La joie fait peur
LA JOIE FAIT PEUR,
le 25 février 1854.
PERSONNAGES. |
ACTEURS. | |
ADRIEN, fils de madame des Aubiers | M. Delaunay. | |
NOËL, vieux domestique | M. Régnier. | |
OCTAVE, ami d’Adrien | M. Guichari. | |
MADAME DES AUBIERS | Mme Allan. | |
BLANCHE, fille de madame des Aubiers | Mlle E. Dubois. | |
MATHILDE DE PIERREVAL | Mlle D. Fix. |
LA JOIE FAIT PEUR.
Scène I.
Quel temps affreux cette nuit !… Et tous nos pauvres pêcheurs, partis depuis hier matin !…
Ils sont rentrés dans le port… Je les ai vus, j’étais sur la jetée.
Autrefois, au bruit de la tempête, je frissonnais, je pensais à lui et je tremblais !… Aujourd’hui, que m’importent les dangers et la tempête ?…
Hélas ! plus même d’inquiétude !…
Le vent était si violent, qu’il a brisé le grand mât devant la cabane de la Gervaise, votre voisine.
Chut ! ne parlez pas de la Gervaise devant maman. Elle aussi a perdu son fils ; voilà deux ans qu’elle n’a eu de ses nouvelles.
Ah ! la veuve du maître pilote, elle avait un fils ?
On croit qu’il a péri dans le naufrage d& l’Amphitrite. Ne parlez jamais de cela ici… le nom seul de la Gervaise fait pleurer maman… cela lui rappelle…
Je comprends… Cher Adrien !… mon ami d’enfance…
Mourir à vingt-trois ans, après le succès !
Quand déjà nos savants appréciaient l’importance de ses travaux et de ses découvertes !
Oh ! c’est bien lui ! c’est son doux regard… son air fier !… Prends garde que maman ne le voie, ce portrait ; il est si ressemblant, il lui ferait mal. Mon pauvre frère !… tu l’aimes donc toujours ?
Enfant !… (La regardant fixement.) Quand tu es triste, tu as ses yeux. (Elle l’embrasse.) C’est ce mois-ci que nous devions nous marier.
Comme il la regarde !
Scène II.
Mademoiselle Blanche ?…
Que veux-tu, Noël ?
C’est l’architecte, c’est-à-dire le maître maçon qui vient pour le vieux mur qui est tombé… Il voudrait parler à madame.
Bien. (Elle s’avance vers sa mère, puis revient à Noël.) Apporte-t-il le plan de la grange que je lui ai demandé ?
Oui, il dit que ça ne coûterait presque rien à bâtir, que madame a ici tous les matériaux… Tâchez qu’elle consente… Vous la mènerez voir les ouvriers travailler, ça la forcera à prendre un peu l’air, à marcher… Ce sera toujours ça de gagné.
Elle ne voudra pas… Si je lui demandais de faire faire en même temps une petite serre pour mes fleurs ?
Vos quatre orangers !
J’en aurai d’autres… Mais non, il ne faut pas que je le lui demande, elle verrait bien que c’est une idée pour elle et elle ne voudrait pas. Il faut qu’elle croie que je le désire. Vois-tu, Noël, il n’y a que l’idée de me faire plaisir qui puisse l’entraîner… il faut bien se dire cela.
Oui… Tâchons d’enlever cette affaire-là aujourd’hui, tout de suite.
Si je priais Mathilde…
Elle ? Elle n’est bonne à rien… elle ne sait que pleurer.
Et faire des chefs-d’œuvre…
Bah ! les chefs-d’œuvre, ça ne console pas.
Pourtant…
Qu’est-ce donc ?
Maman, c’est Noël qui veut absolument que vous parliez au maître maçon pour cette nouvelle grange que vous vouliez faire bâtir, il y a trois mois… avant notre malheur. Je lui dis que vous n’êtes plus disposée à vous occuper d’affaires, que vous ne pouvez penser à cela maintenant. Il ne m’écoute pas… Il est fou… il va faire monter cet homme… il dit que ça ne coûtera presque rien.
Rien, madame… rien…
Qu’on pourra même adapter au bâtiment une petite serre pour moi, pour que je m’amuse à soigner des fleurs…..
Très-bien !
Que cela me distraira. Eh ! mon Dieu, je n’ai pas besoin de me distraire… je ne veux pas m’amuser !… Et d’ailleurs, je n’aime plus les fleurs.
Chère enfant, toujours en larmes !… Cette vie-là est dangereuse à son âge… ses belles couleurs se flétrissent. (Haut.) Tu aimais tant les fleurs autrefois !
Oui, alors…
Alors tu n’étais pas seule à les soigner… Mais au moins il faut garder celles qu’il aimait… c’est un souvenir chéri… Noël a raison, ma fille, je vais parler au maître maçon.
Tu l’entends !
C’est de la bonne malice. (À part.) Elle est le démon du bien.
Noël, va ouvrir la grille du côté de la ferme. (Noël sort. — À part.) Allons, du courage. (Haut.) Viens, Blanche, il faut que tu donnes ton avis ; c’est pour toi.
Scène III.
Seuls un moment par hasard… (Il s’approche de Mathilde, qui se lève aussitôt et reste immobile.) De grâce, écoutez-moi, je vous en supplie ! Laissez-moi promettre à votre père que bientôt vous reviendrez chez lui.
Je vous l’ai déjà dit, je veux, je dois rester ici.
Vous devez demeurer chez vos parents, dans votre famille.
Ma famille est celle-ci… celle de l’homme que je devais épouser.
Je comprends que vous ayez voulu le pleurer près de sa sœur et de sa mère dans les premiers jours de votre chagrin ; mais après trois mois de deuil, il me semble…
Eh ! monsieur, si j’étais sa veuve, j’aurais le droit de porter son deuil toute ma vie.
Alors ce serait différent… les convenances…
Eh ! qu’appelez-vous les convenances ? Je pleure avec ceux qui ont la même douleur que moi, voilà pour moi les seules convenances.
Vos devoirs de fille…
La mère d’Adrien est pour moi une mère.
Mais enfin, votre père….
Mon père est remarié ; il est heureux : il n’a pas besoin de moi, et je suis certaine que, sans vos observations… inutiles, mon père n’aurait point songé à me rappeler à Paris.
Il souffre de vous savoir en proie à un si violent désespoir !… Il vous aime, il est fier de vous, de vos succès. Être au premier rang parmi nos plus fameux artistes, et perdre tout cela dans les larmes et dans l’oisiveté de la douleur !… Votre père a raison… il dit que bientôt l’art lui-même vous fera défaut, que vous ne pourrez plus peindre….
Eh bien ! je ne peindrai plus.
Que vous tomberez malade et que vous mourrez…
Eh bien ! je mourrai.
Vous n’en avez pas le droit… votre talent et vos succès vous engagent !
Eh ! qu’importent à présent mes succès ! Adrien n’est plus là… Mon talent ! tout ce que je lui demande (Allant à la table où elle dessinait.) c’est la force d’achever son portrait. Oh ! je voudrais le faire bien ressemblant… laisser de lui un beau souvenir… Ce cher portrait ! ce sera mon dernier travail ! Mais… sans lui !… Disputer à la mort cette pauvre image perdue… Ah ! c’est affreux !
Quelle idée aussi de partir, de vous quitter, d’aller courir le monde ! Comment voyage-t-on quand on est aimé !… Mais moi, Mathilde, si vous m’aviez aimé un peu, seulement un peu, je n’aurais jamais eu le courage de vous dire adieu ; non, j’aurais voulu passer ma vie à vous regarder vivre. Je n’aurais pas rêvé la gloire, moi, le vain éclat de mon nom… Votre gloire charmante m’aurait suffi ; je n’aurais rien désiré de plus noble que de vous aider à briller vous-même pour nous ; je n’aurais songé qu’à vous secourir dans vos travaux ; je me serais fait le serviteur de votre génie, et ce rôle modeste et fier m’aurait enivré. Ah ! c’est que moi je ne suis pas un ambitieux… j’aime ! (Mathilde a relevé la tête. Elle serre le portrait dans le tiroir de la table.) Sans doute, lui vous aimait, il avait pour vous une affection sérieuse ; mais s’il vous avait aimée d’amour, d’un véritable amour… (Mathilde se lève.) Vous avez beau vous fâcher, je le répète… il ne serait point parti.
