La méthode comparative en linguistique historique/Leçon VI

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H. Aschehoug & Co — Honoré Champion (p. 60-71).



VI.

LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE.


Depuis qu’on s’attache à poser des correspondances précises et régulières entre les faits phonétiques ou morphologiques d’une « langue commune » et des langues ultérieurement attestées, on cherche des types linguistiques purs et uns où les règles s’appliqueraient avec rigueur. Les grandes langues renferment des éléments trop divers. Par définition même les dialectes n’ont pas d’unité. On a pensé que le parler populaire, observé dans une localité de petite étendue, fournirait cette unité élémentaire dont le linguiste a besoin. Et l’on a étudié des parlers locaux.

Il a été fait, de parlers très divers, des monographies, les unes brèves et superficielles, les autres détaillées et approfondies. Les monographies précises apportent des données importantes à qui veut connaître à fond un type de langues. Elles sont hautement instructives pour la linguistique générale. Mais, pour le comparatiste qui veut faire l’histoire d’un groupe linguistique, les monographies de parlers locaux ne suffisent pas et sont malaisées à utiliser.

Sur un domaine d’étendue moyenne comme le domaine gallo-roman, il se rencontre plus de trente mille localités dont il y aurait lieu de décrire le parler. La tâche excède manifestement les forces de travail et les ressources matérielles dont disposent les linguistes. Qu’on la suppose accomplie, le linguiste serait accablé par la masse de ces données qu’il ne saurait manier. Il y aurait d’ailleurs des répétitions infinies : bien que chaque localité ait ses particularités propres, les mêmes faits et types de faits se rencontrent sur des domaines étendus.

Autre difficulté : les données recueillies par des observateurs divers ne sont pas exactement comparables entre elles. Si l’enquête n’a pas été organisée, faite suivant des règles uniques pour toute la région étudiée, chaque monographie se présente d’une manière diverse, et les faits qu’on rencontre dans l’une ne se laissent pas comparer immédiatement à ceux d’une autre. Même dans le cas favorable — et rare — où l’enquête a été organisée et où les monographies sont faites sur un modèle unique, les observateurs n’ont pu ni observer ni noter tout à fait de la même manière. Il est de plus inévitable qu’on trouve des enquêteurs pour certaines régions plus que pour d’autres. Et la densité des observations n’est pas comparable.

Enfin les parlers n’ont pas l’unité qu’on a été porté à leur attribuer a priori. Les sujets d’un même village, même petit, offrent souvent des manières de parler diverses suivant l’âge, la condition sociale, les occupations, etc. Tous les sujets ne sont pas indigènes ; tous ne sont pas également fidèles à l’usage local. Si une monographie d’un parler local tient compte de ces différences individuelles, elle devient compliquée, et il est malaisé d’en tirer parti pour la comparaison. Si elle les néglige, elle ne donne pas une idée juste de l’état du parler ; elle simplifie arbitrairement ; elle schématise plutôt qu’elle ne décrit.

Quand on veut procéder à l’étude d’un ensemble de parlers modernes par voie comparative, l’enquête doit être organisée de telle sorte qu’elle puisse servir immédiatement à la comparaison.

Il faut tout d’abord avoir des observations réparties d’une manière à peu près égale sur l’ensemble du domaine étudié. L’idéal serait d’observer toutes les localités. Mais, dans un domaine normal où des parlers semblables se rencontrent sur une surface de quelque étendue et où le parler de chaque localité ne diffère pas essentiellement de celui de la localité voisine, il suffit d’examiner des localités prises au hasard, de manière que l’on ait un réseau d’observations comprenant tout le pays et fournissant des spécimens de tous les types. Plus le réseau est serré, moins on risque de laisser échapper des particularités importantes, plus on est sûr de tracer des limites exactes pour chaque fait. Mais l’essentiel pour le comparatiste est de posséder des données qui permettent d’apprécier d’une manière égale l’ensemble du domaine.

En second lieu, il faut que les données soient comparables les unes aux autres, et, pour cela, que les renseignements recueillis concernent des faits de même ordre : les mêmes mots de façon que l’on ait les formes prises par un mot de la langue commune sur tout le domaine, ou les mots de même sens, les mêmes formes ou des formes grammaticales de même valeur, etc.

Pour répondre à cette double nécessité, il faut dresser un questionnaire qui est rempli dans toutes les localités où doit se faire l’enquête. On note la façon dont des phrases données se disent dans chacune des localités enquêtées. Ce procédé du questionnaire a de graves inconvénients : la langue dans laquelle la question est posée — qui est en principe la langue générale du pays — risque d’influencer le sujet local et de le détourner de son parler propre. Pour avoir une réponse, et une seule, par localité, on est amené à interroger un sujet unique ; et, puisque le parler local n’est pas un, ce sujet est plus ou moins impropre à représenter l’ensemble du parler. Le procédé est grossier, approximatif. Mais il est le seul possible.

