enchantée, dessinée par Dieu même, et qui chez moi l’a été par ma femme. Là, nous réunissons de temps en temps quelques amis, gens d’esprit et de bons sens, mais qui ne cherchent point à paraître tels ; hommes sûrs, avec lesquels on peut tout dire sans risquer de se compromettre »u de les fâcher, qui se montrent tels qu’ils sont, parce que leur âme est honnête et bonne, et qu’ils n’ont ni malice ni ambition. Concevez-vous un être plus heureux que moi ? »

Je lui avouai que je n’en connaissais point, et que, pour mon compte, je n’étendais pas mes désirs au-delà de ce qu’il possédait.

La galiote arriva. Mon ami se sépara avec regret de la société avec laquelle il s’était si fort amusé ; on descendit à terre, et l’on se dispersa. Lui et moi, nous nous rendîmes dans la maison où nous devions diner et où une société assez nombreuse devait se rassembler ce jour-là. Je lui contai en chemin toutes les infortunes du malheureux père dont il avait tant déploré le sort. Il n’en soutint pas moins sa thèse ; et, tout en disputant, nous arrivâmes.

Après le dîner, le temps était beau ; on proposa une promenade dans le parc de Saint-Cloud. À peine y fut-on, que les uns s’arrêtant dans un bosquet, les autres s’égarant dans une allée, on se trouva bientôt séparé. Mon ami, un avocat célèbre qui avait été l’un des convives, et moi, toujours causant, nous perdîmes absolument le reste de notre compagnie. L’avocat qui parle beaucoup, mais assez bien pour n’être pas appelé babillard, nous entretint d’une foule d’affaires litigieuses, toutes plus bizarres les unes que les autres : en voici une, que je crois devoir rapporter ici, et pour cause.


HISTOIRE DE MADAME PRÉFLEURY.


Préfleury était un commerçant en gros, honnête homme, ayant des connaissances, et ne manquant pas d’esprit ; mais un faiseur de projets, de ces gens qui ont la manie de corriger le monde, et qui s’imaginent follement que les choses peuvent aller moins mal qu’elles ne vont. Chaque fois qu’il se commettait une faute grave en administration, le bon homme avait la migraine pendant huit jours. Confiait-on les deniers de l’État à un fripon reconnu ? plaçait-on dans le ministère, au lieu d’un citoyen probe et laborieux, un homme de plaisirs ? M. Préfleury devenait malade. Il n’a jamais pu s’accoutumer à voir prodiguer à des mimes le produit de contributions péniblement payées. Il ne pouvait supporter qu’en matière d’administration, on décidât d’un trait de plume, et souvent, d’un seul mot, du sort de cent mille personnes. Bref, il en est devenu fou, décidément fou. Il est aux petites maisons, où vous pouvez l’aller voir, et le pauvre diable vous remettra encore un nouveau plan pour opérer la félicité générale.

Pendant que Préfleury s’occupait si efficacement des affaires publiques, les siennes, comme vous pouvez penser, allaient tout de travers. Mais une fois que Mme Préfleury en a eu la direction, cela a été pis encore. S’il se présentait une occasion favorable pour faire une excellente spéculation, alors elle éprouvait un violent désir de se procurer un meuble à la mode, ou des bijoux de prix, et l’argent du commerce passait chez le marchand. S’agissait-il de comparaître en personne dans une affaire litigieuse ? elle était engagée dans une partie de campagne à laquelle elle ne pouvait manquer de se trouver pour rien au monde. Le premier commis de la maison avait beau lui faire des représentations : « Que voulez-vous, mon cher Descombes ? lui disait-elle. Faut-il que je m’ensevelisse dans la poussière d’un bureau ? On n’est ici-bas que pour jouir. À quoi sert l’argent, si ce n’est à le dépenser ? Vous êtes un brave-homme, je vous aime à la folie ; faites aller le commerce de votre mieux, et laissez-moi vivre à ma fantaisie. »

Le cher Descombes patienta quelque temps ; mais comme il n’arrive guère qu’on prenne aux affaires des autres plus d’intérêt qu’ils n’en prennent eux-mêmes, il fit sans bruit des démarches pour se retirer ; et ayant trouvé le moyen de s’associer dans une maison où l’on connaissait son talent, il le déclara respectueusement à Mme Préfleury, et la pria d’être convaincue de ses regrets.

Cette pauvre dame avait son mari aux petites maisons, ses affaires en désordre, et une fille à marier ; car le prétendu de Mlle Préfleury, lieutenant de dragons à l’armée d’Italie, et dont elle était fort éprise, venait d’y être tué.

