La méthode comparative en linguistique historique/Leçon V

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H. Aschehoug & Co — Honoré Champion (p. 53-59).



V.

LES DIALECTES.


Jusqu’ici on a envisagé la langue initiale et les langues historiquement attestées comme si c’étaient autant d’unités. Tel n’est pas le cas. La notion de « dialecte », qui intervient sans cesse en linguistique, en fait foi.

Il faut ici faire abstraction du sens vulgaire, qui oppose le « dialecte » à une langue littéraire établie.

Le nom est grec, et il a été fait pour des situations grecques. Le grec ancien n’est pas, comme le latin, une unité. Il a été écrit de manières diverses suivant les temps et suivant les lieux. Dans tel type de parlers, on dit nāsos « île » et dans tel autre, nēsos ; dans tel, le datif pluriel est possi, posi « aux pieds » et, dans tel autre, podessi ; dans tel, « je veux » se dit boulomai, dans tel autre bellomai, et, dans tel autre, dēlomai ; dans tel, « possession » se dit ktēsis, et, dans tel autre, p(p)āsis. Mais ces différences ne sont pas telles que des Grecs employant des parlers de types différents aient eu le sentiment de parler des langues distinctes. Certaines de ces différences, comme l’opposition de nēsos à nāsos entrent dans de grandes séries de correspondances phonétiques, d’autres comme celle de podessi à possi, posi relèvent de différences grammaticales régulières, d’autres enfin sont de simples faits de vocabulaire, ainsi ktēsis : (p)pāsis. Ces diversités n’empêchaient pas les Grecs de sentir qu’ils avaient tous une même langue dans l’ensemble. Ce qui caractérise d’abord le « dialecte », c’est donc la diversité dans l’unité, l’unité dans la diversité.

Le « dialecte » même n’est pas un. Les Grecs distinguaient trois grands dialectes : ionien, éolien et dorien, auxquels les linguistes actuels ajoutent un quatrième, l’achéen (arcado-cypriote). Mais un texte donné n’est pas écrit en un dialecte ; il y a seulement des formes diverses de chaque dialecte. Par exemple, il n’y a pas un parler dorien : il y a le corinthien (avec le syracusain), l’argien, le laconien, le crétois, le rhodien, etc. Et encore ces types généraux admettent des variétés : il n’y a pas un parler crétois, et l’on observe des différences appréciables d’une localité de la Crète à une autre. Un « dialecte » est un ensemble de parlers divers présentant des caractères communs et plus semblables entre eux qu’ils ne sont aux autres parlers de la même langue.

Troisième point : les dialectes n’embrassent pas nécessairement tous les parlers d’une langue. Ainsi, en grec, le parler de tous le plus connu, l’attique, offre avec l’ionien des particularités communes, mais il ne fait pas partie proprement du dialecte ionien, et, moins encore, d’aucun autre. Les parlers de l’Élide, de la Locride, de la Phocide sont, à bien des égards, proches du dorien ; mais ils ne sont pas proprement doriens. Les parlers d’une langue ne se laissent donc pas toujours grouper tous en dialectes définis.

Ainsi la notion de dialecte est fuyante. Elle l’est d’autant plus qu’elle résulte de conditions historiques diverses.

Les dialectes grecs proviennent de ce qu’il y a eu, sur le domaine hellénique, des poussées successives et différentes d’envahisseurs. La plus ancienne vague que l’on observe est peut-être celle des Achéens, dont on n’a pas l’histoire, mais que les documents hittites récemment découverts laissent entrevoir vers le xiiie siècle av. J.-C. et dont le souvenir survit, sous forme légendaire, dans les poèmes homériques ; il en reste à date historique les parlers arcadiens dans le Péloponnèse, le pamphylien au Sud de l’Asie-Mineure, et le cypriote, qui jusqu’au bout a marqué un terme extrême de l’expansion des Hellènes. La vague ionienne est sans doute à peu près de même époque ; il n’en reste rien dans la Grèce propre ; mais l’Eubée, les îles de la mer Égée, et les rives de la Méditerranée, de la mer Noire aux côtes de Gaule, ont des colonies ioniennes. La plus récente de ces grandes poussées est celle des Doriens qu’on aperçoit encore en progrès aux débuts de la période historique de la Grèce et qui a recouvert nombre de régions déjà entièrement occupées par des hommes parlant d’autres dialectes helléniques, notamment une grande partie du Péloponnèse et la Crète.

Les dialectes qu’on rencontre sur le domaine gallo-roman ont une toute autre origine. Tous proviennent de la transformation d’un idiome sensiblement un employé en Gaule à la suite de la conquête romaine. Les parlers qui sont résultés de cette transformation ont des aspects divers en Provence et en Gascogne, en Normandie et dans l’Île-de-France. On ne sait bien ni à quoi est due cette diversité, ni d’où vient que ces régions ont des parlers semblables entre eux quoique distincts. Comme les limites de ces régions linguistiques concordent souvent avec d’anciennes limites administratives, on a parfois supposé que les divisions politiques du pays conditionnent les divisions linguistiques. Mais si le pays a été ainsi divisé, c’est en conséquence des relations établies entre les hommes ; et si les divisions administratives des Romains ont été maintenues en gros par l’église chrétienne, c’est qu’elles répondaient en effet à des besoins naturels. Ce sont sans doute ces relations qui rendent compte des ressemblances de parler. Il y a coïncidence, et non cause.