On peut envisager deux manières de faire l’enquête. Ou bien l’on remet un questionnaire qui est rempli sur place par une personne aussi qualifiée que possible pour indiquer la façon dont les choses se disent dans le parler ; c’est ainsi qu’on a procédé en Allemagne. Ou bien l’on envoie un enquêteur qui, sur chaque point examiné, interroge un sujet un et note lui-même la réponse ; c’est ce qui a été fait pour l’atlas des parlers gallo-romans. Muni d’un questionnaire préparé par M. Gilliéron, M. Edmont a visité seul toutes les localités qui devaient être examinées, il a choisi un sujet unique dans chacune et a noté la façon dont ce sujet rendait les phrases du questionnaire. L’avantage de ce second procédé, c’est qu’il offre des témoignages rigoureusement comparables entre eux, et que l’on n’a pas à tenir compte des déformations qui résultent de la personnalité d’enquêteurs divers. Cet avantage est si grand que, pour les enquêtes faites par la suite, on a recouru à ce même moyen, et que, par exemple, pour l’atlas des parlers romans (autres que les parlers du type français) de la Suisse et des parlers italiens du Nord qu’ont organisé MM. Jaberg et Jud, un seul observateur, M. Scheuermeier fait toute l’enquête.

À première vue, les résultats obtenus par des procédés aussi sommaires pourraient paraître suspects. Mais les observations faites sur des points peu éloignés les uns des autres se contrôlent mutuellement, et la vérification résulte du rapprochement même. Du reste, le procédé de l’enquête n’exclut pas celui de la monographie ; et il suffit de comparer les résultats de l’enquête avec les monographies déjà faites ou avec des recherches nouvelles pour apprécier la valeur des observations recueillies par l’enquêteur. En ce qui concerne l’atlas des parlers gallo-romans exécuté par M. Gilliéron avec les observations qu’avait recueillies M. Edmont, il y a eu des vérifications nombreuses : en plusieurs régions, il a été procédé à des enquêtes détaillées portant sur tous les parlers d’une région limitée, ainsi M. Millardet pour les Landes, M. Bruneau pour les Ardennes, M. Oscar Bloch pour les Vosges ; ces enquêtes minutieuses ont en général confirmé pour l’essentiel la justesse des observations de M. Edmont. On a pu relever des erreurs de détail ; nulle part, ces menues erreurs ne vicient l’enquête d’une manière fondamentale.

Les résultats obtenus ont été capitaux, et tels qu’on s’est mis à multiplier les enquêtes de ce genre. En France, il a été fait un atlas pour la Corse, et un autre paraît pour les parlers bretons d’Armorique française. Un atlas catalan est en voie de publication. On a signalé déjà l’atlas que préparent MM. Jaberg, Jud et Scheuermeier. Un jeune Français, M. Tesnière, publie actuellement, sur les formes du duel en slovène, une étude détaillée fondée sur une enquête du type géographique.

Ceci seul que les résultats de l’enquête se prêtent à être indiqués sur des cartes, consacrées chacune à un fait donné, facilite le travail. On sait ce qu’une statistique gagne en clarté à être exprimée par un graphique. Le linguiste qui voit sur une carte unique, ou sur deux ou trois cartes qu’il peut juxtaposer, les faits relatifs à un problème a, d’un coup, sous les yeux, les éléments essentiels de la solution.

Dès maintenant, les recherches sur le gallo-roman ont été renouvelées par l’Atlas de MM. Gilliéron et Edmont. Les études provoquées par la publication de l’Atlas se multiplient, et d’autres études où il est tenu compte avant tout des données recueillies sur tout l’ensemble d’une région paraissent sans cesse.

C’est que la comparaison a trouvé, dans ces enquêtes, un instrument de travail supérieur à tout ce qu’elle possédait et précisément adapté à ses besoins. Pour la première fois, on avait, clairement présenté, un ensemble de données immédiatement comparables entre elles, et réparties sur tout le domaine étudié. Quiconque a fait des travaux de grammaire comparée sait combien on souffre de ce que les faits rapprochés offrent des différences de niveau dont il faut faire abstraction : le comparatiste qui travaille sur les langues indo-européennes se sert de données dont les dates s’étendent sur un espace de quelque trois mille ans, qui abondent à certains moments et manquent tout à fait à d’autres, qui existent pour une région alors que, pour tel autre domaine, toute indication manque. Avant de faire un rapprochement, il en faut critiquer en détail tous les éléments. Dans la grammaire comparée des langues indo-européennes, il y a peu de rapprochements qui ne boitent pas par quelque côté.

