La méthode comparative en linguistique historique/Leçon IV

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H. Aschehoug & Co — Honoré Champion (p. 43-52).



IV.

DU DÉVELOPPEMENT LINGUISTIQUE
ENTRE L’ÉPOQUE DE COMMUNAUTÉ ET L’ÉPOQUE HISTORIQUE.


La comparaison permet, dans la mesure indiquée, de « restituer » la « langue commune » dont les langues d’une même « famille » sont les formes prises au cours du temps. Mais il reste à se rendre compte de ce qui s’est passé entre l’époque de « communauté » et la date où les langues commencent d’être attestées en fait. Le problème est difficile, souvent insoluble.

Il va sans dire qu’on doit s’aider des périodes intermédiaires de communauté qu’il est possible soit de déterminer exactement soit d’apercevoir. On restreint ainsi, autant qu’on le peut, l’importance de l’intervalle entre la « langue commune » et les langues attestées. Mais, ainsi qu’on l’a vu, p. 16 et suiv., ces périodes de communauté n’existent pas toujours, ou, quand elles ont existé, il n’est pas toujours possible d’en tirer parti ou d’en tirer parti pour tous les faits. Même dans les meilleurs cas, l’hiatus entre la « langue commune » et les langues attestées reste grand, et les interpolations qu’on fait pour le combler comportent une large part d’inexactitude et d’arbitraire.

La considération des faits linguistiques ne suffit pas à fournir même un commencement de chronologie. Car la rapidité des changements linguistiques varie dans une mesure étendue. Certaines langues peuvent demeurer de longs siècles presque sans changer : connus depuis le xiie siècle, les parlers turcs ont gardé depuis lors les mêmes traits essentiels, si bien que, quoique séparés les uns des autres depuis un millier d’années parfois, ils continuent d’être très pareils les uns aux autres. De l’histoire des parlers polynésiens, on sait peu de chose ; mais ce qui est frappant, c’est que, malgré les grandes distances qui séparent les unes des autres les îles de la Polynésie, ces parlers sont demeurés presque identiques les uns aux autres. Les cas de ce genre ne sont pas rares : les langues de peuples peu civilisés ont souvent une grande stabilité.

La rapidité de renouvellement qu’on prête parfois aux langues de demi-civilisés s’explique, en partie au moins, par des usages relatifs au vocabulaire. Il arrive souvent que, chez les demi-civilisés, des mots soient frappés d’interdiction ; par exemple à la suite de la mort d’un individu, le mot qui figure dans son nom est souvent interdit. Dès lors, le voyageur qui a connu un vocabulaire donné, peut, s’il revient quelques années après, en trouver un autre différent sur bien des points. M. Thalbitzer a fait connaître, récemment, un cas de ce genre chez des Eskimo. Mais il ne résulte pas de là que le fonds de la langue change pour autant.

Ailleurs, au contraire, on trouve des changements rapides du système linguistique. Au iiie, et même au ve siècle ap. J.-C., le latin avait encore sans doute beaucoup de son caractère ancien, surtout à première vue. Au ixe siècle, les langues romanes présentaient déjà leurs traits essentiels ; et même, dès le vie siècle, la façon dont les écrivains de l’époque mérovingienne écrivent le latin indique souvent que les principaux changements étaient réalisés ou près de l’être. De même le changement assez profond qui, de l’arménien ancien, a fait l’arménien moderne s’est réalisé entre le ve siècle au plus tôt et le xe au plus tard ; depuis lors il n’y a plus eu en arménien de changement aussi profond. Au vie siècle av. J.-C., le perse avait encore un aspect archaïque ; au ier siècle de notre ère, il avait déjà un aspect moderne, et il n’a subi depuis lors aucun changement dont l’importance soit comparable.

Le temps n’est donc que l’une des conditions d’où dépend l’importance des changements. Ni un bon état de conservation de l’usage ancien ne prouve que le temps écoulé depuis la rupture de la communauté initiale soit bref, ni un renouvellement étendu des formes ne suppose un long intervalle de temps. Et, comme les faits linguistiques ne fournissent pas d’autre indice, on ne saurait le plus souvent rien dire, même approximativement, du temps qu’ont pu demander les innovations.

Le degré de nouveauté d’une langue par rapport à la « langue commune » n’est pas reconnaissable par la date : parmi les langues sémitiques, il y en a deux qui ont conservé la déclinaison. Or, l’une de ces deux est l’akkadien du début du second millénaire avant le Christ, l’autre est l’arabe du viie siècle ap. J.-C. Dans des langues attestées bien avant l’arabe, comme l’hébreu ou l’araméen, il n’y a plus la déclinaison des noms.


S’il y a des moments où le changement linguistique semble se précipiter, cela tient pour beaucoup à ce qu’il y a, pour les innovations, une longue période de préparation. La réalisation du changement ne fait dans bien des cas que manifester l’aboutissement d’un long travail.

