La méthode graphique/Supplément/Fusil photographique

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Fusil photographique donnant des images successives
à très courts intervalles.

Dès l’apparition des photographies instantanées de M. Muybridge, il me sembla que les mouvements du vol des oiseaux pourraient être analysés au moyen de cette méthode ; mon confrère et ami L. Cailletet m’a dit en effet qu’il avait réussi à prendre des photographies d’hirondelles au vol. Je priai donc M. Muybridge d’appliquer ses appareils à l’étude du vol des oiseaux. Il s’empressa de satisfaire à ma demande, et, lorsqu’il vint à Paris en août 1881, il m’apporta plusieurs clichés représentant des pigeons photographiés en 1/500 de seconde.

Dans ces images, où plusieurs oiseaux étaient figurés à la fois, chacun d’eux se trouvait dans une attitude particulière : l’un avait les ailes élevées, l’autre les portait en avant, un autre les abaissait. Ces attitudes me parurent coïncider assez exactement avec ce que faisaient prévoir les études graphiques dont il a été question (Méth. graph., page 211).

Mais, outre que la netteté de ces images n’était pas suffisante, il leur manquait ce qui donne tant d’intérêt à celle des allures du cheval, la disposition en série montrant les positions successives de l’animal. C’est qu’en effet il n’est pas possible d’appliquer au vol libre de l’oiseau la méthode employée pour le cheval et qui consiste à faire rompre, par l’animal lui-même, des fils électriques échelonnés sur son passage, afin d’actionner une suite d’appareils photographiques.

Je conçus alors le projet de construire un appareil en forme de fusil permettant de viser et de suivre dans l’espace un oiseau qui vole, pendant qu’une glace tournante recevrait une série d’images montrant les attitudes successives des ailes.

La difficulté était d’imprimer à la glace sensible des alternatives de mouvements et d’arrêts assez brefs pour prendre plusieurs images par seconde. Je réussis à construire un instrument qui donnait douze images à la seconde, le temps de pose pour chacune d’elles n’étant que de 1/720 de seconde (fig. 7)[1].

Après quelques expériences d’essai, j’abordai la photographie d’animaux en mouvement. On voit (fig. 10) une mouette dont on peut comparer les douze attitudes successives pendant la durée d’une seconde. L’oiseau exécute le vol ramé ; il est vu obliquement ;

Fig. 10. Épreuve positive d’une plaque du fusil photographique montrant douze images d’une mouette qui vole. Ces douze images ont été photographiées en une seconde. Pour chacune des images le temps de pose a été de 1/720 de seconde.


l’observateur est placé en arrière et un peu en dessous. Dans d’autres expériences, j’ai réussi à photographier la mouette tandis qu’elle volait en plein travers. Comme l’oiseau donnait exactement trois coups d’aile par seconde, on trouvait dans les douze figures quatre attitudes successives qui se reproduisaient périodiquement. Les ailes étaient élevées dans une première image, puis elles commençaient à s’abaisser dans l’image suivante ; elles étaient au plus bas de leur course dans la troisième, et dans la quatrième elles se relevaient. Une nouvelle série pareille de mouvements revenait ensuite.

En photographiant l’oiseau dans d’autres conditions, par exemple lorsqu’il s’éloigne de l’observateur ou qu’il s’en rapproche (fig. 12), lorsqu’il est vu d’en bas ou d’en haut, on obtient d’autres renseignements sur le mécanisme du vol ; ainsi, on observe aisément les changements d’inclinaison du plan de l’aile, l’inflexion des rémiges par la résistance de l’air, les mouvements par lesquels l’aile se porte en avant pendant son abaissement, en arrière pendant son élévation.


Fig. 12. Image d’une mouette venant sur l’observateur

J’ai comparé, à cet égard, les renseignements donnés par la photographie à ceux que m’avait autrefois donnés la méthode graphique, et j’ai obtenu ainsi la confirmation des points principaux que je croyais avoir établis par la première de ces méthodes. Il ne paraît pas douteux que les images photographiques n’ajoutent beaucoup de connaissances nouvelles à celles que nous avons sur le mécanisme du vol.

La figure 13 représente une série de silhouettes d’oiseaux et de chauves-souris[2] dans les différentes attitudes du vol.

Le fusil photographique se prête plus facilement encore à l’analyse des mouvements beaucoup moins rapides de la locomotion terrestre. On voit (fig. 14) un cheval traînant une voiture ; la photographie a été prise d’une distance de 150 mètres ; le temps de pose était 1/720 de seconde.