Dès maintenant, les résultats obtenus par la méthode géographique sont saisissants.

Le problème du « dialecte » a trouvé sa solution. On s’était souvent demandé comment tracer les limites entre les dialectes. D’une part, le dialecte apparaissait comme un ensemble offrant des caractères particuliers et s’opposant à d’autres dialectes. De l’autre, on n’arrivait pas à trouver aux dialectes des limites précises. Autrefois, un observateur parti de Bordeaux pour déterminer la limite entre les parlers gallo-romans du Nord et du Midi, avait dû renoncer à marquer une frontière et s’était arrêté sans avoir terminé son travail. Il a suffi de rapprocher les cartes pour apercevoir la vérité.

Chaque fait linguistique a ses limites propres.

Mais, en certaines régions, on rencontre un faisceau de limites de faits particuliers, limites qui parfois sont parallèles, parfois se croisent. Entre les parlers gallo-romans du Nord et ceux du Midi, il n’y a pas une limite ; il y a un faisceau de limites de faits particuliers, limites dont beaucoup sont proches les unes des autres. Au Nord et au Sud de ce faisceau, les parlers offrent par suite de nombreux traits en commun. L’opposition du Nord et du Sud est nette ; mais elle ne se laisse pas marquer par une ligne unique.

Ce faisceau suit, d’une façon caractéristique, à peu près le chemin que suit encore le train du chemin de fer qui va de Bordeaux à Lyon, c’est-à-dire qu’il fait une pointe prononcée vers le Nord, pour passer au pied du massif central de la France, du côté Nord. Tout le massif central appartient donc au type des parlers méridionaux. Les influences qui ont donné aux parlers de la partie septentrionale de la France leur aspect particulier, si éloigné du type latin, se sont arrêtées devant le massif montagneux qui occupe le centre de la France. Ce n’est pas la Loire qui est une limite ; c’est un groupe de hauteurs, en effet pénible à traverser et que les routes contournent nécessairement. Le type français du Nord va beaucoup plus au Sud, à la fois à l’Ouest, où il atteint Bordeaux, et à l’Est, où il va au Sud de Lyon. Ici la limite des dialectes s’explique par un fait d’ordre géographique, qui a conditionné des actions historiques.


En second lieu, grâce à la grande multiplicité des faits observés, la période intermédiaire entre la langue commune et les langues ultérieures s’éclaire. C’est le nom de l’abeille que M. Gilliéron a choisi pour illustrer, d’une manière particulièrement approfondie, les résultats de la méthode géographique. On savait, par la considération des règles de correspondance phonétique, que le mot français abeille ne peut passer pour indigène dans la France du Nord et qu’il est emprunté à des parlers méridionaux. Mais ce fait brut ne révélerait pas l’histoire du mot abeille en français. Il a suffi d’examiner la carte où sont pointés les noms de l’ « abeille » pour apercevoir que ces noms varient suivant les régions du Nord de la France : ici abeille, terme venu du Midi ; là mouche à miel, là mouchette, là avette. Cette variété, pour un insecte utilisé partout depuis l’époque romaine, montre que le nom ancien a disparu ; or, les cartes révèlent, sur quelques points, un nom éliminé : c’est é, c’est-à-dire la forme que le latin apem a prise normalement dans la France du Nord. Trop bref, ce nom a été presque partout éliminé pour être remplacé par des noms nouveaux qui marquent l’embarras où se sont trouvés les sujets parlants. Dans le mot mouchette, M. Gilliéron trouve, par une hypothèse hardie et qui a été contestée mais qui est singulièrement séduisante, une adaptation d’un composé mouche-é(p) auquel on aurait recouru pour se tirer de l’embarras causé par la trop grande réduction de apem dans la France du Nord ; pareil composé a pu d’ailleurs n’exister que virtuellement, et mouchette a pu s’y substituer de manière immédiate car, au moment où se produisent les changements de ce genre, phonétiques ou morphologiques, les innovations tendent à se régler aussitôt d’après le système existant et à prendre place parmi les formes déjà constituées. Le Midi, qui avait apicula, élargi dès l’époque romane, tout comme ouis a été élargi en ouicula (fr. ouaille), n’a pas connu pareille difficulté et a fourni abeille à la région parisienne. À l’indication schématique qu’on avait sur l’origine de fr. abeille se substitue une histoire complexe et où apparaît la réalité.