Et moi je ne l’aurais pas aimé ! car c’est son ambition qui me plaisait… cette soif de la renommée, ce besoin de porter dignement un nom déjà illustre dans l’histoire de son pays. Il aimait mieux courir des dangers, braver mille morts, que de rester inutile et inconnu près de moi, dites-vous ? Eh bien ! c’est là son mérite à mes yeux, c’est cette audace qui m’a séduite. Adrien ne m’aimait pas ! Voilà ce que vous tenez à me faire comprendre, n’est-ce pas ?… Soit, j’ai compris, et je vous réponds que j’aime mieux cette héroïque indifférence, cet abandon glorieux, que la passion exclusive, la tendresse éternelle que tout autre oserait m’offrir.
Vous êtes injuste, Mathilde ; je ne mérite pas cette indignation. En quoi vous ai-je donc si cruellement offensée ?
Vous m’aimez !
Est-ce un crime ?
Oui !… c’est votre ami que je pleure !
Vous ne le connaissiez pas encore que je vous aimais déjà… Alors vous ne vous fâchiez pas de mon amour.
J’en riais.
Oh ! vous êtes sans pitié ! Vous voulez donc me désespérer ?…
Vous voulez bien me consoler !… Vous ne sentez donc pas ce qu’il y a pour moi d’offensant et de méprisant dans votre espérance ?… Me parler d’amour quand je pleure, c’est me dire que je suis un cœur sans foi, une femme sans souvenir, sans religion, sans pudeur !… Mais si je me consolais, je serais une misérable ! je me haïrais ! Je n’ai plus de valeur que par mon désespoir ; je vis pour conserver dans mon âme son souvenir, son image, pour continuer sa pensée ; je vis pour l’évoquer, pour le pleurer, pour l’aimer !… Et vous venez… vous osez !… (Elle traverse la scène.) Oh ! cette idée me révolte !… Vous osez venir me dire, à moi : « Je vous aime, oubliez-le, oublions-le ensemble ! » Et vous vous étonnez que je m’indigne !… Oh ! mais moi, je m’étonne que je puisse vous écouter encore si longtemps ! Il vient ici compter mes larmes et savoir si elles ne commencent pas à se tarir… et il espère, il est capable d’espérer… et il ose rêver qu’il me consolera, parce qu’il m’aime, lui, et qu’il saura bien me prouver qu’Adrien ne m’aimait pas !… Adrien, oh mon Dieu ! était-ce là ton ami ?
Calmez-vous, de grâce ! j’ai tort… mais je suis si malheureux de vous voir souffrir !…
Je veux souffrir.
Le ciel m’est témoin que je donnerais ma vie pour vous sauver de ce désespoir qui vous tuera.
Je ne veux pas qu’on me sauve, je ne veux pas que l’on s’intéresse à moi, je ne veux pas qu’on m’aime !
Mathilde !
Laissez-moi… laissez-moi !
Scène IV.
Par pitié !… (Descendant la scène, à droite.) Faut-il donc l’abandonner ?… Ce désespoir, c’est de la démence… Tout ce qu’elle a de force et de génie, elle l’emploie à souffrir !…
Qu’est-ce donc ? Vous la tourmentez.
Je cherche à la consoler.
Puisqu’elle ne veut pas être consolée !
Mais, Noël, vous ne voyez donc pas les ravages que le chagrin a déjà causés en elle ?… quel changement ! quelle pâleur !
Qu’est-ce que cela vous fait ? Tenez, mon cher enfant, laissez-moi vous parler franchement. Ce n’est pas bien à vous d’aimer mademoiselle de Pierreval. C’était la future d’Adrien, vous devez la respecter !… Ensuite, c’est une femme qui ne vous convient pas, à vous. Fils unique de notre plus riche armateur, vous êtes fait pour vivre au Havre, tranquillement, commercialement heureux ; pour épouser une bonne petite femme sans génie, qui aura de l’esprit et pas de talents, qui ne fera pas votre portrait, mais qui ne fera pas non plus celui des autres, et qui n’aimera que vous. Je m’y connais, celle-là ne vous aimera jamais.
Vous dites vrai, Noël, il faut que je l’oublie.
Il y en a tant d’autres ! Pourquoi vous obstiner à celle qui ne veut pas de vous ?
Je repartirai ce soir.
Déjà ! Pourquoi partir ?
Ma vue lui fait mal.
Votre vue ne fait pas mal à tout le monde.
Que voulez-vous dire ?
Je veux dire qu’il y a des personnes auxquelles votre vue est agréable… À moi, par exemple… à madame… à mademoiselle Blanche… C’est ça une aimable fille !… on ne la loue pas dans les journaux, dans la Vigie, mais…
Oui, je crois qu’elle sera très-belle.
Sera !… Il lui faut des femmes belles tout de suite… Il ne se doute pas que notre petite Blanche l’aime.
Elle a déjà beaucoup d’esprit.
Et de l’instruction ! et si gaie, quand elle n’a pas de chagrin !… Ah ! celle-là, si quelqu’un voulait la consoler, elle ne lui dirait pas des sottises. (Octave garde le silence. — À part.) Il ne comprend pas… il ne voit rien… Ah ! on a bien raison de dire que l’amour est aveugle… il l’est pour toutes choses.
Noël, je serai à Paris demain.
Demain ?
Si mademoiselle de Pierreval était malade, si madame des Aubiers avait besoin de moi, écrivez-moi.
Consoler, distraire trois femmes au désespoir, c’est une rude tâche, et maintenant que me voilà seul…
Vous pouvez compter sur moi ; j’ai été élevé dans la maison avec votre cher Adrien, et quoique je ne sois pas de la famille…
Oh ! il y a plusieurs manières d’être de la famille.
J’en suis par le cœur, par le choix, par le souvenir.
Qu’il est bête !
Adrien me traitait en frère, je serai pour sa mère un fils.
Mais c’est tout ce que je demande !
Faites que je puisse partir ce soir.
Scène V.
Pauvre garçon, il fait ce qu’il peut… Il faut être juste, il est dévoué, et s’il n’avait pas vu notre Blanche toute petite, il y a longtemps qu’il en serait fou ; mais elle est si jolie ! il faudra bien qu’il la regarde. (Voyant entrer Blanche qui pleure et va s’asseoir sur le canapé à droite.) C’est elle !… toujours en larmes… c’est décourageant !
Scène VI.
Mademoiselle Blanche, qu’est-ce que vous faites donc ? Vous m’aviez promis de ne plus pleurer.
Noël, ç’a été plus fort que moi. Tu sais bien les belles pivoines roses que nous avons plantées il y a deux ans, Adrien et moi ?
Oui, dans la grande pelouse, là-bas… eh bien ?
Eh bien, Noël, elles sont tout en fleur et si belles, si belles !… oh ! quel malheur !
Je ne vois pas de malheur à ça… Allons donc, du courage, morbleu !
Tu ne vois pas de malheur !… Mais tu ne comprends donc rien ? Mon pauvre frère !… Nous les avions plantées ensemble… ensemble ! et je suis seule à les voir fleurir !…
Je comprends… je comprends… mais ça n’est pas plus triste qu’autre chose.
C’est vrai, mais je les avais oubliées, ces fleurs… Je marchais tranquillement dans l’allée des peupliers, où je ne m’étais pas promenée depuis huit jours… Tout à coup, au tournant de l’allée, j’aperçois dans le gazon une touffe énorme de grosses fleurs toutes roses !… d’un si joli rose !… j’ai reconnu que c’était celles que… alors… je ne m’y attendais pas et cela m’a saisie ; j’ai pensé que lui… ne les verrait jamais, jamais !… et cela m’a fait tant de mal que je me suis enfuie pour que maman ne me vît pas pleurer.