Il fallut bientôt écouler ses marchandises à vil prix, pour faire face à ses engagements. Les marchandises n’ayant pas suffi, il fallut vendre une maison de campagne, puis une maison de ville ; on était accoutumé à une assez forte dépense, on avait contracté des dettes, et il ne restait plus de crédit pour en faire de nouvelles ; et cependant il fallait vivre, il fallait payer la pension de son mari… Que vous dirai-je ? On a vendu des bijoux, puis des meubles, on a renvoyé un M. Martin, vieux cousin, sans fortune, qui faisait les délices de la maison par ses petits vers ; le pauvre misérable est réduit maintenant à vendre ses livres pour subsister. Malgré tous ses sacrifices, Mme Préfleury ne peut éviter de se déclarer en état de faillite, et, pour comble de malheurs, la famille du mari lui demande compte de la fortune.

Voilà, mes chers amis, une des causes que j’ai à défendre : madame Préfleury est une de mes clientes ; mais je suis presque brouillé avec elle. Voici comment la chose s’est passée.

Hier elle est venue me trouver : « Mon cher, m’a-t-elle dit, je suis la plus heureuse des femmes… (Ce début ne laissa pas de me surprendre). J’ai trouvé un excellent parti pour ma fille, un riche Bâlois dont j’ai fait la connaissance, il y a quelque temps, dans une société où nous nous sommes rencontrés. Il fut enchanté d’Eulalie. Je lui ai laissé entendre que lorsque mes affaires seraient arrangées, elle aurait une très-jolie fortune. Nous avons chaque jour quelque nouvelle preuve de sa galanterie. Demain il nous donne un diner champêtre ; il m’a engagée à mener avec moi qui je voudrais ; vous en serez, j’espère. Nous nous amuserons bien ; on mettra la table au milieu des bois ; ce sera une véritable fête villageoise ; j’ai loué des diamants pour ce jour-là ; vous entendez bien qu’au moment d’un mariage, il faut jeter de la poudre aux yeux Que voulez-vous, mon cher ? vous savez ma position mieux que moi-même, et combien je suis pressée d’établir ma fille. Aussi je compte sur vous en cette occasion : voici de quoi il s’agit. M. Schweighauser, avant de conclure définitivement, a désiré que je lui donnasse quelques détails sur ma fortune et sur mes espérances ; il n’exige aucune preuve écrite, mais seulement des renseignements verbaux. Je lui ai donné votre adresse, en lui disant que vous étiez plus que personne à portée de le satisfaire à cet égard. Il connaît votre nom ; il aura la plus grande confiance dans tout ce que vous lui direz. Il s’agit de m’être utile en cette occasion. Vous m’entendez… Ce n’est pas tout : je me suis donnée pour veuve ; soutenez mon dire, car le reste aurait de quoi l’effrayer ; enfin, c’est un office d’ami que je vous demande.

— Madame, lui ai-je répondu, je ferai pour vous tout ce que vous auriez droit d’attendre d’un ami ; mais un ami lui-même ne vous promettrait pas de trahir, pour vous obliger, un galant homme qui se fierait à lui. Si votre étranger s’adresse à moi…

— Il s’y adressera après-demain sans faute.

— Je lui tairai ce que je ne serai pas absolument forcé de lui dire ; mais vous ne devez pas espérer que je fabrique une fausseté qu’il serait en droit de me reprocher, et que je me reprocherais éternellement à moi-même. »

Madame Préfleury prit alors un air très-piqué. Elle éclata en reproches ; mais, me voyant inflexible, elle fondit en larmes, se jeta à mes genoux en me disant : Vous voulez ma mort ; vous voulez perdre la mère et la fille ; vous n’avez point d’humanité. Enfin, sa désolation était au comble. Que pouvais-je faire ? lui promettre un mensonge ? Cela n’était pas eu mon pouvoir. La tromper elle-même ? c’était une trahison. Elle sortit en sanglottant, et s’écriant : Je ne supporterai jamais ce coup-là ; demain je n’existerai plus !

« Dans la vérité, sans examiner ce qui est de sa faute ou ce qui n’en est pas, je ne crois pas qu’il y ait une famille plus à plaindre. Un mari, un père devenu fou, qui ne reconnaît ni sa femme, ni sa fille ; une fortune brillante changée en un abime de dettes ; de vieux parents au dernier degré du besoin ; une fille qui a vu tuer celui qu’elle aimait, au moment où il allait devenir son époux, et qui est sur le point de voir s’échapper un nouvel adorateur, dernier espoir de toute la famille… »

Notre avocat s’arrêta tout court. Mon ami prit la parole, et lui dit : « Que regardez-vous dans les allées de ce parc ? est-ce cette compagnie folâtre qui parait sortir d’un excellent dîner, et où tout le monde, à l’envi, rit à gorge déployée ? Ce sont des gens avec qui nous avons fait ce matin le voyage, et avec qui j’ai causé presque tout le temps sur la galiote…

— Passons par ici, dit l’avocat ; j’ai des raisons pour les éviter : c’est madame Préfleury, sa fille, le futur, M. Martin, et deux de leurs parents.


  1. C’est au vingtième chapitre du livre II.