La métisse/Chapitre VII

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Éditions Édouard Garand (p. 9-11).

VII


Cette journée pour la Métisse fut tranquille, sereine.

MacSon était parti pour Bremner, le village voisin situé à une dizaine de milles de là ; il n’avait pas reparu pour le repas du midi.

On était à cette époque où les cultivateurs, après les durs labeurs des semailles, prennent un peu de repos.

Quelques jours auparavant MacSon avait congédié l’employé dont il avait requis les services pour l’ensemencement de ses champs.

Plus tard, quand viendra la saison des récoltes, il verra à se procurer une nouvelle main-d’œuvre, réalisant de la sorte une sérieuse économie sur les revenus de la ferme. Or, ces jours-là, Héraldine demeurait seule et tranquille avec les enfants et la fille de MacSon, Esther qui, la plupart du temps, demeurait en sa chambre s’occupant de tels travaux de broderie, à telles lectures.

À six heures de ce jour, c’est-à-dire au souper, le fermier n’était pas rentré.

Héraldine alla au pré chercher les vaches, tira le lait, donna à boire aux animaux, soigna les volailles, puis renvoya les bestiaux au pâturage. Bien que cette besogne ne fit pas partie de ses fonctions, elle ne manquait jamais d’y donner ses peines, parce que, souventes fois, MacSon ne rentrait que tard dans la nuit. Il faut ajouter, pour raison additionnelle, que tout ce qui avait un rapport quelconque avec la ferme revêtait pour Héraldine un caractère sacré, par ce que, aussi, tout se rattachait aux deux petits dont elle avait la charge : au fond, c’était leur bien qu’elle surveillait. Ces jours où la Métisse avait quelque travail à faire au dehors, Esther avait la complaisance de descendre de sa chambre et de s’occuper un peu des soins du ménage et de préparer le repas du soir.

Ce repas était toujours très calme. Esther parlait peu. Elle mangeait à la hâte, disait en son mauvais français quelques banalités à France et à Joubert, et remontait à sa chambre. Certains soirs, elle faisait quelques lectures sous les arbres du parterre. Ces lectures n’étaient le plus souvent que les récits incongrus de magazines américains apportés du village par MacSon.

Après le repas, France et Joubert, très fatigués par leurs courses de la journée faites çà et là sur l’étendue de la ferme, babillaient quelques instants, puis demandaient qu’Héraldine allât les coucher.

Ceci était à peu près la routine de tous les jours.

La servante et les enfants occupaient en haut une même chambre, qui se trouvait placée en face de celle d’Esther. Une troisième chambre demeurait pour les visiteurs. Quant à MacSon, il couchait en bas dans une petite chambre attenante à la salle.

Ce soir-là, contre leur coutume, France et Joubert ne demandèrent pas à Héraldine de les aller coucher. Ils s’amusaient à courir par la maison, pendant qu’Héraldine faisait son ménage du soir.

Le soleil resplendissait encore au-dessus de l’horizon, déversant sur les blés verts, des flots de vapeur rouge. La tige tendre des grains frissonnait sous cette dernière caresse du jour, les oiseaux jetaient leurs dernières notes retentissantes, les bêtes humaient avec ravissement les premières fraîcheurs qu’apportait l’approche du crépuscule.

Heure délicieuse où la nature incline peu à peu avec une sorte d’insouciante langueur vers le sommeil ! Heure suave du repos nécessaire à tout ce qui se meut, à tout ce qui croit ! C’est à cette heure où la terre se mire dans les ondes d’or et de pourpre, où le bleu clair des firmaments se teinte d’un bleu plus sombre, où furtivement brille là-bas une étoile craintive de la lumière du jour… oui, c’est à cette heure exquise de paix, de sérénité, que la Métisse entraîna les deux petits dans la salle. Assise en un large fauteuil, elle prit les deux enfants sur ses genoux, les caressa longuement, les embrassa vingt fois sur leurs lèvres roses, sur leurs douces paupières, sur leurs joues rouges. Eux se laissaient faire, silencieux, souriants, heureux, sans souci du lendemain, sentant que leur petite existence demeurait sous puissante protection. La protection d’une mère c’est l’égide impénétrable… muraille de tendresse et de dévouement contre laquelle se heurtent en vain les ouragans… falaise où la vague mugissante vient s’aplatir et s’égrener en infimes gouttelettes d’eau…

Héraldine rayonnait dans la première pénombre qui envahissait doucement la maison de ferme, rayonnement de bonheur sans mélange, suprême, bonheur que ces mots seuls, plusieurs fois murmurés à voix basse et caressante, traduisaient avec toute l’ampleur de leur force :

— Mes petits… mes chers petits !