Un des principaux faits auxquels est dû le passage du type indo-européen ancien au type moderne des langues de la famille est la perte de l’accent, de hauteur et du rythme quantitatif. Dans le type ancien, dont les textes védiques et grecs classiques donnent encore une idée nette, le « ton » consistait en une élévation de la voix et ne servait pas de sommet rythmique au mot ; il jouait un rôle sémantique analogue à celui que jouent les tons, c’est-à-dire les montées et descentes de la voix, dans les parlers chinois ou soudanais. Le rythme reposait tout entier sur l’alternance de syllabes longues et de syllabes brèves. La comparaison des diverses langues montre que ce type a été indo-européen commun. Ce type phonique s’est éliminé partout, et notamment en grec et en latin à l’époque impériale. Le rythme a cessé d’être fondé sur l’alternance des syllabes brèves et des syllabes longues ; une partie des longues se sont abrégées, ou même toutes les voyelles ont perdu les oppositions de quantité brève et longue. Et l’ancien ton est devenu le centre du mot, le sommet rythmique. Dès lors, le mot est « centré » autrement qu’il ne l’était, et toute la prononciation change de caractère. Quand cette transformation s’achève, l’ancienne syllabe tonique acquiert une importance particulière, tandis que les autres éléments du mot deviennent relativement secondaires. Dans les langues romanes, on sait que le traitement de la syllabe accentuée diffère fondamentalement de celui des autres syllabes du mot. Le changement, à peu près réalisé dès le ixe siècle, de lat. caballum en fr. cheval est spécifiquement français ; mais il n’est qu’une conséquence de l’élimination du rythme quantitatif et du changement de caractère de l’ancien ton qui ont eu lieu durant la période impériale du latin, et qui, en vérité, avaient commencé, en quelque mesure, dès avant les premiers monuments écrits du latin, c’est-à-dire, dès avant le iiie siècle av. J.-C., comme l’indiquent diverses circonstances. Le changement de caballum en cheval, qui s’est fait assez vite, est ce qui se voit. La préparation de ce changement a demandé de longs siècles et ne se voit guère.

Ces périodes de préparation ont existé sur tout le domaine indo-européen, presque partout avant l’époque historique, ou hors des moments où le développement est observable. L’histoire du grec et celle du latin donnent une idée de ce qui a pu se passer ; il ne faut pas juger de tout par là ; car, sur le domaine indo-iranien, par exemple, le développement du rythme semble avoir été assez différent. Mais, en gros, il y a eu partout des préparations de ce genre.

Ce que l’on observe en général dans les langues indo-européennes, c’est le résultat de débâcles brusques, consécutives à des périodes de préparation, débâcles à la suite desquelles la langue offre un aspect nouveau, différent du type indo-européen.

La flexion nominale tend à s’éliminer sur tout le domaine indo-européen. Cette élimination a été favorisée par la tendance de la fin de mot à se réduire, d’où il résultait que les caractéristiques des formes casuelles, situées dans la fin de mot, perdaient progressivement de leur clarté. Mais l’essentiel, c’est que la flexion casuelle s’est trouvée peu à peu remplacée par d’autres procédés d’expression. Dès avant la période historique, les formes casuelles ne suffisent plus à indiquer les relations locales : si le latin a obligatoirement une préposition dans eo in urbem, habito in urbe, uenio ex urbe, ce n’est pas chose isolée ; des faits analogues s’observent dans la plupart des langues indo-européennes dès le début de l’époque historique, et la pleine valeur des cas locaux ne s’est maintenue que dans des survivances plus ou moins isolées. Cet état une fois atteint, la flexion casuelle devenait une complication superflue, et il n’est pas surprenant que la langue l’ait ou restreinte ou supprimée partout.

Ce qui rend malaisé, souvent impossible, de suivre le développement de la langue entre l’époque de communauté et les époques historiques, ce n’est pas seulement la difficulté d’évaluer le temps qu’a demandé le changement, ni le caractère invisible, ou presque, des périodes de préparation des changements.

Il y a bien d’autres causes d’embarras.


Les changements ultérieurs sont largement commandés par l’état de la langue commune et par la façon dont elle se brise. Il suit de là que des changements identiques ou semblables ont lieu même après la séparation et le commencement de la différenciation des langues issues de la « langue commune ». Ce fait est souvent méconnu. Les traités de grammaire comparée procèdent souvent comme si tous les faits superposables des divers représentants d’une même « langue commune » remontaient à l’époque d’unité. Sans doute, les auteurs ne le croient pas au fond, et ils se garderaient assurément de l’affirmer ; ils indiquent même parfois des réserves à cet égard. Mais l’exposé est présenté comme si les auteurs admettaient pareille hypothèse. Tel est le cas notamment pour le remarquable Grundriss de Brugmann. Or, rien n’est moins conforme à la réalité.

Soit par exemple la caractéristique -m de la 1re personne du singulier des verbes dans les langues slaves ; cette caractéristique se trouve dans une notable partie de la conjugaison dans la plupart des langues slaves modernes, et même dans tous les présents normaux en serbo-croate. Or, en slave commun, elle était propre à quatre ou cinq verbes anomaux. Ce n’est qu’au cours du moyen âge, à date historique, que l’innovation a eu lieu, en tchèque et en serbo-croate notamment. À cette date, les langues slaves étaient séparées depuis longtemps, et c’est de manière indépendante que chacune a réalisé l’innovation, dont, au surplus, les limites varient d’une langue à l’autre.

