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La loi du Sud/La fille aux sortilèges

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La loi du SudÉditions Le Pelletier (p. 149-158).

LA FILLE AUX SORTILÈGES

La piste : deux rails d’or cinglant vers l’infini, deux rails imprimés par les pneus du car transsaharien qui, inlassable, repasse chaque semaine au même endroit. Nue et blonde, la plaine s’étalait comme une mer figée, étincelante de rognures de quartz sous le soleil indigo bornant l’horizon. Proches ou lointains, des mirages se levaient sur la route suivie par la voiture lourdement chargée : lacs bleutés, fleuves presque blancs aux eaux glissantes, étangs immobiles et sans reflets, villes de rêve surgies du néant qui les résorbait aussitôt.

Le chauffeur du car se pencha vers sa voisine et, lui montrant une balise marquant la route, annonça gaiement :

— Encore cinq comme cela et vous serez arrivée !

La jeune femme frissonna et ne répondit que par un sourire à peine esquissé.

Le silence les cerna à nouveau, mais en elle, s’entrechoquant comme un vol d’oiseaux mis en cage, les idées reprenaient corps.

« J’arrive… pensait-elle avec une sorte d’effroi. Il n’y a plus à reculer maintenant… Qu’ai-je fait ? Sera-t-il là seulement !… Que dira-t-il en me retrouvant ? Mais il le fallait, oui, il le fallait… »

Elle était la femme de Jacques, sa place était auprès de lui, quoi qu’il fût arrivé. D’ailleurs tout valait mieux que ce silence dans lequel il la laissait, ce silence cruel et glacé qui l’emmurait en elle-même comme une morte.

Un amour pouvait-il s’éteindre ainsi, sans raison, alors qu’un des deux aimait encore ? Non, c’était impossible, inconcevable, et elle ne pouvait se résoudre à envisager cette éventualité.

Leur histoire avait été toute simple.

Elle avait connu Jacques Vigier à Paris, chez des amis. Irrésistiblement, ils avaient été attirés l’un vers l’autre par un sentiment qui était en dehors d’eux-mêmes et plus fort qu’eux. Lui, l’homme rude, le pionnier, s’étonnait de la fragilité de cette toute jeune fille, de sa blondeur rare, de son sourire, de son attitude de petite princesse de légende. Pour cet homme viril et rude, elle matérialisait un rêve. Six mois plus tard, ils se marièrent. Jacques s’appliqua d’abord à gérer la propriété dont Monique avait hérité de ses parents. Mais il était si fortement marqué par ses séjours en Afrique qu’une invincible nostalgie le força bientôt à envisager un nouveau départ. Un ami l’appelait à Reggan pour exécuter des essais dans une palmeraie. Il partit, promettant à sa femme de la faire venir dès qu’il serait installé et qu’il lui aurait organisé une habitation digne d’elle.

— On n’emmène pas une princesse dans le bled, disait-il en souriant, il lui faut élever un palais.

Elle vécut alors des jours sans soleil. Des mois passèrent, les premiers marqués de lettres de Jacques, tendres, impérieuses, désolées, puis les missives se firent de plus en plus rares. Tout l’été s’écoula sans qu’elle reçut rien de lui.

Elle avait décidé de le rejoindre. Encore cinquante kilomètres et elle serait près de lui. Une peur insensée l’étreignait, augmentant d’intensité au fur et à mesure que diminuait la distance. Cette peur gâchait la joie immense qu’elle éprouvait à revoir bientôt l’aimé en face d’elle.

Enchâssée dans l’émeraude éclatante de la palmeraie, Reggan apparut enfin. Le car stoppa. Une immense bâtisse de boue séchée envahit tout l’horizon de Monique, un peu en dehors de la réalité. Il lui semblait poursuivre un rêve léger, inconsistant. Cependant la vie, le tangible se manifestait avec bruit. En une bousculade joyeuse, ses compagnons descendaient. La jeune femme hésitait quand un homme s’avança vers elle, un sourire aux lèvres :

— Venez vous rafraîchir, madame, il y a un bar.

Elle le suivit machinalement, marchant dans l’étourdissante garance du crépuscule qui tombait. Dès qu’elle fut dans la pièce agréable, ornée de dokalis, elle expliqua :

— Je suis madame Vigier. Où puis-je trouver mon mari ?