Oh ! pour le coup, c’est de l’enfantillage !… Vous deviez bien vous attendre à cela, que diable ! C’est une chose toute simple et qui arrive tous les jours. On s’amuse à planter un arbuste avec quelqu’un, et quand le printemps vient, la personne avec qui… on l’a planté n’est… plus là… ; on cueille les fleurs… sans elle… Tout le monde connaît cela… il n’y a pas de quoi pleurer. (Il pleure et se fâche.) Voyons, voyons ! soyez donc plus forte, et songez que si vous n’y prenez garde, un nouveau malheur peut bientôt vous frapper. Oui, ma chère Blanche, je vous l’ai dit, votre mère m’inquiète, sa santé ne se rétablit pas. Elle pleure des nuits entières ; elle a, au moindre bruit, des palpitations qui la font rougir et pâlir à tout moment… Il ne faut pas nous faire d’illusion : si nous ne nous entendons pas tous pour la distraire, pour lui rendre un peu le désir de vivre, le chagrin la tuera.
Que faire, Noël ? comment la guérir ?
Il faut d’abord ne pas sangloter à chaque instant, comme vous faites ; il faut lui trouver des occupations… la forcer à sortir.
C’est ce que j’avais fait, et déjà j’étais bien contente… Elle est avec l’architecte… ils ont parlé des travaux ; les ouvriers viendront lundi. Je me réjouissais déjà de ce qu’elle avait consenti à tout ce que je lui avais demandé, lorsque j’ai aperçu ces malheureuses fleurs, et…
Encore ! Je ne veux plus qu’on prononce devant moi le nom de ces coquines de fleurs !… Essuyez vite vos yeux et allez rejoindre madame… en courant… cela vous rendra vos couleurs… Et surtout cachez-lui bien que vous avez tant pleuré !… Tachez de lui sourire un peu, inventez quelque chose d’agréable… figurez-vous qu’un bon jeune homme, qui a l’air de ne pas penser à vous, vient tout à coup vous demander en mariage.
Un bon jeune homme ?
Je ne parle pas de M. Octave.
M. Octave !
À la bonne heure ! le voilà, ce joli sourire qui était notre joie à tous… Il y a si longtemps qu’on ne l’avait vu ! Souriez, souriez comme cela à votre mère… allez, allez, c’est ce qui peut lui faire le plus de bien.
Oh ! tu es bon, Noël, tu me rends toujours du courage ! Nous avions toutes perdu la tête… Tu as été pour nous un sauveur !… si délicat dans tes soins pour ma mère, si ingénieux pour la préparer doucement à ce coup terrible !… Je ne te dis rien, mais je sens bien tout ce que nous te devons. Oui, va, je te connais et je t’aime bien !… Oh ! mais voilà que tu pleures à ton tour, je t’y prends ! tu ne pourras plus me gronder !…
C’est qu’aussi vous me dites des choses !… (Se fâchant.) Allons, allons ! ne m’attendrissez pas ! ne m’enlevez pas mon énergie !
Comment ! tu ne veux pas que je te dise que je t’aime et que tu es bon ?… Eh bien, je te dirai que tu es très-spirituel.
Moi ?
Et que, malgré ton air niais et tes boucles d’oreilles…
J’ai l’air niais ?
Un peu…
Ah !… Eh bien, malgré mon air niais et mes boucles d’oreilles, qu’est-ce que je sais faire ?
Tu sais deviner des choses mystérieuses que personne ne devine… Tu lis dans la pensée, toi !
Hein ! qu’est-ce que cela signifie ? Expliquez-vous.
Non, non, je ne veux rien… je ne veux rien dire de plus ; je veux seulement te prouver que je te connais, que j’apprécie tout ce que tu fais pour nous et que je t’aime bien.
Mais enfin, il faut…
Assez, assez !… Maman m’attend pour aller à l’église. Adieu ! (Revenant à la gauche de Noël, et tout bas.) Tu n’en as parlé à personne, Noël, n’est-ce pas ?
De quoi donc ?
De tes découvertes.
Non.
Oh ! je t’en prie, sois discret !… Si maman se doutait… elle serait encore plus triste… Et puis, moi, Noël, j’ai ma dignité !…
Et puis, enfin, ce n’est peut-être pas vrai.
Oh ! que si.
Ah !… vous avouez donc ?
Rien… rien… Adieu, Noël, adieu !
Scène VII.
La charmante fille !… Voilà une femme dans mon genre ! C’est comme cela qu’elles me plaisent, les femmes ! (Il va ouvrir la fenêtre.) Je n’aime pas ces grands caractères à grands sentiments, ça me fait peur. (Il range la table contre la cheminée.) Leur fameuse Mathilde qu’ils aiment tous… moi, elle m’effaroucherait. Ils appellent ça une femme de génie… Eh bien, qu’est-ce que ça me fait, à moi, une femme de génie !… Je n’en fais aucun cas, je le dis hardiment. (Il place un fauteuil sur l’avant-scène, à droite.) Si je lui pardonne son génie, à celle-là, c’est qu’il lui a fait faire un beau portrait de notre cher enfant, quoiqu’elle lui ait donné un air sombre et sévère qu’il n’avait… qu’il n’a pas ! car ils ont beau le pleurer…, moi je ne peux pas encore m’imaginer qu’il soit mort. Quand on me donne tous les détails de sa fin si horrible, qu’on me montre ses habits troués de balles, les lettres qu’on a trouvées sur lui, son portefeuille, ses papiers qui sont là… (Il indique la porte à gauche.) eh bien, je dis encore que cela ne prouve rien ! (Il secoue les coussins de la chaise longue.) Le rapport du capitaine constate que ces habits recouvraient le corps d’un jeune homme mort depuis plusieurs jours, et dont les traits étaient méconnaissables. Donc, ce n’était pas lui !… Ne peut-il pas avoir prêté ses habits à un camarade, à un compagnon ? Peut-être qu’il est chez les sauvages, en danger, en grand danger… mais mort, non, cela ne se peut pas !… Cela lui ressemble si peu de mourir !… de mourir jeune… lui à qui la mort s’est offerte déjà tant de fois… lui qui l’a toujours si adroitement évitée !… Quand je me rappelle tous les dangers dont il a été sauvé par miracle, non, je ne peux pas me décider à croire que Dieu l’ait tout à coup abandonné. Un jour, — il avait cinq ans, — nous jouions ensemble, je courais après lui ; dans le feu de la course, il perd la tête, s’approche de la fenêtre, saute par-dessus la balustrade et disparaît… Un second étage !… Je pousse un cri, je m’élance vers la fenêtre, je regarde sur le pavé… je croyais le voir là étendu sans vie… Pas du tout ! mon gaillard était accroché par sa blouse à une jalousie du premier étage ; il avait passé ses petits pieds dans les bâtons, et, se tenant par les mains, il regardait gaiement en l’air et m’attendait au passage. « Tu ne m’attraperas pas ! s’écriait-il, tu ne m’attraperas pas ! » Ah ! malheureux, quelle frayeur ! J’en ai été malade six semaines… lui n’en a fait que rire… Et le jour où il est tombé dans la rivière, juste dans le filet du père Giraud, qui l’a bien vite repêché avec deux truites !… Et quand… Ah bah ! je n’en finirais pas… c’était toujours comme ça… des miracles qui prouvaient bien que le bon Dieu avait besoin de lui pour plus tard… Et l’on voudrait me faire accroire que des méchants sauvages, que des gens de rien, des hommes tout nus, auraient osé porter la main sur cet enfant béni ? Non… ça ne se peut pas ! aussi, moi je l’attends !… Je le verrais entrer là, tout à coup, que je n’en serais pas même saisi… cela ne me ferait rien du tout. Il me semble à tout moment qu’il va m’apparaître… il me semble que je vais entendre sa voix… (La porte du fond s’ouvre, un jeune homme paraît, il s’arrête et écoute.) sa bonne et belle voix, forte et sonore, et qu’il va me crier comme autrefois, quand il revenait de ses excursions savantes sur les côtes : « Me voilà ! me voilà ! Mon vieux Noël, je n’ai rien mangé depuis vingt-quatre heures, vite une omelette ! »
Scène VIII.