Il faut tenir compte d’un autre type de faits. Dans le monde moderne, et depuis longtemps, il y a des centres d’où la civilisation se répand sur toute une région. En France, les centres provinciaux n’ont qu’une importance secondaire, et l’influence de Paris a dominé de bonne heure. En Italie, au contraire, il y a plusieurs centres provinciaux puissants. L’importance économique et politique de Venise est pour beaucoup dans la constitution d’un dialecte vénitien.


L’existence de dialectes a des conséquences importantes pour le comparatiste ; mais ces conséquences diffèrent suivant la manière dont les dialectes se sont établis.

Parfois la langue commune était une autant qu’une langue peut l’être. C’est, pour les langues romanes, le cas du « roman commun » qui est le parler courant d’une ville unique, Rome. Tout au plus y a-t-il à tenir compte, suivant l’hypothèse de Gröber, de la date où le latin a été porté à la région où il s’est étendu : le sarde aurait gardé la distinction de i bref et de ē long, de u bref et de ō long, parce que, à la date où la Sardaigne a été conquise, Rome distinguait encore ĭ et ē, ŭ et ō ; le gallo-roman (ainsi que la plupart des parlers romans) aurait un représentant unique de ĭ et de ē, de ŭ et de ō, parce que, à la date où a eu lieu la conquête et où le latin s’est établi, la tendance à confondre ĭ et ē, ŭ et ō existait déjà. Mais, en somme, l’original des langues romanes est une langue une.

Il en va autrement de l’indo-européen commun. Plusieurs des différences qu’on observe entre les langues indo-européennes se trouvent à la fois dans des langues voisines des unes des autres, de telle sorte qu’on est conduit à poser que le point de départ de ces différences se trouve dans des différences existant déjà en indo-européen.

Soit par exemple le nom de nombre « dix » en grec, déka, et en latin, decem, d’une part — en sanskrit, dáça, et en arménien, tasn, de l’autre. Les formes germaniques et celtiques reposent sur des formes comportant un k médian ; les formes iraniennes, slaves et baltiques, sur des formes comportant une sorte de sifflante intérieure. À ce point de vue, il y a donc deux groupes de parlers indo-européens. Or, les mêmes parlers ont pour l’interrogatif-indéfini, dans les groupes grec, latin, celtique, germanique, un qu ou les représentants d’un qu, soit latin quis, et, dans les groupes indo-iranien, slave et baltique, arménien, un k ou le représentant d’un k, ainsi en sanskrit káḥ « qui », en lituanien kas, etc. Ceci tendrait à faire supposer qu’il y aurait eu, en indo-européen, deux groupes dialectaux, l’un représenté par le grec, l’italo-celtique et le germanique, l’autre par le slave, le baltique, l’arménien et l’indo-iranien. Au point de vue des consonnes dites gutturales, cette répartition serait exacte, et l’on parle souvent, pour l’indo-européen, d’un groupe de satəm (d’après une forme iranienne du nom de nombre « cent ») et d’un groupe de centum (d’après la forme latine).

Mais, si l’on examine d’autres faits, on trouve d’autres répartitions. Ainsi la distinction de o et de a est conservée en arménien, en grec, en italo-celtique ; mais elle est effacée en germanique, en baltique et en slave, en indo-iranien. Cette fois, le germanique marche avec le slave, etc., et l’arménien avec le grec, etc.

On n’arrive donc pas à poser, à l’intérieur de l’indo-européen, des dialectes définis, mais des différences de traitement pour certains faits phonétiques, morphologiques ou lexicaux. Et chacune de ces différences a ses limites propres. Le domaine de l’indo-européen commun était donc traversé par des lignes marquant les régions où, à plusieurs points de vue, s’employaient des formes diverses. Et ces lignes, dites lignes d’isoglosses, ne concordent que partiellement les unes avec les autres.

Cet état de choses concorde avec celui que l’on observe en beaucoup de cas. Ainsi le domaine gallo-roman ou le domaine lituanien sont traversés par des lignes d’isoglosses non concordantes entre elles marquant les limites de plusieurs traits linguistiques.

Cette coïncidence entre des types de faits actuellement observables et ceux qu’on est amené à attribuer à l’indo-européen montre combien réelle est l’image que la comparaison amène à se faire de l’indo-européen. Il ne s’agit pas d’un simple schéma, mais d’un objet varié comme la réalité elle-même.


Beaucoup de changements différents suivant les régions naissent après l’époque de communauté, en conséquence des innovations qui sont intervenues. En voici un exemple typique. Le celtique a hérité d’un ancien , du type de celui qui est conservé dans lat. quis. Il offre, d’autre part, une tendance qui apparaît dans toutes les parties du groupe où est conservé ce phonème : le tend à passer à p, et le à b. Le passage de à b a abouti aisément, parce que le celtique possédait déjà un b qui a attiré l’ancien . Mais, par une particularité singulière, le celtique avait perdu le p indo-européen ; dès lors, pour passer à p, le devait donner naissance à un p qui n’existait plus dans la langue ; ceci a suffi pour empêcher dans le groupe irlandais le de passer à p, et c’est ainsi que *eqwos « cheval » a abouti à irlandais *eq(os), d’où ech. En gaulois et en brittonique, au contraire, la tendance de vers p a été la plus forte, et a passé à p, si bien que le mot *eqwos est devenu epos en gaulois (et une forme pareille en brittonique). La division dialectale s’est produite en vertu d’événements qui ont chance d’être postérieurs à l’époque celtique commune. Une fois produite, elle commande des différences ultérieures ; car les mots présentent dès lors des différences profondes et ont des histoires nécessairement différentes.

La notion de dialecte a, on le voit, quelque chose de flou à tous égards. Le comparatiste ne peut donc s’y tenir ; il est obligé de chercher un terrain d’observation plus exactement délimité.