Elle perçut une lueur dans les yeux de son hôte. Surprise ? Inquiétude ? Elle ne sut démêler exactement ce qu’elle représentait, mais elle se retint pour ne pas poser les questions qui se pressaient sur ses lèvres.

Déjà l’homme retrouvait son sourire cordial.

— Je vais le faire prévenir, dit-il. Il habite à deux kilomètres d’ici, à En Nefis, une oasis proche. Mais vous ne pouvez vous y rendre seule.

Devant cette réticence, cette résistance sourde qu’elle sentait en son interlocuteur, elle s’obstina.

— Je veux le voir tout de suite.

Il haussa imperceptiblement les épaules et répondit, fataliste :

— Comme vous voudrez !

Il l’examina avec intérêt et poursuivit de sa voix sympathique :

— Cependant, vous dînerez auparavant, tout est prêt, d’ailleurs, et je vous conduirai ensuite moi-même. Mais, excusez-moi, je ne me suis pas présenté : Pierre Delange. Je suis directeur de cet hôtel transatlantique où vous vous trouvez en ce moment. Je suis un vieux blédard et Vigier est mon ami. Aussi, est-ce en son nom que je vous demande de passer la nuit ici. Vous devez être fatiguée par ce long voyage et vous trouverez dans cet hôtel un confort inconnu dans l’oasis d’En Nefis. Croyez-moi, cela est raisonnable et, demain, fraîche et reposée, vous rejoindrez votre mari.

Elle hocha lentement la tête, et il sentit que rien ne pourrait la faire revenir sur sa décision.

— Inch’Allah ! dit-il simplement.

Dans la salle à manger décorée à la mode africaine, le repas parut agréable aux autres convives. Ils n’étaient pas, eux, au terme de leur voyage. Le lendemain, pour rejoindre le Niger, ils entreprendraient la traversée du Tanezrouft, l’effroyable terre morte, et l’aventure les faisait parler plus haut. Mais, perdue dans de tristes pensées, Monique était incapable de s’intéresser à quoi que ce fût.

Une heure plus tard, Delange vint la chercher.

— Venez, je vous emmène.

Le voyage fut silencieux. Soit par indifférence, soit par ce tact et cette compréhension profonde des êtres habitués à vivre seul, Delange respectait le laconisme de sa compagne.

La voiture stoppa.

— Attendez-moi une minute, dit-il.

Elle resta sur son siège. Quelques instants plus tard, la porte par laquelle son compagnon était entré s’ouvrit à nouveau. Une silhouette se glissa au dehors. C’était une femme, une Arabe, alourdie par ses voiles qui la masquaient. Monique ne vit d’elle, grâce à la clarté inouïe de cette nuit lunaire, qu’un regard sombre qui la fixait avec une telle haine qu’elle se sentit soudain sans force.

Était-ce là l’ennemie contre laquelle il lui faudrait lutter !

Elle descendit d’un pas ferme et entra à son tour.

La pièce, toute nue, était mal éclairée par une lampe à acétylène.

Un homme se dressa devant elle, qu’elle ne reconnut pas tout d’abord. Cependant ce devait être lui, ce ne pouvait être que lui, cet être aux yeux creux luisants de fièvre, au visage jaunâtre, à la barbe mal rasée, une chemise crasseuse ouverte sur le torse moite.

— Me voici, Jacques, dit-elle simplement.

Sur la table, deux verres traînaient, à demi-vides. Il ne chercha pas à s’excuser, se contentant de dire d’une voix éraillée :

— Tu aurais pu m’avertir… Suppose que je sois en compagnie, cela aurait été gênant…

Delange eut un geste, mais Jacques l’interrompit avec un sourire veule :

— Merci de la livraison, mon vieux… Tu peux partir et nous laisser à nos effusions.

Le directeur de l’hôtel jeta un regard compréhensif vers Monique. Elle trouva dans son orgueil la force de lui sourire, bien qu’elle eut mesuré l’étendue de son désastre.

Jacques, qui s’était si souvent élevé contre les « décivilisés », ceux qui oublient leur race, leur origine, leur culture… Jacques était devenu un de ceux-là. Et la femme aperçue l’instant auparavant en était sans doute la cause.