Me voilà ! Mon vieux Noël, je n’ai rien mangé depuis vingt-quatre heures, vite une omelette !
Ah !…
Qu’as-tu donc ?… tu es tout tremblant… Tu ne m’attendais donc pas ?… Je t’annonçais… (Voyant chanceler Noël et le recevant dans ses bras.) Eh bien ! Noël… Noël… reviens à toi. (Noël le regardant et cherchant à le reconnaître, il lui dit :) C’est bien moi !
Ô mon enfant ! que je suis heureux !…
Mais, Noël, ce saisissement… je ne comprends pas… Mes deux lettres… tu ne les as donc pas reçues ?
Rien… je n’ai rien reçu !
Ma lettre a dû arriver hier.
Hier !… Depuis qu’on n’attend plus rien de toi, on n’envoie plus chercher les lettres à la ville.
Mais vos autres lettres ?
Oh ! celles-là, elles viennent quand elles veulent.
Et ma mère ?…
Elle vous croit toujours mort.
Mort !
Ah ! la malheureuse, quel coup de foudre ! Ô Seigneur !…
Ainsi, elle n’est donc pas préparée à mon retour ?
Est-ce que j’y étais préparé, moi ?… Mais, j’y pense, quelqu’un t’a peut-être vu entrer ici ?… N’as-tu pas rencontré quelqu’un ?
Personne… J’étais même inquiet de ce que vous ne veniez pas tous à ma rencontre.
À sa rencontre !… Il est amusant !… Mais cette émotion est trop… un autre à ma place en serait tout éperdu… Heureusement que j’ai de la tête ! Voyons, soyons prudent… ces pauvres femmes, elles en mourraient !… il faut les amener, petit à petit, à cette idée… si douce ! mais trop douce… Ah ! c’est que, vois-tu, elles n’ont pas mon énergie… elles ne pourraient supporter… comme moi…
Mon brave Noël, tu trembles pour ma mère… elle est donc bien malade, que le bonheur de me revoir te paraît si dangereux pour elle ?
Très-malade… Oh ! je ne suis plus inquiet… c’était le chagrin… le bonheur va la guérir ; mais, pour cela, il ne faut pas qu’il la tue du premier coup. Oh ! ce premier moment sera terrible !… Je ne sais… je cherche… Me voilà aussi tourmenté que le jour où je lui ai appris votre mort… Elle est restée trois heures sans connaissance… et pourtant je l’avais amenée tout doucement…
Pauvre mère !… Oh ! qu’il me tarde de l’embrasser !
Tais-toi donc ! tu me fais peur.
Tu crois que la joie…
Je crois qu’à votre vue elle tomberait morte… voilà ce que je crois… Il faut absolument que votre sœur…
Oui, Blanche nous aidera. Qu’il y a longtemps que je ne l’ai vue ! comme elle doit être jolie à présent !
Elle était jolie, elle l’est encore ; mais depuis votre mort elle pleure tant !…
Chère petite sœur !… Et mademoiselle de Pierreval ?
Elle est ici.
Mathilde est ici !
Depuis votre mort elle n’a pas quitté la famille.
Oh ! Noël, que je suis heureux ! (Il lui saute au cou et l’embrasse.) Elle m’aime donc toujours ?
Elle fait votre portrait et elle pleure !… Va-t-elle être contente !… Oh oui !… mais il ne faut pas l’épouvanter non plus ; celle-là, c’est un autre genre, elle deviendrait folle. Ô mon Dieu ! mon Dieu ! qu’est-ce que je vais faire de mes femmes ?… comment leur apprendre ?… comment les avertir ?… Je m’y perds, je n’y suis plus… je…
C’était pour éviter tout ce trouble que je t’avais écrit. En arrivant au Havre, j’ai su que la nouvelle de ma mort était répandue dans le pays, et c’est toi que je chargeais de dire à ma mère…
Chut !…
Quel malheur que tu n’aies pas reçu cette lettre !
Silence donc ! c’est elle !
Qui ?
Madame !
Ma mère !
C’est son pas fatigué et languissant… elle s’arrête à moitié de l’escalier… c’est elle !… où le cacher ?…
Dans ma chambre.
Madame a la clef… on n’entre plus dans cette chambre !
Sur le balcon ?…
Dehors !… on vous verrait. Le verrou… le verrou… non… cela l’inquiéterait, elle insisterait pour entrer… Ah ! barricadons la porte… vite, vite, aide-moi !
Scène IX.
Noël !
Laissons-la appeler.
Ô ma mère !
Noël !
Ah ! pardon, madame, je croyais que tout le monde était à l’église, et je profitais de ça pour faire le salon à fond… il en a bon besoin. Madame veut-elle que je dérange le canapé pour…
Non, je venais seulement chercher mon livre de messe ; il doit être là, sur la cheminée ; donne-le-moi, Noël.
Oui, madame. (Tout en maintenant le canapé contre la porte, il fait signe à Adrien qui va prendre sur la cheminée le livre de sa mère et le couvre de baisers ; au lieu de le remettre à Noël qui l’attend, Adrien tout tremblant le passe à sa mère derrière la porte.) Est-ce celui-là, madame ?
Oui, merci.
Ouf ! je suis en nage !
Noël, je la vois ! je la vois !… Oh ! comme elle est pâle !… comme elle est changée, ma pauvre mère !…
Et moi aussi, je suis bien changé… mes pauvres cheveux sont presque tout gris.
Quelle douleur ! comme elle m’aime, ma mère ! Et ne pouvoir la tenir dans mes bras ! l’embrasser !…
Embrassez-moi toujours, ça vous soulagera. (Adrien l’embrasse avec passion.) Tant que vous n’aurez rien de mieux à embrasser, tâchez de vous faire illusion. (Il passe à gauche, et Adrien se rapproche de la fenêtre.) Grâce au ciel, le danger est passé ! (Arrachant Adrien de la fenêtre.) Mais cachez-vous donc !… si elle se retournait !…
Cela me fait tant de bien de la suivre des yeux !… Noël, tu vas dire que je suis un monstre, mais cela me fait plaisir de me voir pleuré comme ça !
Vous n’êtes pas dégoûté !… Mais il ne s’agit pas d’être heureux, il faut nous entendre… nous avons une heure devant nous… Mais non ! qu’est-ce qui vient là ?… vite le verrou.
Noël !…
C’est votre sœur !
Blanche !
Noël !…
Ah bah ! à cet âge-là, on a de la force pour le bonheur. Laissez-moi seulement la prévenir… cachez-vous derrière le rideau.
Ouvre donc !
Voilà, voilà.
Scène X.
Ah ! c’est vous, mademoiselle.
Pourquoi donc t’enfermes-tu, Noël ?
Pourquoi ?… c’est… c’est pour empêcher la poussière de sortir.
La poussière !…
Qu’est-ce que je dis donc ?
Maman est allée à la messe avec Mathilde… Elles n’ont pas voulu m’emmener… j’y suis allée ce matin déjà. Je croyais que maman serait trop souffrante et qu’elle ne pourrait pas sortir aujourd’hui… Oh ! Noël, tu as raison, je la regardais tout à l’heure, elle est bien atteinte, ce chagrin l’a brisée.
Le chagrin… oui… effectivement le chagrin… (Il fredonne.) Peuh ! peuh !…
Mais qu’as-tu donc ?
Moi ?… rien… rien… Peuh ! peuh !
Je te parle de mes inquiétudes et tu ne m’écoutes pas.
Si fait, mademoiselle, si fait… Peuh ! peuh !
En vérité, je crois qu’il chante ! Toi, Noël, tu chantes ! Mais qu’est-ce qu’il y a donc ? (S’approchant de Noël.) Noël, tu as l’air tout jeune ! ce n’est pas naturel… Il est arrivé quelque chose… Mais qu’as-tu donc, Noël ?