Il est difficile de dépasser le nombre de dix à quinze images par seconde au moyen d’appareils dans lesquels une plaque doit se déplacer et s’arrêter tour à tour pour être impressionnée en des points différents de sa circonférence ; j’ai quelquefois doublé cette vitesse, mais alors l’appareil entre en vibration et la netteté des images peut être compromise.

M. Janssen a proposé de recueillir les images sur une plaque

animée d’une rotation continue[3]. Il est certain que, si l’on fait les temps d’éclairage assez courts, on rendra négligeable le

Fig. 13. Silhouettes d’oiseaux de différentes espèces et de chauves-souris au vol.

Explication des figures contenues dans la figure 13.

Les silhouettes ont été groupées le plus souvent en séries représentant les attitudes des différentes espèces d’oiseaux dans l’ordre de leur succession naturelle.

Hibou. — En bas du tableau, H1 représente un hibou au moment où il commence à abaisser ses ailes ; H2 et H3 montrent l’oiseau à des périodes de plus en plus avancées de la phase d’abaissement des ailes ; H4 représente les ailes se relevant. La forme sphérique de la tête de l’oiseau en rend la silhouette difficilement intelligible au premier abord ; une autre obscurité tient à l’inclinaison oblique du corps de l’oiseau, mais on se familiarise bien vite avec ces aspects de l’animal.

Le Faisan argenté F est représenté au moment du départ et dans le milieu de l’abaissement de ses ailes ; l’oiseau est encore orienté un peu obliquement ; sa face ventrale était tournée du côté de l’appareil.

Le Pigeon, P1 montre la fin de l’abaissement des ailes, P2 la fin de l’élévation. L’animal représenté en P3 est un pigeon Montauban : cette espèce vole très mal. Il faut jeter l’oiseau en l’air pour provoquer son essor, et le plus souvent il fait alors exclusivement des efforts dans le but de ralentir sa chute. p1, pigeon-paon vu obliquement au milieu de l’abaissement des ailes ; p2, le même à la fin de cet abaissement.

Mouette. — M représente une mouette volant horizontalement à une faible hauteur et vue un peu d’arrière. (La même silhouette s’observerait si l’oiseau était vu un peu d’avant, mais alors l’image de l’aile droite devrait être attribuée à la gauche, et réciproquement.) Les positions 1, 2, 3, 4, 5 correspondent aux degrés successifs d’abaissement des ailes. M6 est une mouette planant et vue d’en haut ; M7, mouette à la fin de l’abaissement de l’aile et vue obliquement par rapport à la direction du vol ; M8, autre début de l’abaissement de l’aile.

Bécassine. — B1 et B2, vue presque de face pendant l’abaissement de l’aile ; B3, l’oiseau est vu de côté et par en dessous, à la fin de l’élévation de l’aile ; B4 et B5, l’oiseau se laisse glisser sur l’air avec les ailes demi-fléchies.

Grive. — G1, la grive vue par en dessous au début de l’abaissement des ailes ; G2, l’oiseau tient ses ailes presque fermées et se lance comme un projectile jusqu’à un nouveau coup d’ailes ; il reprend alors la position G1.

Émouchet E planant presque immobile : le bec est toujours orienté contre le vent L’oiseau reste en place au moyen de coups d’ailes qui compensent exactement l’entraînement que le vent lui ferait subir.

Canard. — C1, C2, divers degrés de l’élévation de l’aile ; C3, fin de l’abaissement.

Chauve-souris. — Ch1, milieu de l’élévation de l’aile ; l’animal est vu par en dessous. Ch2, fin de l’abaissement des ailes ; l’animal est vu d’arrière. Ch3,  début de l’élévation des ailes ; l’animal représenté dans cette figure avait perdu une partie de sa membrane interdigitale du côté gauche ; l’avant-bras dénudé imprimait des mouvements étendus à la main encore pourvue de ses membranes.




déplacement de la plaque pendant le temps de pose ; mais, dans la pratique,

cette méthode donne des images qui manquent de netteté, à moins d’être prises à d’assez grands intervalles de temps,


Fig. 14. Cheval attelé à une voiture. Photographie instantanée prise au fusil en 1/720 de seconde. Agrandissement à 18 diamètres. (Cette image, n’ayant pas été photographiée contre le fond lumineux du ciel, n’est plus une simple silhouette, mais présente un certain modelé.)


même lorsqu’on l’applique à photographier des objets soumis à une vive lumière. Un autre procédé peut lui être substitué avec avantage ; il consiste à disposer une série d’objectifs circulairement au-devant de la plaque sensible et à démasquer successivement tous ces objectifs au moyen d’un disque fenêtré qui tourne très rapidement. M. Londe m’a montré un appareil de ce genre qu’il a imaginé, et M. Muybridge, de son côté, m’a envoyé les dessins d’un instrument semblable.