Mais qu’importait… Il était là !

Un grand élan la porta contre lui lorsqu’ils furent seuls, la porte s’étant refermée sur Delange. Aucune pression ne répondit à la sienne, aucun bras n’entoura son corps. Elle se détacha de son mari et le regarda bien en face avec l’espoir insensé qu’il comprendrait toute l’indulgence, tout l’amour, toute la passion qu’elle lui portait.

Il paraissait gêné, osant à peine la regarder. Plus pour se donner une contenance que par besoin, il se versa à boire et lui fit face. Pour masquer son embarras, il adopta une gouaille qui ne lui était point naturelle.

— J’imagine que tu es contente de ce que tu as fait ?

— Je ne pouvais plus rester ainsi sans rien savoir de toi, se plaignit-elle doucement.

Il haussa les épaules avec un rictus :

— Tu l’auras voulu, ne t’en prends qu’à toi-même.

D’un geste, il désigna une pièce voisine qu’aucune draperie ne séparait de celle où il se trouvait :

— Je n’ai pas de lit à t’offrir, mais je pense que tu sauras t’accommoder de ma vie simple…

« Il est temps de dormir, maintenant. Va ! »

Elle obéit.

Étendue sur une natte dure, elle resta immobile et silencieuse, percevant, comme le tic tac d’une pendule, les battements sourds de son cœur, qui, seuls, meublaient l’incroyable silence.

Toute la nuit, elle retint ses sanglots. Toute cette longue et terrible nuit où elle attendit vainement celui qu’elle avait choisi comme compagnon des jours bons ou mauvais.

En Nefis est irréel, et Monique s’y sentait merveilleusement dépaysée.

Elle imaginait la munificence de cette rencontre avec le grand désert si elle avait senti près d’elle l’homme aimé. Mais il était si lointain, si différent, si méconnaissable, qu’elle menait à ses côtés une vie lamentable.

— Je voudrais mes bagages, avait-elle demandé à cet ex-mari devenu étranger, d’autant plus étranger qu’il avait été plus proche d’elle aux beaux jours de leur amour triomphant.

— Par Dieu, ma chère, qui veux-tu séduire ici ? Il n’y a que moi. Laisse donc tes bagages où ils sont !

Elle n’osa protester.

Entre ces deux êtres qui avaient été les plus unis commença une vie absurde, désolante, presque incroyable. Jacques vivait comme si Monique n’existait pas, la regardant à peine, lui adressant rarement la parole.

Les premiers jours, elle le suivit à son travail, marchant du même pas rapide, malgré l’accablante chaleur. Ses cheveux tombaient sur ses épaules, ses vêtements blancs se déchiraient aux ronces de la brousse, mais elle paraissait s’en insoucier.

Le soir, Jacques disparaissait et elle savait qu’il allait rejoindre, dans une case voisine, Salah, la femme qui le lui avait ravi. Monique savait tout d’elle, elle l’avait vue : une femme exotique à peine plus dorée de peau qu’elle, un tatouage sur le front, cerné de nattes noires qui tombaient sur ses épaules. Passive, lente, robuste, une femme de ces pays.

Monique n’abdiquait pas. Vaincue, elle l’était, mais ne voulait point se l’avouer.

Elle accusait le climat, cette atmosphère étrange et lourde. À Paris, elle l’aurait reconquis sans mal, ici, elle se sentait désarmée. Mais être sans armes, faible, désemparée, n’était-ce pas sa seule force ?

Elle restait donc, laissant partir les uns après les autres ces cars qui l’eussent ramenée, chez elle, vers la civilisation, la vie douce, l’amour peut-être.

Pourtant, dans le morceau de miroir brisé fixé au mur par trois pointes, elle se voyait changer. Elle pâlissait, ses joues se creusaient chaque jour davantage. Sa déception, son accablante peine s’inscrivaient sur son visage, son pauvre petit visage de princesse blonde sur qui une mauvaise fée faisait planer un étrange maléfice.

Il fallait tenir bon, coûte que coûte. Par moments, cependant, elle réalisait ce que Jacques était devenu ; elle se sentait alors sans force, sans goût. Pourtant, même à ces instants-là, elle ne regrettait rien, ni la France, ni la maison qu’ils avaient meublée avec goût.