Je suis bouleversé, n’est-ce pas ? J’ai la figure à l’envers ?… Je vous parais tout drôle, cela doit être. C’est que je viens d’éprouver une émotion, une impression, une commotion violente, et j’ai un peu de peine à me remettre.
Une émotion heureuse, car tu es tout content et tu chantes !
Oui, mademoiselle…
Heureuse pour toi ?
Pour moi et pour vous.
C’est vrai, c’est la même chose, tu n’as pas d’enfant.
Je suis mon seul enfant, le fils de mes œuvres.
Alors, c’est un bonheur qui nous arrive ?
Oui… oui… un bonheur.
Lequel ?
Devinez… cherchez…
Je n’ai plus besoin de chercher… mon frère ?…
C’est ça, vous y êtes.
On a de ses nouvelles ?
Allez ! allez !
Il n’est pas mort ?… on s’était trompé ?… Il est arrivé au Havre ?
Vous le savez donc ?
Non, je l’ai rêvé…
Mademoiselle Blanche, vous avez du courage, de l’énergie, du sang-froid…
Tu peux tout me dire… Tu le vois, Dieu m’avait préparée à cette joie !
Alors… si Dieu vous a préparée, je n’ai plus rien à faire… mais vous ne vous évanouirez pas ?
Moi !… Il est ici ?
Il est ici.
Nous allons le revoir ?
Vous allez le revoir.
Ô ma mère !…
Pauvre petite sœur !…
Mais, s’il est ici, où donc est-il ?…
Blanche !
Adrien !… viens, viens, je n’ai pas peur.
Ma sœur ! ma chère Blanche !… quel bonheur !…
Oh ! maman, maman, quelle joie !… Un mois plus tard, Adrien, tu ne l’aurais plus retrouvée… Et Mathilde ! comme elle va reprendre courage ! Tu nous rends la vie à toutes les trois… Oh ! que Dieu est bon ! Mais regarde-moi… C’est bien lui !… Noël ! Adrien !… Ah !… Ils t’avaient donc tué, ces vilains sauvages ?
Pas tout à fait… J’avais trois halles dans le corps, j’étais sans connaissance… ils m’ont pris mes habits et ils m’ont laissé là… J’ai été sauvé par miracle.
Qu’est-ce que je disais ?… un miracle !
Une femme du pays m’a recueilli chez elle ; j’ai été deux mois à me rétablir…
Pauvre frère !
Elle me soignait à sa façon : pour tout traitement, des paroles magiques… Ç’a été long !
Et ton uniforme qu’on nous a renvoyé ?
On l’a retrouvé sur mon voleur, qui, dans une mêlée où nous avons perdu plusieurs des nôtres, a été tué.
C’est bien fait !
On l’a pris pour toi ?…
Il était méconnaissable ?…
Il était mort depuis quinze jours ! Et comme il avait mon uniforme…
Comme on a trouvé sur lui votre passe-port…
Les lettres de ma mère…
La montre à votre chiffre…
On a cru que c’était moi.
C’est ça ! Permettez donc… je découvre une chose !
Quoi donc ?
C’est que, depuis trois mois, c’est son voleur que nous pleurons !… Nous pleurons son voleur !
Son voleur !
C’est vrai… c’est nouveau !
C’est drôle… je trouve cela drôle.
Ah ! c’est mal ! nous rions… et maman qui pleure encore !
Ne pensons qu’à elle… Je vous conterai mes aventures quand elle sera là.
Il faut absolument le cacher. Il ne peut pas rester dans ce salon.
C’est le tien… On y était mieux pour penser à toi.
Il nous faudrait la clef de cette chambre.
Maman l’a chez elle.
Diable !
Non… non, je me rappelle, hier elle l’a mise là dedans. (Elle va à la table à gauche et cherche dans un pupitre.) La voilà ! nous sommes sauvés ! (Elle ouvre la porte de la chambre. — À Adrien.) Vite, en prison, et ne bougez pas, monsieur… Vous resterez là jusqu’à ce soir, sans boire ni manger !… (Venant à Adrien.) Ah ! je parie que tu as faim ?
Non, je suis trop ému.
Tu vas déjeuner, cela t’occupera.
Dans une maison où il n’y a que des femmes, il n’y a jamais rien à manger.
Mais nous ne sommes pas seules.
Comment ?
Nous avons ici un ami.
Octave !… Il est avec vous ?
Il ne nous quitte pas.
Pourquoi donc rougis-tu ?
Je ne rougis pas
Tu as rougi… Octave est amoureux de toi !
Non… Viens.
Ne la taquinez pas, je vous ferai ses confidences.
Ah !… J’arrive à temps pour les bénir.
Dépêche-toi, maman va rentrer !
Non, personne encore dans l’avenue…
Ah ! ma chambre d’écolier !… Quelle symétrie ! mes livres, mes cartes, mes herbiers, chaque chose est à sa place !… Je ne m’y reconnais plus… Voyez-vous, ce vieux grondeur, comme il a bien vite profité de ma mort pour mettre en ordre mes affaires ! Mais sois tranquille, demain tu t’apercevras que je suis revenu. Et mes études, on les a fait encadrer… quel honneur !
C’est ça… admire—les.
Comment ! tu m’enfermes ?
Sois sage… Songe qu’il y va de la vie de maman ! Dans sa chambre… en voilà de la joie !
Scène XI.
Quelle aventure ! Quand je disais qu’il n’était pas mort… je le connaissais bien !
Va vite lui chercher à déjeuner.
C’est juste.
Quel bonheur ! quel bonheur ! comme nous allons nous amuser ! Ah ! que c’est gentil de ne avoir plus de chagrin ! Et cet affreux deuil ! ô la vilaine robe !… il me tarde de la quitter… je mettrai ce soir ma robe rose !
Comme ça lui va bien, le bonheur ! elle saute comme une petite chèvre !… Mais, mademoiselle, ne sautez donc pas comme ça… si madame vous voyait !…
Oh ! je t’en prie, laisse-moi un peu sortir ma joie… elle m’étouffe. Oh ! c’est si bon de penser qu’il est là, lui, ce cher enfant que nous avons tant pleuré… Il est là !… mon cher petit frère ! — (Elle lui envoie des baisers.) Je le trouve bien embelli… c’est un homme.
Plus… un marin ! Oh ! il a une fameuse tournure, et il est bien mieux que son ami Octave.
Noël, tu es méchant.
Je suis si content… je dis des malices… c’est ma manière de danser, à moi… Mais quel moyen employer pour apprendre à madame ?…
Moi, je ne cherche pas… Dieu m’enverra une inspiration. La seule chose qui m’inquiète, c’est que je ne peux plus être triste !
Ni moi non plus.
Nous voilà bien !
Vous êtes fraîche comme une rose !
Et toi, donc ! tu as un regard brillant qui dit tout.
Non, cela ne prouve rien… J’ai quelquefois l’œil très-brillant, d’ailleurs…
On vient d’ouvrir la grille !
C’est madame… tenons-nous bien !
Elle est avec Mathilde.
Elles se séparent. Mademoiselle de Pierreval rentre chez elle ; madame est sur le perron… elle monte ici… Allons, ferme ! voilà le moment du danger… je m’en vais…
Comment ! tu me laisses ?
Vous le disiez vous-même, je ne sais pas dissimuler, je ne suis pas femme.
Scène XII.
Noël !… Que faire ? le cœur me bat… Pauvre mère ! la voici. Comme elle est triste ! (Elle va du côté de la fenêtre.) Oh ! je voudrais lui sauter au cou et lui dire tout de suite… mais non, elle est si malade… Mon Dieu, inspirez-moi !
Scène XIII.
Que je souffre !… Tant mieux ! le supplice sera moins long.
Vous voilà, maman… comment êtes-vous ? Cette course vous a fatiguée, je le vois.
Ah ! tu étais là ?… je ne t’avais pas vue.
J’étais sur le balcon… Ah ! maman, vous êtes pâle… vous avez encore bien pleuré !…
J’ai prié.
