La lumière bleue
Contes allemands du temps passé, Didier et Cie, (p. 84-90).
La Lumière bleue
Il était une fois un roi qui avait dans son armée un brave et fidèle soldat comptant de longues années de services. Lorsque la guerre fut finie, comme ce soldat ne pouvait servir plus longtemps, à cause de ses blessures. le roi lui dit :
« Tu es libre de t’en aller, je n’ai plus besoin de toi tu n’auras plus de solde ; car celui-là seul reçoit des gages, qui rend des services. »
Alors le pauvre soldat, ne sachant que faire pour vivre désormais, s’en fut tout soucieux et marcha toute la journée et vers le soir, il arriva à une grande forêt. Et, lorsqu’il fit nuit noire, il aperçut une lumière dont il s’approcha jusqu’à ce qu’il se trouvât devant une maison où demeurait une sorcière.
« Donnez-moi une couchette et si peu que ce soit à manger et à boire, dit-il ; autrement, je meurs ! Oh ! répondit la sorcière, qui donc s’aviserait de donner quelque chose à un soldat errant ? Mais je veux être charitable et te recueillir si tu fais ce que je t’ordonnerai.
— Qu’exigez-vous ? demanda le soldat.
— Que tu me bêches demain mon jardin. »
Le soldat y consentit, et le lendemain, il travailla de toutes ses forces ; mais il n’eut pas fini sa tâche avant le soir.
« Je vois bien, dit la sorcière, que tu ne pourras pas continuer ton chemin aujourd’hui ; je vais te garder encore une nuit, à condition que tu me coupes demain une charge de bois. »
Le soldat employa toute la journée suivante ; et le soir, la sorcière lui fit la proposition de rester encore une nuit.
« Tu n’auras qu’un travail léger pour demain, dit-elle derrière ma maison se trouve un puits sans eau ; j’y ai laissé tomber ma bougie, elle brule sans se consumer d’une flamme bleue : tu vas me la chercher. »
Le lendemain, la vieille le mena au puits et l’y fit descendre dans un panier.
Il trouva la lumière bleue et fit le signe convenu pour que la vieille le tirât du fond de ce puits. Elle se mit en effet à tirer ; mais quand il fut tout près du bord, elle étendit la main pour lui prendre la bougie.
« Non, dit-il, car il s’apercevait de ses mauvaises pensées tu n’auras pas la lumière avant, que je sois hors de là sur mes deux jambes. »
Alors, la sorcière en furie le laissa choir dans le puits et s’éloigna.
Le pauvre soldat retomba sur le fond humide, sans se faire de mal ; toutefois la lumière bleue continuait de brûler mais à quoi cela pouvait-il lui servir ? Il vit bien qu’il n’échapperait pas à la mort.
Dans sa poche, il avait encore sa pipe à moitié remplie de tabac.
« Ce sera mon dernier plaisir, » pensa-t —il.
Et l’ayant allumée à la lumière bleue, il commença à fumer.
Lorsque la fumée eut fait le tour du puits, il vit tout d’un coup un petit homme noir devant lui, qui lui demanda
« Seigneur, que désires-tu ?
— Qu’ai-je à t’ordonner ? répondit le soldat étonné.
— Je dois accomplir tous tes souhaits, répliqua le petit homme.
— Bon dit le soldat ; alors, aide-moi à sortir de ce puits. »
Le petit homme le prit par la main et le conduisit par un chemin souterrain, sans oublier de prendre la lumière bleue avec lui. En route, il lui montra les trésors que la sorcière avait amassés et cachés là ; et le soldat enleva autant d’or qu’il en pouvait porter.
Lorsqu’il se retrouva sur terre. il dit au petit homme
« Maintenant, va lier la vieille sorcière et conduis-la devant les juges. »
Bientôt, elle arriva sur un gros chat sauvage, en poussant des hurlements féroces, et passa aussi vite que le vent ; et peu de temps après, le petit homme était de retour pour annoncer au soldat que tout était fini.
— Seigneur, que m’ordonnes-tu encore ?
Rien pour le moment, repartit le soldat ; tu peux retourner chez toi, mais sois prêt dès que je t’appellerai.
— C’est inutile, dit le petit homme, tu n’as qu’à allumer ta pipe à la lumière bleue, et je serai devant toi immédiatement. »
Puis il disparut à ses yeux.
Le soldat retourna dans la ville d’ou il était venu. Il entra dans le meilleur hôte ! et se fit faire de beaux habits ensuite il commanda a l’hôtelier de lui arranger un bel appartement, aussi somptueux que possible. Quand tout fut bien installé, il appela le petit homme et dit
« J’ai fidèlement servi le roi ; il m’a renvoyé et m’a fait souffrir la faim ; maintenant, je veux me venger !
— Quel ordre ai-je à exécuter ? `
— Dans la nuit, quand la fille du roi sera couchée, tu me l’amèneras tout endormie et elle me servira comme servante.