Plus rien n’avait d’importance.

Un soir qu’elle se trouvait devant les murs de Pise que le soleil couchant rosissait, Delange vint vers elle, descendant de sa voiture. Il paraissait intimidé.

— Comme vous êtes changée ! murmura-t-il.

— Vous trouvez ?

Elle avait posé la question machinalement, car elle se sentait particulièrement mal, sans savoir à quoi attribuer ce sourd malaise, cet alanguissement, cette déperdition de toute énergie… Il lui semblait que sa vie fuyait goutte à goutte.

Il s’approcha.

— Il faut faire attention, vous savez ?

— Que voulez-vous dire ?… Il faut que je m’acclimate, voilà tout !

— Non, ce n’est point cela. On vous déteste, on vous veut du mal.

Elle comprit l’insinuation. Mais que pouvait Salah contre elle ? Elle n’avait de rapports qu’avec le boy qui préparait les repas et servait à table.

— Ici, poursuivit Delange, c’est la terre des mystères, où l’impossible devient vrai. Je vais vous dire la vérité : Salah est une sorcière, ce qu’on appelle une « fille aux sortilèges ». Et croyez-en un homme qui connaît l’Afrique : dans ce pays, les sortilèges agissent, peut-être parce qu’on a foi en eux.

Monique eut un rire insouciant :

— C’est sans importance.

— Vous n’y croyez pas ! Mais, en vieux Saharien, je suis moins incrédule, et c’est moi qui suis dans le vrai !

« Vous êtes en danger. Venez habiter l’hôtel. Je vous protégerai contre vous-même si vous ne voulez pas renoncer à votre mari. »

Elle fixa un moment le regard loyal et franc. Cet homme était sincère.

— Dites-moi ce que vous savez, demanda-t-elle avec douceur.

Il baissa la voix.

— Il vient d’y avoir un mort dans la tribu de Salah et elle est restée seule avec lui. Il s’agit d’une vieille croyance dont j’ai pu observer l’efficacité sur d’autres que vous-même.

« Elle a pris la main du mort dans les siennes et lui a fait rouler le couscous qui vous sera servi… Si vous le mangez, je ne sais ce qui pourra vous arriver.

— Merci de m’avoir prévenue. Mais je ne veux rien faire contre mon destin. Je ne crains pas la mort… À dire vrai, je ne crois pas aux envoûtements, voyez-vous, et puis… Inch’Allah !

Il n’insista pas, peut-être ne l’avait-il pas convaincue ; peut-être… Il partit.

Quelques instants plus tard Jacques arriva, taciturne comme à l’accoutumée.

Sur la natte, le boy, vêtu de blanc, les servit. Monique observait son mari, il mangeait à peine. Il prit une aile de poulet coriace et la mit dans son assiette. Sans hésiter elle se servit. Alors qu’elle portait une cuillerée de couscous à sa bouche, il l’arrêta :

— Non, Monique, ne fais pas cela !

Elle le regarda et comprit à son expression qu’il était au courant. Sans doute avait-il entendu sa conversation avec Delange…

Mais pourquoi s’interposait-il ? Si elle courait un risque, cela n’était-il pas préférable à l’existence qu’elle menait ?

— Monique, répéta-t-il doucement, il ne faut pas faire cela.

— Je ne crois pas à ces histoires, Jacques… Mais je voudrais y croire. Si cette femme est capable d’un tel geste, c’est qu’elle t’aime…

Il l’interrompit brutalement :

— Ne m’aimes-tu pas plus qu’elle, toi qui brave le sort ?… Toi qui as accepté l’épouvantable vie que je te fais mener ici.

Elle eut un sourire un peu triste :

— Il n’y a rien là de bien extraordinaire. C’est tout simple, au contraire : je suis ta femme et je t’aime !

Jacques se leva, et Monique, éblouie, vit ses yeux… Ce regard qu’elle pensait ne plus jamais revoir, le regard de jadis, plein d’amour, de douceur, de désir, de violence, de tendresse. Elle crut s’évanouir de bonheur, mais déjà deux bras forts l’étreignaient.

Trois jours plus tard, le car repartait sur la piste d’or, emportant deux êtres qui avaient vaincu tous les sortilèges mauvais par le sortilège suprême : l’amour.