Oh ! je ne peux plus la voir pleurer, je n’ai plus de patience
Octave était avec nous ; je n’ai pu dire à Mathilde ce que je voulais lui faire comprendre. Il faut tant de ménagements avec elle ! Ne trouves-tu pas, ma fille, qu’elle est tous les jours plus irritée ? N’es-tu pas comme moi inquiète de Mathilde ?
Oui, maman, très-inquiète…
Il faut absolument qu’elle retourne chez son père… Je n’ai pas le droit de m’emparer de son avenir… Elle doit se consoler, elle… aucun lien ne l’engage… La douleur constante, les regrets éternels n’appartiennent qu’à nous !
Oh ! que je voudrais répondre !
Qu’as-tu donc ? Tu n’en veux point à Mathilde, n’est-ce pas ?
Moi ? non, maman.
Tu n’es pas fâchée que nous soyons allées sans toi à l’église ?
Non, au contraire, je suis bien contente d’être restée à la maison.
Ah !… Octave !… cette idée me trouble… On étouffe ici !… (Haut.) Pourquoi as-tu fermé la fenêtre ? ouvre-la, Blanche.
La fenêtre !… Mais, maman, elle… Ah ! c’est vrai, je l’avais fermée par distraction. (Elle court à la fenêtre ouverte et fait semblant de l’ouvrir. À part.) Comme elle est oppressée !… Je n’ose encore rien lui dire.
Il va faire de l’orage, sans doute… on est suffoqué !
Il fait un temps superbe !… Ô mon Dieu ! comme elle souffre ! (Elle passe derrière sa mère et se place à sa gauche. Haut.) Maman…
Cette promenade à la ferme t’a fait du bien. Tu as repris tes couleurs et presque ton gentil sourire… Mais je te trouve, je ne sais pourquoi, une expression de figure étrange.
À moi !…
Tu me parais à la fois joyeuse et contrariée.
Vous devinez tout.
As-tu appris quelque nouvelle qui te réjouisse ?
Maman… (À part.) Quelle idée !… Si j’osais…
Hélas ! que pourrions-nous apprendre ?
Oui, c’est le meilleur moyen.
Dis-moi, qu’est-ce que tu as ?
Eh bien ! je suis en colère, je suis furieuse… il y a des choses qui me révoltent !
Quoi donc ?
C’est qu’il arrive de si grands bonheurs à des gens qui ne les méritent pas, qui ne les sentent pas ! Et que vous, vous ayez tant de chagrins !… vous qui êtes si bonne, si généreuse, si aimée !
J’avais reçu ma part trop belle, Dieu me l’a reprise. Mais de qui veux-tu parler ?
De cette mauvaise mère… moi, je trouve que c’est une mauvaise mère !
Je ne sais pas de qui tu veux parler ?
De Gervaise… de Gervaise qui avait forcé son fils à partir, à s’engager, parce qu’il voulait se marier malgré elle. C’était une cruauté indigne… elle méritait bien de le pleurer toujours !
Eh bien ?
Elle a reçu enfin des nouvelles…
Des nouvelles de son fils ?
Il n’a point péri dans le naufrage de l’Amphitrite, comme on le croyait.
O mon Dieu ! un tel bonheur ! est-ce possible ?
Il est à Brighton, on l’attend au Havre.
Qu’a-t-elle donc fait au monde, cette mère, pour que cette récompense lui soit donnée ?
Rien… et c’est ce qui m’indigne ! Elle ne savait pas même pleurer son enfant.
Ah ! ne dis pas cela, ma fille !
On l’aurait crue déjà consolée, elle était si calme, si résignée !…
C’est qu’elle espérait ! Gervaise n’avait jamais reçu, elle, la nouvelle officielle de la mort de son fils… elle pouvait toujours se flatter qu’un jour…
Oui, c’est ce que je dis, elle pouvait encore espérer… Les aventures de voyage sont si singulières !
L’heureuse femme !
Mais alors, maman… c’est une idée folle… mais nous… nous peut-être aussi nous pouvons espérer.
Espérer !
Oh ! maman, maman, quelle joie si tout à coup nous allions apprendre que…
C’est impossible, impossible… on a eu toutes les preuves de sa fin horrible… Mon pauvre enfant !
On a trouvé le corps d’un jeune homme qui avait les habits d’Adrien, c’est vrai ; mais on a dit, on a avoué qu’on n’avait pas pu le reconnaître.
Oui, mais…
Mais… mais… si… si quelqu’un… qui sait ?… si quelqu’un avait emprunté son uniforme ?
Un officier ne prête pas son uniforme ; et d’ailleurs, l’acte est positif, le gouvernement a reçu la nouvelle.
On peut bien se tromper.
Mais, ma pauvre folle, Adrien m’aurait écrit.
Ce n’est pas par une lettre que Gervaise a appris le retour de son fils, c’est par un voyageur.
Son fils ne lui écrivait jamais, c’était un cœur insouciant ; mais mon fils à moi, si dévoué, si religieux dans ses soins…
Eh bien, moi, depuis que je sais que Gervaise a appris le retour de son fils, je ne peux pas m’empêcher d’espérer, de rêver le retour du nôtre… Je ne peux pas croire que Dieu fasse une si grande injustice en sa faveur, et qu’il vous oublie. Ô maman ! songe donc comme tu serais heureuse si on venait… là… tout à coup, te dire : On a vu votre fils !…
Tais-toi… tais-toi !… j’en mourrais !… Ne me donne pas ces cruelles idées, elles sont inutiles, et elles me font trouver mon désespoir encore plus amer.
Elle me décourage… elle ne me seconde en rien… elle repousse toute espérance, même en rêve ! Et ce Noël qui me laisse tout le mal !… Pourtant il faut bien lui apprendre… (Haut.) Vous me quittez, maman ?
Oui, je vais chez Mathilde.
Chez Mathilde ?
Il faut absolument obtenir d’elle qu’elle retourne à Paris. Je vais… je dois… (Arrivée à la porte, elle descend vers Blanche.) Tu dis que c’est au Havre qu’on attend le fils de Gervaise ?
Oui, maman, au Havre… Il peut être ici demain.
Quelle joie ! Comment pourra-t-elle supporter cette émotion ! Oh ! à sa place, je n’aurais… (Éclatant.) Oh ! je n’aurai jamais un pareil bonheur !… Son fils !… son fils !… Comment vit-elle dans une pareille attente ? Elle doit compter les heures, les minutes, cette femme !… Blanche, je reviens.
Scène XIV.
Le coup a porté… L’idée va germer et grandir… D’abord, elle comprendra qu’une mère peut retrouver son fils… et puis, je lui dirai : Cette mère si heureuse, ce n’est pas Gervaise… maman, c’est toi !
Scène XV.
Mademoiselle, où va donc madame ?
Elle va chez Mathilde.
Mais non, elle a pris le chemin du port.
Seule ?
Non, j’ai fait signe à Louise, qui la suit en cachette.
Souffrante comme elle est aujourd’hui !
Elle n’a pas l’air malade, elle marche vite et d’un pas empressé, comme quelqu’un qui va chercher une bonne nouvelle… J’ai cru que vous lui aviez dit quelque chose.
Et c’est le chemin du port qu’elle a pris ?
Oui, celui qui rejoint le rempart, et que nous prenons quand nous allons chez Gervaise.
Elle est allée chez elle… je m’en doutais !
Et que va-t-elle faire là ?
Noël, elle va apprendre comment on retrouve son fils.
Comment cela ?
Je lui ai fait un conte.
Un conte !
Je lui ai dit le bonheur qui nous arrive.
Déjà ?
Mais je lui ai fait croire que c’est à la Gervaise que ce grand bonheur était arrivé.
C’est ingénieux ! elle va découvrir que c’est un mensonge.
Tant mieux !
Vous serez confondue.
Tant mieux !
Elle comprendra bien vite qu’il y a un mystère là-dessous.
Et elle cherchera…
Ah ! j’y suis !… et elle devinera !