Dans son instrument, M. Londe a donné au disque tournant qui démasque successivement les différents objectifs une vitesse insuffisante pour prendre des images à très courts intervalles. J’en ai fait construire un du même genre dans lequel les six images sont prises en 1/10 de seconde : l’intervalle de temps qui s’écoule entre chacune d’elles est donc de 1/60 de seconde et, comme l’ouverture qui laisse passer la lumière n’est que d’un centième de la circonférence du disque, le temps de pose pour chaque image n’est que d’un millième de seconde[4].

Cet appareil est spécialement destiné à étudier les phases d’un mouvement très rapide exécuté sur place par un homme ou par un animal ; les mouvements accompagnés de translation du corps sont plus facilement analysés par une méthode qui sera


Fig. 15. Une série de silhouettes obtenues à de très courts intervalles, au moyen de l’appareil à six objectifs. L’homme qui lance une pierre présente des attitudes différentes du bras, et la pierre elle-même se déplace d’une image à l’autre. (La partie inférieure du corps était cachée par une balustrade ; on l’a supprimée dans la figure.)


décrite tout à l’heure. Mais si nous considérons par exemple l’acte de lancer une pierre, l’homme dont on prend l’image reste en place au-devant de l’appareil ; son bras seul est animé d’un mouvement rapide dont il s’agit de déterminer les phases. La figure 15 montre une série de silhouettes ainsi obtenues. Ces images, découpées sur le papier, ont été disposées en série linéaire, de façon à bien montrer les changements d’attitude à des instants successifs. La pierre qui, dans la première silhouette (en commençant par la gauche), vient de s’échapper de la main, se trouve de plus en plus haut dans les images suivantes. En même temps, la main se ferme, le bras se porte de plus en plus à gauche et finit par être entièrement derrière la tête.

  1. Le canon de ce fusil est un tube qui contient un objectif photographique. En arrière, et solidement montée sur la crosse, est une large culasse cylindrique dans laquelle est contenu un rouage d’horlogerie ; l’axe du barillet se voit extérieurement en B. Quand on presse la détente du fusil, le rouage se met en marche et imprime aux différentes pièces de l’instrument
    Fig. 7. Le fusil photographique.
    (Journ. la Nature.)
    le mouvement nécessaire. Un axe central, qui fait douze tours par seconde, commande toutes les pièces de l’appareil. C’est d’abord un disque de métal opaque et percé d’une étroite fenêtre. Ce disque forme obturateur et ne laisse pénétrer la lumière émanant de l’objectif que douze fois par seconde, et chaque fois pendant 1/720 de seconde. Derrière ce premier disque, et tournant librement sur le même arbre, s’en trouve un autre qui porte douze fenêtres et en arrière duquel vient s’appliquer la glace sensible, de forme circulaire ou octogonale. Ce disque fenêtré doit tourner d’une manière intermittente, de façon à s’arrêter douze fois par seconde en face du faisceau de lumière qui pénètre dans l’instrument. Un excentrique E (fig. 8) placé sur l’arbre produit cette rotation saccadée, en imprimant un va-et-vient régulier à une tige munie d’un cliquet C qui saisit à chaque oscillation une des dents qui forment une couronne au disque fenêtré.

    Un obturateur spécial O arrête définitivement la pénétration de la lumière dans l’instrument aussitôt que les douze images ont été obtenues. D’autres dispositions ont pour but d’empêcher la plaque sensible de dépasser par sa vitesse acquise la position où le cliquet l’amène, et où elle doit être parfaitement immobile pendant la durée de l’impression lumineuse. Un bouton de pression b (fig. 7) appuie énergiquement sur la plaque dès que celle-ci est introduite dans le fusil. Sous l’influence de cette pression, la plaque sensible adhère à la face postérieure de la roue fenêtrée qui est recouverte de caoutchouc pour éviter les glissements.

    On fait la mise au point en allongeant ou en raccourcissant le canon, ce qui déplace l’objectif en avant ou en arrière ; enfin on vérifie cette mise au point en observant au microscope par ouverture o (fig. 7) faite à la culasse, la netteté de l’image reçue sur un verre dépoli.