Des faits pareils s’observent ailleurs pour la même 1re personne du singulier : l’arménien a aussi généralisé une forme caractérisée par -m. Ici, on n’a que l’aboutissement du procès, et le détail des faits par lesquels l’arménien y est parvenu échappe. — Dans l’Inde et dans l’Iran, il y a eu la même innovation, et il se faut de peu qu’on ignore tout de la manière dont elle s’est produite. Par bonheur, on possède une petite série de vieux textes iraniens, les gāthā de l’Avesta, où la généralisation de la désinence -mi n’est pas faite ; on voit par là que quoique le sanskrit ait pour dire « je porte », une forme bhárāmi et l’Avesta récent une forme barāmi, l’addition de -mi est postérieure à la période de communauté indo-iranienne (aryenne) : car les gāthā de l’Avesta ont encore le type barā.

Les concordances entre les formes historiquement attestées proviennent, beaucoup plus qu’on ne l’imagine au premier abord, de développements parallèles entre des langues déjà séparées et différenciées.

Si des créations semblables se réalisent ainsi d’une manière parallèle, mais indépendamment, certains traits anciens se perdent parallèlement, à bien plus forte raison. Grâce au fait que le grec connaît encore à l’époque classique la fameuse règle ta zōa trekhei (coexistence d’un verbe au singulier avec un sujet au pluriel neutre) et que la même règle se retrouve, exactement observée, dans les gāthā de l’Avesta, on sait que la forme dite « nominatif-accusatif pluriel neutre » de l’indo-européen est, en réalité, un ancien collectif. Mais une langue aussi archaïque que le védique l’ignore déjà presque totalement. Le latin a généralisé l’emploi du verbe au pluriel avec sujet au pluriel neutre ; le slave, le celtique et le germanique de même. Et, même en grec, la particularité s’est perdue avec le temps. Là où l’on n’a pas de formes très archaïques des langues — et c’est le cas ordinaire —, une large part des événements de la période intermédiaire demeure donc inconnue.


Mais il n’y a pas seulement des éliminations d’usages anciens et des innovations d’usages destinés à durer. Le développement linguistique est chose complexe, et l’on ne saurait avoir l’illusion ni d’expliquer tout ce qui s’est créé durant les périodes intermédiaires ni de restituer les événements multiples qui ont eu lieu durant ces périodes.

On suit, par des textes, l’histoire du grec depuis le viie siècle av. J.-C. jusqu’à l’époque actuelle, et l’on a là un exemple qui permet de juger la suite des créations et des pertes par lesquelles la langue est parvenue à l’état moderne.

Ainsi, avant l’époque historique, le grec a donné à chaque verbe un futur ; puis, à l’époque byzantine, il a éliminé ce futur, et l’a remplacé par quelque chose de tout nouveau.

Le grec avait hérité d’un type de parfaits : avant et pendant l’époque historique, il en a élargi l’emploi, multiplié les formes ; il a créé des procédés grâce auxquels presque chaque verbe a pu recevoir un parfait. À l’époque attique, le parfait était une forme essentielle et couramment employée du verbe. Puis l’usage en a disparu, et le grec moderne n’a plus aucune forme personnelle du parfait.

Si donc on ne connaissait le grec, comme on connaît le slave, qu’à partir du ixe siècle ap. J.-C., le linguiste ne soupçonnerait même pas que, avant d’arriver à l’état actuel du verbe à deux thèmes, le grec a traversé une époque où un futur et un parfait ont eu un riche développement, qu’il y a eu des créations multiples, des formes faites et refaites à plusieurs reprises : de tout ce développement, le linguiste qui ne verrait que l’aboutissement final n’aurait aucune idée.

Or, la plupart des langues indo-européennes sont connues seulement après le début de l’ère chrétienne, en un temps où sont achevés ces développements complexes que des données positives permettent d’observer en grec, et où, par suite, le linguiste ignore ce qui s’est passé réellement.

Dès lors, il serait vain de prétendre expliquer à coup sûr toutes les formes nouvelles qui se sont constituées entre l’époque de communauté et les époques historiques. On ne doit pas être surpris que la linguistique puisse faire seulement des hypothèses incertaines et fragiles sur l’origine du perfectum latin en -uī, de l’aoriste passif grec en -thēn, du prétérit gotique en -da (-ta), etc. Ces formes résultent d’un travail qui s’est produit durant des périodes dont l’état de langue n’est pas restituable ; les données manquent pour déterminer le détail des conditions grâce auxquelles les innovations se sont réalisées. Vouloir les expliquer à tout prix, imaginer qu’on peut trouver ici des démonstrations rigoureuses, c’est perdre de vue les limites de la méthode comparative.

Entre l’époque de communauté et les époques historiquement attestées, il y a des développements non entièrement restituables et où il demeure nécessairement d’autant plus d’inconnu que la période intermédiaire est plus longue et surtout plus chargée d’innovations.