Le petit homme dit
« C’est chose bien facile pour moi, mais dangereuse pour toi ; car si cela se découvre, tu t’en trouveras mal. »
A minuit sonnant, la porte s’ouvrit et le serviteur de la lumière entra avec la fille du roi.
« Ah te voilà, s’écria te soldat, vite à l’ouvrage ! Prends le balai et balaie la chambre[1] ! »
Elle fit tout ce qu’il lui commandait sans opposition, muette et les yeux à demi-fermés. Au premier chant du coq, le petit homme la reporta dans le château royal, sur son lit.
Le lendemain matin, lorsque la princesse se fut levée, elle alla chez son père et lui raconta qu’elle avait eu un rêve étrange.
« J’étais emmenée avec la rapidité de l’éclair, et je me suis trouvée transportée dans la maison d’un soldat que j’ai dû servir comme une servante, faisant tout le gros ouvrage, balayant la chambre et cirant les bottes. Ce n’était qu’un rêve, et pourtant je me sens fatiguée comme si tout s’était accompli en réalité.
— Ton rêve aurait pu être une réalité, dit le roi ; je te conseille de mettre des pois dans ta poche et de la percer d’un petit trou ; de cette façon tes pois tomberont et laisseront une trace dans la rue. »
Tandis que le roi parlait ainsi, le petit homme se tenait à côté de lui, invisible, et entendait tout. Dans la nuit, lorsqu’il emporta la princesse endormie, quelques pois tombèrent par ci, par là, mais ils ne pouvaient pas laisser de traces parce que le petit être rusé avait jeté d’avance des pois dans toutes les rues. La fille du roi fut donc obligée de servir de nouveau le soldat jusqu’au chant du coq.
Le lendemain matin, le roi envoya ses gens chercher les traces des pois ; mais ce fut peine perdue, car dans toutes les rues de la ville il y avait de pauvres enfants qui les ramassaient.
« Il faut songer à autre chose, dit le roi ; garde tes souliers, quand tu te coucheras, et avant de partir, caches-en un, je retrouverai l’autre. »
Le petit homme noir entendit tout cela, et lorsque le soldat lui ordonna derechef d’aller chercher la princesse, il lui conseilla de n’en rien faire, lui déclarant qu’il était sans ressource contre cette ruse, et que, si l’on découvrait le soulier chez lui, il pourrait lui arriver malheur.
« Fais ce que je te demande ! » dit le soldât.
Et la princesse dut encore travailler comme une servante pour la troisième fois ; mais elle avait caché son soulier dans son lit avant d’être enlevée.
Le lendemain le roi fit chercher par toute la ville le soulier de sa fille, qui fut saisi chez le soldat ; et le soldat lui-même, qui s’était enfui, sur la prière du petit homme, fut bien vite rattrapé et mis en prison. Il avait oublié son bien dans sa fuite, la lumière bleue et de l’argent : il ne lui restait pas un ducat.
Comme il était à la fenêtre de sa prison, il vit passer un de ses camarades et frappa aux vitres pour t’appeler.
« Camarade, lui dit-il, aie la bonté de m’aller chercher un petit paquet que j’ai oublié à l’hôtel je te donnerai un ducat pour la peine. »
Le camarade y courut vite et rapporta le paquet demandé. Dès que le soldat fut seul, il alluma sa pipe et évoqua le petit homme noir.
« Sois sans crainte, dit celui-ci à son maître ; va où l’on te conduira, laisse tout faire, mais prends la lumière bleue avec toi. »
Le jour d’ensuite on jugea le soldat, et quoiqu’il n’eût pas commis de crime, le juge le condamna à mort.
Comme on le conduisait au supplice, il implora une dernière grâce.
« Laquelle ? dit le roi.
— Permettez, sire, que je puisse fumer une pipe dans le trajet.
— Tu peux en fumer trois ! répondit le roi. Mais ne crois pas que je te fasse grâce de la vie ! »
Alors, le soldat tira sa pipe et l’alluma à la lumière bleue ; et, dès qu’il s’en fut élevé quelques bouffées dans l’air, le petit homme apparut devant lui, une canne à la main, et lui demanda
« Seigneur, qu’ordonnes-tu ?
— Renverse-moi ces faux juges et leurs aides, et n’épargne pas non plus le roi qui m’a si mal traité ! » Là-dessus le petit homme sauta, prompt comme l’éclair, et quiconque était seulement touché par son bâton se voyait aussitôt par terre et n’osait plus remuer.
Le roi eut peur et commença à prier, et, rien que pour avoir la vie sauve, il donna au soldat son royaume et la princesse pour femme.
- ↑ Nous passons ici quelques lignes d’une trivialité extrême ; comme Lauzun humilant et maltraitant la grande Mademoiselle, cousine germaine de Louis XIV, le soldat force la princesse à lui ôter ses bottes ; de plus il les lui jette à la tête. On voit clairement dans ce conte la marque d’une époque de brutalite et de misère ; on y sent les rancunes et les désirs de vengeance du vilain opprimé, qui ne conçoit encore qu’une peine du talion grossière, appliquée à tort et à travers.