    Fig. 8. Disposition intérieure du mécanisme. (Journ. la Nature.)

    Une boîte porte-plaques, de forme circulaire, analogue à celles qui existent dans


    Fig. 9. Boîte porte-plaque. (Journ. la Nature.)
    le commerce, me sert à loger vingt-cinq plaques sensibles, à les faire passer dans le fusil et à les en retirer sans qu’elles soient exposées à la lumière (fig. 9).

    Avant d’appliquer cet instrument à l’étude du vol, je le soumis à certaines épreuves expérimentales, et les résultats que j’obtins furent satisfaisants.

    Je disposai une flèche noire sur un axe central autour duquel elle tournait en se détachant sur un fond blanc bien éclairé par le soleil. La vitesse de rotation de la flèche était telle que ses extrémités parcouraient environ 5 mètres par seconde, ce qui représentait six tours. Le tireur, placé à 10 mètres, visa le centre de la cible sur lequel on n’apercevait rien qu’une légère teinte grise générale, à cause de la vitesse de rotation. La plaque sensible, une fois développée, montra douze images disposées circulairement. Sur chacune d’elles la flèche se voyait, avec son ombre portée, à peu près aussi nettement que si elle eût été immobile.

    Une autre fois je photographiai un pendule noir oscillant au-devant d’une règle blanche portant des divisions. Le pendule battait les secondes, et j’obtins, en effet, douze images représentant les positions successives occupées par le pendule aux différentes phases d’une oscillation complète.

    Pour plus de sûreté dans la mesure des durées, j’adaptai au fusil un appareil chronographique formé d’une capsule à air qui recevait un choc à chacun des déplacements de la plaque sensible ; un tube de caoutchouc reliait cette capsule à un appareil inscripteur qui traçait sur un cylindre tournant, en même temps qu’un chronographe ou qu’un diapason d’un nombre de vibrations connu. De cette manière, la durée de l’impression lumineuse et l’intervalle de temps qui séparait les images les unes des autres, étaient mesurés avec une précision satisfaisante.

    En agrandissant ces figures, on obtient des images visibles à distance, mais dont la netteté laisse à désirer, car les clichés négatifs sont toujours légèrement grenus. La reproduction de ces images par l’héliogravure ne donne qu’une silhouette noire (fig. 11).


    Fig. 11. Agrandissement d’une image du fusil photographique.


    Il ne faudrait pas croire, toutefois, qu’on ne puisse jamais obtenir un certain modelé dans les images. Ce modelé s’obtient quand l’oiseau vivement éclairé passe devant un fond obscur. J’ai placé sous un microscope à faible grossissement des négatifs obtenus avec une mise au point bien exacte : sur ces images, qui représentent l’oiseau vu d’en haut, on peut aisément compter les rémiges et saisir l’imbrication de ces plumes.

    Si l’on dispose des photographies d’oiseaux sur un phénakisticope, on reproduit bien l’apparence des mouvements du vol, mais les images correspondant à chaque révolution de l’aile sont encore trop peu nombreuses pour se bien prêter à l’analyse de ses mouvements : il faudra donc en augmenter le nombre. On y peut arriver, par exemple, en doublant la vitesse du mouvement de la plaque et des obturateurs, ce que j’ai pu faire avec ce même fusil, tout en ayant encore assez de lumière pour la production des images en silhouettes : la durée de l’éclairage de la plaque n’était alors que de 1/1440 de seconde ; encore l’objectif employé n’était-il pas des plus rapides.

  2. La chauve-souris est difficile à photographier, à cause de son vol capricieux, de sa petite taille et de l’heure tardive à laquelle elle se montre. Mes meilleures plaques ne m’ont donné que cinq ou six images sur les douze changements de position de la plaque photographique ; encore ces images étaient-elles parfois sur la limite du champ éclairé de l’instrument.
  3. C. R. de l’Académie des Sciences, t. XCIV, p. 911, 1882.
  4. Une grande difficulté se présentait dans la construction de cet instrument : c’est de ne laisser arriver la lumière qu’une fois dans chacun des six objectifs. Pour cela, un obturateur spécial doit s’ouvrir à un instant donné de la rotation du disque, rester ouvert pendant un tour complet de celui-ci et se fermer à la fin de ce tour. C’est au moyen de l’air comprimé et en serrant une poire en caoutchouc que l’on produit l’entraînement de cet obturateur par le disque et sa clôture après une révolution du disque. L’extrême vitesse des pièces qui se rencontrent donne lieu à un choc violent et compromettra certainement la durée de l’instrument.