Elle n’osera pas deviner… c’est trop beau ! mais elle pensera que nous avons reçu quelques avis, qu’on nous a donné quelques nouvelles. Deviner qu’il est là, vivant !… Ah ! mon Dieu, mais il meurt de faim ce cher prisonnier ! porte-lui vite à manger.
J’ai là mon panier.
C’est bien ! Entre vite.
Faites le guet.
Sois tranquille. — C’est vrai, si quelqu’un, si Mathilde nous surprenait… ah ! quelle attaque de nerfs !… Et Noël qui a tant peur des nerfs de Mathilde !…
Mademoiselle !… mademoiselle !…
Eh bien ?…
Votre frère…
Eh bien, mon frère ?…
Dans sa chambre il n’y a plus rien !
Adrien ?…
Vous l’aviez enfermé à double tour !…
Ah ! je devine… il est chez Mathilde.
Par où serait-il passé ?
Par la fenêtre.
Encore !
Et ma mère qui doit aller chez elle !… Elle va le voir !…
Allons, bon ! à peine de retour, voilà déjà les tourments !
Et que veux-tu, puisqu’il l’aime !
Oui, il l’aime, il l’a revue, et déjà il ne pense plus à nous ! Oh ! l’amour… l’amour !…
Scène XVI.
L’amour a des ailes.
Ah ! te voilà !
Ah ! vous voilà !
Quelle imprudence !
Quelle folie !
Sauter par la fenêtre !… mais maman pouvait te voir !
Mais vous pouviez vous casser le cou !
Tomber par la fenêtre… j’y suis habitué, c’est ce que je fais le mieux.
Joli talent !
Je n’y tenais plus !… elle était en face de moi…
Nous n’avons pas le temps de t’écouter.
Elle pleurait…
La folie est faite, n’en parlons plus… Rentrez vite.
Comme elle est embellie ! la voir en deuil… de moi ! cela m’a monté la tête.
Mais va-t’en donc !
Je te le dis, Blanche, si tous les maris qu’on pleure pouvaient voir leurs veuves en deuil d’eux-mêmes…
Eh bien, qu’est-ce qu’ils feraient ?
Ils ressusciteraient tout de suite.
Et leurs veuves en mourraient !… Rentrez vite.
Mais comme vous m’aimez tous ! mais je vaux donc quelque chose ?
Tu ne vaux rien… Cache-toi ! si maman…
Eh bien, quand elle me verrait… je suis sûr que la joie…
La suffoquerait !
Je veux voir ma mère.
Noël, tu l’entends, il veut la voir.
C’est d’une extravagance !…
Tu ne la verras pas.
Dussé-je employer la force, vous ne la verrez pas !
Sans cœur !
Mauvais fils !
Mauvais frère !
Brutal !
Marin !
Savant !
Oh ! mais c’est odieux ! Si on me maltraite comme cela, je m’en vais. J’aime mieux les sauvages !
Prenez garde !
Mon petit frère, de grâce, encore un moment !
Allons, puisqu’il le faut.
On vient !
Il était temps !
Scène XVII.
Ah ! ce n’est pas elle.
Voilà du répit.
Mademoiselle Blanche…
Quelle peur !
J’en frissonne.
Je vous dérange… Pardon ! je vais…
Non, non, restez, au contraire… Nous avons cru que c’était maman ; et de vous voir…
Oui, ça nous paraît drôle.
Qu’y a-t-il ?
C’est que nous avons à vous apprendre une nouvelle que… qui doit…
N’allez-vous pas faire des façons avec celui-là !… Est-ce qu’il va aussi s’évanouir et palpiter comme ces dames ?
Qu’ont-ils donc ? Ils ont l’air de se concerter.
Il sera si fâché de n’être pas tout à fait heureux du retour de son ami !
Ah ! ça, je le lui pardonne. (À part.) Je me suis dit tant de fois : Pourquoi n’est-ce pas lui ?
Eh bien, cette nouvelle ?
C’est un bonheur, un grand bonheur qui nous arrive.
Un bonheur !… lequel ?
À vous aussi… Vous l’aimiez tant !… Vous avez partagé notre douleur… Aujourd’hui, c’est notre joie qu’il faut
Votre joie… Est-ce qu’Adrien…
Il n’est pas mort !
Ah !… mon cher Adrien !…
Tu vois, il est heureux !
C’est d’un bon cœur !
J’ai raison de l’aimer.
Quel prodige ! Mais votre mère ?
Il n’y a plus à craindre que pour elle… car maintenant ici tout le monde sait…
Tout le monde !… Mathilde ?…
Elle a revu Adrien, il n’y a plus de danger pour elle.
Al| !… ils se sont revus !…
Voilà la jalousie qui lui reprend et qui va tout gâter.
N’ayez pas peur… l’impossible arrange tout.
Blanche, vous êtes une noble enfant, je me fie à vous… ne dites à personne qu’en quittant cette maison j’étais instruit du retour d’Adrien… pour des raisons que je ne puis vous expliquer.
Je ne vous demande pas votre secret… je le sais.
Mon secret ?…
C’est si dangereux de regarder aimer !
Blanche !…
J’entends madame !…
Adieu.
Ne me quittez pas… Songez-y donc, il faut lui apprendre… Aidez-moi.
Il vaut mieux…
Je vous en prie !…
Scène XVIII.
Mais pourquoi m’a-t-elle trompée ?… Blanche, la vérité même !… Elle m’a fait un mensonge… pourquoi ?… c’est impossible ! je ne veux pas espérer… J’ai peur ! (Haut.) Noël, laisse-nous.
Scène XIX.
Tu as peut-être été inquiète de moi, Blanche, de ma longue absence ?… Je t’avais dit que j’allais chez Mathilde, et puis, en descendant l’escalier, l’idée m’est venue d’aller voir Gervaise, tu te rappelles, que tu m’avais dit être si joyeuse ?… Je l’ai trouvée plus triste que jamais.
Gervaise !
Elle n’a reçu aucune nouvelle de son fils… Ah ! c’était un trop grand bonheur ! Je savais bien qu’il ne pouvait arriver à personne !… Pleurer son fils, et le revoir tout à coup devant soi, vivant… Entendre sa voix qu’on croyait éteinte à jamais… le tenir dans ses bras serrés, serrés… pour qu’il ne s’échappe plus !… (Avec exaltation.) Oh ! cette joie-là, je savais bien qu’il n’était donné à personne de la connaître, de la savourer !
Oh ! voyez, regardez-la, comme elle a la fièvre !
Je m’exalte trop, ils ne me diront rien.
Vous comprenez quelle prudence il faut !
Qui t’avait fait ce conte-là, ma fille ?
C’est Noël, maman. Un paysan lui a donné ce matin cette nouvelle comme certaine.
Est-ce que cet homme donnait des détails ? Est-ce qu’il nommait précisément la Gervaise ?
Je ne sais pas s’il l’a nommée.
Ah ! ah !…
Prenez garde !
Je sais seulement que d’après tout ce qu’il a raconté, Noël n’a pu douter qu’il ne s’agît de Gervaise.
Je retourne au Havre ce soir ; et si vous le désirez, madame, je vous enverrai des renseignements.
Vous partez, Octave ? (À part.) Comme il est triste !… (Haut.) N’avez-vous pas promis à M. de Pierreval de lui ramener sa fille ?
Oui, madame, mais…
Avez-vous réussi ?… consent-elle ?
Non, madame, elle s’obstine à rester.
Ah !… Et vous, vous partez ?
Veuillez me permettre de prendre congé de vous… Adieu, madame.
Il s’en va… c’était trop de bonheur !
Scène XX.
Comme il est embarrassé, honteux auprès de moi !… il a l’air de me demander pardon de n’être pas heureux. Il n’y a que le retour d’un rival qui puisse le décourager ainsi… Oui, c’est cela ! Lui, il me cache son chagrin… eux me cachent leur joie ! Oh ! je veux tout savoir !… je pourrai supporter ce bonheur, mais je ne peux plus supporter cette espérance folle… c’est leur joie que je veux. (Apercevant Blanche qui essuie ses yeux.) Elle est tout en larmes… Malheureuse ! je me suis trompée !