En s’inspirant de ces résultats, on interprétera mieux les faits là même où l’on dispose de données moindres et moins aisément comparables. Bien souvent il suffit de disposer les faits géographiquement pour en comprendre l’histoire.

Soit, par exemple, en indo-européen la notion de « moudre ». Il y a un présent du type *meləmi ou *moləmi « je mouds » qui est conservé indirectement en slave, en baltique, en germanique, en celtique et en italique et dont on a pu restituer ci-dessus la forme ancienne (v. p. 28). Or, ce verbe ne se retrouve ni en indo-iranien, ni en arménien ni en grec : ce n’est pas un accident, et ce n’est pas que les peuples qui parlaient ces langues aient ignoré la mouture. Car des noms de céréales figurent justement dans ces langues ; on y a (sauf en indo-iranien) la racine signifiant « labourer ». Mais c’est qu’il y a une autre racine pour signifier « moudre » : aleō « je mouds » en grec, alam en arménien, et cette racine a laissé des traces nettes aussi en indo-iranien. On voit donc que l’idée de « moudre » s’exprime de façons différentes sur deux domaines continus de l’indo-européen.

Quant à la racine *melə- qui signifie « moudre », du slave à l’italique, elle n’est pas inconnue aux autres langues ; mais elle s’y trouve au sens plus général d’ « écraser, broyer », ainsi dans mṛṇā́ti « il écrase » du sanskrit, dans malem « je broie » de l’arménien ou dans des verbes du grec populaire tels que myllō ou la forme à redoublement moimyllō, qui se lit chez des auteurs ioniens populaires. Et la concurrence entre la racine *melə- et celle du grec aleō ressort du fait que, de même que le latin a mola « meule » à côté de molō « je mouds », le grec qui a perdu le nom de l’ancienne meule à bras (conservé depuis l’Inde jusqu’au monde celtique), a formé mylē « meule », de la racine signifiant « écraser ». La répartition géographique des mots laisse entrevoir toute une histoire, malgré la misère des données.

Du rapprochement des cartes ressort souvent l’explication de faits surprenants. Ainsi, il y a au Sud de la France une région où le représentant attendu du nom gallu(m) du « coq » a disparu. Dans cette petite région, on désigne le « coq » par des noms bizarres qui traduisent un embarras où s’est trouvée la langue : le « coq » est nommé par exemple « faisan » ou « vicaire ». Mais si l’on rapproche d’autres cartes, on voit que, dans cette région, c’est -tt- qui répond à -ll- du latin : le nom *gat du « coq » se confondait dès lors avec le nom gat du « chat », ancien *gattu(m), qui a donné aussi gatto de l’italien. Il serait incommode de désigner par le même nom le « chat » et le « coq » ; le nom du « coq » a disparu. Et la langue s’est tirée d’affaire par des artifices visibles. Quand une notion vient à être indiquée par des procédés aussi singuliers, c’est en général qu’un nom ancien, exclu pour une raison ou pour une autre (les causes sont diverses), a dû être remplacé ; la fantaisie des sujets parlants se donne cours en pareil cas.

Partout où l’on a pu appliquer la méthode géographique, elle a donné lieu à des progrès décisifs. Elle exige des enquêtes aussi étendues qu’il est possible et l’utilisation de toutes les données qu’on possède sur l’ensemble d’un domaine linguistique. La méthode comparative gagne par là une précision, une étendue et une aisance jusqu’alors imprévues.

Et c’est pourtant ce que l’on devait attendre : la grammaire comparée, qui opère avec des systèmes de correspondances, gagne à considérer moins les parlers — qui ne l’intéressent pas par eux-mêmes — que des faits d’un même ordre dans l’ensemble des parlers qui continuent une même « langue commune ».

Il est inutile de rappeler que, comme on l’a noté déjà, p. 29, tout parler ayant son système propre, il faut toujours se représenter la place de chacun des faits de détail dans chacun de ces systèmes. Un examen exclusif des mots et des formes fournis par les enquêtes et notés géographiquement risquerait d’entraîner à étudier d’une manière isolée un mot ou un petit groupe de mots, une forme ou un petit groupe de formes. Pareil émiettement ruinerait toute linguistique historique. La géographie linguistique a eu le mérite de mettre en pleine évidence la singularité de l’histoire de chaque mot, de chaque forme. Mais cette singularité a sa place dans des ensembles systématiques, et qui envisagerait les faits isolés sans se les représenter dans ces ensembles risquerait de commettre des erreurs pires encore que le linguiste qui envisage exclusivement des ensembles et n’étudie pas avec une critique assez sûre chacun des faits particuliers dont sont faits ces ensembles.