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La métisse/Chapitre III

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 4-5).

III


La pièce dans laquelle viennent de pénétrer les deux enfants est la cuisine qui, tout à la fois, sert de salle à manger. Rien de luxueux, cela va sans dire ; mais tout y est d’une propreté éblouissante dans sa modestie et sa simplicité.

Dans un angle, le poêle, bien frotté au noir, reluit sous sa couche d’ébène. Au milieu de la pièce, une table carrée, recouverte d’une nappe bien blanche avec sa vaisselle immaculée et bien disposée, invite à s’y asseoir. Si cette table n’offre point le raffinement et la somptuosité des tables de richards, elle promet de donner le confort et la suffisance. On peut dire que, pour une table de fermier, elle a quelque chose de délicat dû, nul doute, à cette main de femme dont les doigts semblent posséder la magie de créer et d’harmoniser.

Cette femme, que nous venons d’entrevoir, se détache en une silhouette singulière. Sa vue frappe de suite l’étranger ; il la regarde attentivement comme avec une sorte de crainte mystérieuse. Cette physionomie imprévue semble l’étonner d’abord, le fasciner ensuite. Car cette femme ne ressemble à aucune autre femme par l’expression de sa figure. Elle apparaît comme une créature étrange et étrangère à ce monde. Elle repousse et attire tout à la fois. Il s’en dégage comme un fluide inconnu, mystérieux, qui inquiète. Ce n’est pas un monstre de laideur, ce n’est pas une beauté éclatante. Ses yeux très noirs attachent, mais leur éclat, allié à l’expression vague, sinon froide, de ses traits, écarte. Ni méchanceté, ni hauteur, ni mépris ; mais un quelque chose d’incertain qui semble dire : « Ne m’approchez pas ! »

Néanmoins, dès qu’on est devenu familier avec cette figure immobile, ces grands yeux étincelants, immobiles aussi, qui vous regardent avec une fixité singulière, cette figure très ovale, très brune, presque cuivrée, aux traits raidis, avec des lèvres toujours pâles, sèches, qui se serrent l’une sur l’autre… figure qu’on croirait sculptée dans un bloc de bronze… on finit par découvrir, jaillissant des yeux arrondis, certains effluves si doux, si pleins de bonté, de compassion, de fidélité, qu’on en demeure tout impressionné. Et, plus tard, lorsque les deux lèvres minces et blêmes s’écartent légèrement pour exprimer un sourire, ce sourire a une grâce, il revêt un charme, il ébauche une caresse, qui efface de suite l’impression peu sympathique du premier abord.

Lorsque, tout à l’heure, nous avons dit « une jeune femme », nous n’avons pas voulu faire entendre qu’elle fût la maîtresse de la maison, c’est-à-dire la femme du fermier. Ce n’est qu’une servante, une pauvre domestique de ferme, une femme à tout faire.

Héraldine Lecours est une orpheline issue de parents métis. Son père, canadien de la province de Québec, venu dans sa jeunesse au Manitoba pour s’établir, avait épousé à Winnipeg une métisse. Unique enfant de ce mariage, elle avait été placée dès l’âge de dix ans dans un pensionnat où elle avait reçu une sérieuse éducation. À dix-huit ans elle perdait son père, à vingt ans, sa mère, et la jeune fille, sans argent, sans bien aucun, se fit institutrice pour subvenir à son existence. Durant huit ans elle fit la classe aux petits enfants de sa race. Malgré les statuts scolaires qui prohibaient l’enseignement de la langue française, elle apprit à ses petits l’histoire de leur pays et ne cessa de les instruire dans leur langue maternelle, ne consacrant à la langue anglaise que peu de temps. À diverses reprises des inspecteurs d’écoles lui donnèrent des avertissements sérieux ; elle n’y prit garde. Enfin, elle fut menacée de destitution. C’est alors qu’elle répondit fièrement :

— C’est à des petits canadiens-français que je fais la classe, et non à des sauvages !

Elle fut destituée.

Alors, ne connaissant aucun métier, n’ayant personne pour s’occuper d’elle, nul à qui se recommander et qui pût lui trouver un travail selon son éducation, elle se fit servante.

Le fermier MacSon, veuf depuis quelques mois, la prit à son service pour le soin du ménage et la surveillance des deux enfants, Joubert et France.

Héraldine Lecours avait, pour dire, adopté les enfants de MacSon, elle venait de commencer leur éducation comme si tous deux eussent été ses propres enfants. De jour en jour son attachement à Joubert et France MacSon avait grandi, et sa tendresse d’amie était devenue bien vite une tendresse de mère.

Les deux petits sentaient qu’ils avaient retrouvé une maman, et, heureux, confiants, se jetaient dans les bras de cette étrangère à laquelle ils murmuraient, dans un sourire d’ange, sous les baisers ardents de cette mère nouvelle ;

— Didine !

— Maman Didine !