Maman, vous êtes souffrante… maman… oh ! comme tes mains sont froides ! Tu es malade… veux-tu que…
Blanche, pourquoi pleures-tu ?
Mais depuis le… le départ de mon frère, je ne peux plus dire adieu à quelqu’un sans pleurer.
Ah ! je suis folle ! je demande pourquoi on pleure !… Mais à qui as-tu dit adieu ?
À Octave….
Ah ! c’est vrai, elle l’aime… je l’avais oublié !… Pauvre enfant !… il part… elle pleure !… (Avec joie.) mais c’est pour cela… pour cela seulement qu’elle pleure !… (Haut.) Blanche… non… (À part.) Non, je lui ai fait, peur, elle ne dira rien… Je veux toute seule… (Elle se lève.) Je veux, en relisant encore les rapports qui m’apprennent cette mort affreuse… Oui, je veux les relire. (Elle va à la table à gauche, elle regarde dans le pupitre. — Haut.) Eh bien, où est donc la clef de cette chambre ?… je l’avais mise là… Est-ce toi qui as repris cette clef ?
Laquelle, maman ?
La clef de cette chambre, celle de… ton frère !
La clef… vous la gardez toujours dans votre secrétaire… Ce n’est pas moi, maman.
Qu’as-tu donc ? tu as l’air de te justifier.
Me justifier !
C’est elle qui l’a prise !… Pourquoi ? J’ai eu tort de renvoyer Noël… Noël mentira aussi ; mais je devinerai bien. (Haut.) Je veux cette clef, Blanche, va la demander à Noël. (À part.) Non, elle le préviendrait. (Appelant.) Noël !
Je vais le chercher.
Non… il m’a entendue. (À part.) Elle voulait le prévenir. (Elle va à Blanche. — Haut.) Ma fille, tâche de retenir Octave quelques moments ; j’ai à lui demander un service… Oui, tâche d’obtenir qu’il ne parte que demain ; je tiens beaucoup à ce qu’il reste aujourd’hui.
Oui, maman.
Va, ma fille, va. (À part.) Si je puis me contraindre, je saurai tout.
Je n’ai rien dit encore… sois prudent !
Scène XXI.
Ferme la porte… Eh bien, Noël, on a des nouvelles de mon fils !
Ah ! madame, qui est-ce qui vous a dit une chose pareille ?
C’est Blanche.
Mademoiselle Blanche a eu tort de vous dire ça… Ce n’est peut-être qu’un faux bruit qui vous donnera une fausse joie.
Comment ?
Oui, il y a quelque chose… (Madame des Aubiers chancelle. Il la fait asseoir sur le fauteuil, à droite.) Et si vous étiez tranquille, si vous pouviez être tranquille, je vous dirais tout.
Oh ! Noël… vois comme je suis calmé !
Vous n’en avez pas trop l’air… Au premier mot que je vous dis, vous tombez !…
Je t’en prie, je t’en supplie… c’est un bonheur impossible ; mais depuis une heure que Blanche m’a jeté cette idée en espérance, je l’ai comprise, acceptée… je…
Alors, je peux vous dire la vérité.
Oui, mon bon Noël, mon vieil ami… toute la vérité… Eh bien ?….
Voilà ce que c’est. Un voyageur a débarqué ce matin au Havre, et ce voyageur a raconté, par hasard, qu’il avait rencontré dans ses voyages un jeune voyageur… avec qui il avait voyagé… et que ce jeune voyageur se nommait Adrien des Aubiers… Alors, on lui a dit que nous avions appris sa mort, qu’il avait péri à… vous savez… « Mais non, a-t-il dit ; c’est depuis cette affaire que nous avons voyagé ensemble, et il n’y a pas quinze jours que je l’ai laissé vivant et très-bien portant.
Où ?
Où ?
Oui.
À… (À part.) Il me faudrait un nom de pays.
Mais où donc, Noël ?… où donc l’a-t-il laissé ?
En Perse !
Ah ! tu es absurde !… En Perse… il y a quinze jours… c’est impossible !
Mais, dame, aussi c’est votre faute… vous me grondez, madame ! Vous en devinez plus qu’il n’y en a, vous me faites perdre la tête.
Noël ! Dieu ! quelle idée !… Oh ! mon pauvre cœur !… si cela était !… on l’attend ?…
Non, madame, non… ma parole d’honneur, on ne l’attend pas !…
Alors, il m’a écrit ?
Il ne vous a pas écrit.
Il t’a écrit à toi ?
Non, madame, pas lui… mais il m’est impossible de vous confier la lettre.
Pourquoi ?
Parce que je ne l’ai point reçue.
Ah ! tu me fais mourir !… C’est par charité qu’il me torture, ainsi !… Pauvre homme… tu as raison, cette joie m’écrase.
Madame…
Laisse-moi… laisse-moi…
Que faire ? Faut-il ?… je vais les appeler.
Mais si on les avait trompés… s’il me fallait perdre cet espoir ! Non, Blanche ne me l’aurait pas donné… la nouvelle est certaine. Oh ! oui, j’en crois ma joie !… Cette joie délirante qui m’enivre est un pressentiment, c’est une preuve !… Dieu ne permettrait pas cette sublime joie à une mère dont l’enfant serait au cercueil !… Si je l’éprouve, cette joie, c’est que mon fils est vivant… Oui, il vit… je le sais, je le sens !….
Scène XXII.
Mathilde ! Celle-là va se trahir… Elle a changé de coiffure… c’est la coiffure qu’aime Adrien… Elle l’attend ! (Elle va à Mathilde. — Haut.) Mathilde !
Cette espérance si douce vous agite… calmez-vous. Moi, je n’ose croire tout ce qu’ils disent… ces renseignements sont peut-être…
Pourquoi détournes-tu les yeux ?
Votre vue me serre le cœur… cette émotion si vive…
Je suis plus forte qu’on ne le pense, Mathilde ; me voilà bien préparée à ce bonheur. — Tu attends Adrien ?
L’attendre !… Oh ! non, pas encore…
Mais… le bonheur se trahit dans tout ton être… oui, oui, l’éclat de tes yeux… ce rayonnement… Adrien t’a regardée !… Il est ici !
Calmez-vous… non… non.
Tu mens !…
Je vous jure…
Tu mens !… Tu l’as revu !
Qui peut vous faire croire ?…
Regarde donc comme tu es belle !
Eh bien, je l’ai revu ! Mais vous ne pourrez le revoir que demain.
Je ne t’écoute plus ! (Octave et Blanche paraissent au fond et viennent à elle pour la calmer.) Je n’écoute plus rien… Adrien ! mon enfant !… je sais que tu es là… Viens, viens donc… Adrien !
Ma mère !
Ah !… sa voix !…
Scène XXIII.
Je n’ose…
Courage !…
Mon Dieu !… (Adrien s’élance vers sa mère, qui le repousse du geste avec un effroi plein de tendresse. Adrien tombe à genoux, madame des Aubiers le contemple un instant, éperdue de joie ; puis elle prend la tête de son fils dans ses mains et elle l’embrasse avec passion.) C’est toi ! c’est toi !… (Tombant à genou.) Oh ! laissez-le-moi, mon Dieu ! laissez-le-moi !
Maman !
Les voilà encore deux !… Je les tiens encore tous les deux !… (On la relève. Elle tend la main à Mathilde.) Ma fille !
Mon ami ! mon frère !
Quelle joie ! Et moi qui avais peur de n’être pas heureux !
Mathilde ! Octave !… Quelle bonne vie nous allons mener à nous cinq !… (Regardant Noël.) À nous six, mon vieux Noël !
Merci, mon enfant ! Vous n’avez pas besoin de me faire ma part dans votre bonheur, je sais bien la prendre… Mais cette joie est trop forte…
Moi, je la supporte.
Grâce à nous !… Mais moi, à force de préparer les autres, je me suis épuisé… Ah !…
Ah ! mon Dieu, il se trouve mal !
Non… non…
Rassurez-vous… vous le voyez bien, mes enfants, on ne meurt pas de joie !