Et les petits peu à peu fermaient leurs beaux yeux, laissant en toute confiance leurs petites têtes reposer sur l’épaule de cette étrangère qui avait su leur parler comme une vraie mère.

Mais il ne fallait pas les laisser dormir tout à fait, et la servante les secoua doucement en leur murmurant :

— Petits, on va aller faire dodo chacun dans son lit, n’est-ce pas ?

— Oui, dodo, dodo ! répéta Joubert en bâillant.

— Dodo, dodo ! fit la petite France à son tour en frottant ses yeux alourdis.

— Mais avant de faire dodo pour de bon, reprit Héraldine souriante, qu’est-ce qu’on fait, petits ?

— On prie le petit Jésus ! répondit Joubert.

— On se met à genoux ! dit France.

Et d’un commun accord les deux enfants glissèrent des genoux d’Héraldine et s’agenouillèrent pieusement, avec leurs petites mains jointes qui venaient de faire le Signe de la Croix.

« Jésus, Marie, Joseph,… » prononça Joubert, les yeux fixés sur les regards ardents d’Héraldine.

Il s’était tu en entendant qu’on frappait à la porte.

Cela devait être un visiteur inattendu. Héraldine se leva pour aller recevoir.

Mais déjà Joubert criait gaiment :

— Didine, c’est François, je gage !

— Oui, c’est François ! cria France battant des mains.

Et, très curieux, les deux petits suivirent Héraldine à la cuisine.

Un homme était à la porte, mis à la façon des cultivateurs qui, le soir, pour aller faire un tour chez le voisin, enlèvent leurs habits de travail et passent à la hâte un vêtement plus propre.

Cet homme était, en effet, le premier voisin de MacSon.

François Lorrain, français d’origine, cultivait à deux milles au nord de l’Écossais, une ferme de 160 âcres. Célibataire, et vivant seul avec sa mère, il songeait depuis quelque temps à se marier afin que, advenant la mort de sa vieille mère il ne restât pas seul à son foyer. Mais les filles à marier étaient rares dans le voisinage. Parmi celles qui lui paraissaient éligibles, aucune se semblait convenir à François Lorrain. Peut-être craignait-il, à cause de son âge, que ces filles, jeunes encore, n’écartassent ses avances ?… Car François dépassait un peu la quarantaine. Oh ! il ne s’en vantait pas ; mais il était facile, à moins d’être aveugle, de voir que l’homme n’était pas de la première jeunesse.

Depuis deux ans il s’était lié à MacSon, comme il arrive de se lier entre voisins. Y avait-il amitié entre les deux hommes ? Il serait téméraire de l’affirmer. La trop grande diversité d’opinions et de croyances entre eux pouvait empêcher les germes d’une amitié solide, Car MacSon avouait, avec sa grosse franchise d’écossais mal dégrossi, qu’il exécrait les gens de religion. Il ne parlait pas de sa haine contre les Français : cela était connu d’avance et à bien des lieues à la ronde. Donc, entre MacSon et le français très catholique il ne pouvait exister que de simples relations de voisinage, relations qu’on pouvait de part et d’autres abolir sans amertume et regret. Il est étonnant que ces relations eussent duré deux années. Les critiques malveillantes de MacSon contre la race et la religion ne pouvaient que souffler sur les susceptibilités du français et du catholique. Et MacSon adorait le langage sarcastique, et le sarcasme est la première étincelle qui met le feu aux disputes et controverses, et réveille des cendres mal éteintes.

François Lorrain, homme très intelligent sans être cultivé, savait fort bien l’ignorance épaisse de son voisin, il connaissait d’ores et déjà son fanatisme, et l’injure du fermier écossais n’avait pu faire naître chez Lorrain autre chose qu’un sourire de dédain. Mais est-il possible de souffrir l’outrage constamment ? Un homme, ayant conscience de sa force et de ses justes droits, peut-il laisser quelque renégat railler, impunément ses sentiments intimes les plus sacrés ? Peut-il laisser mépriser sa race, quand cette race est la première du monde ? Peut-il laisser outrager sa religion, quand cette religion est celle de Jésus-Christ ?… Et pourtant François Lorrain avait accepté toutes les attaques de MacSon sans jamais se départir de sa froideur et de son calme… il n’avait opposé qu’un maigre sourire de dédain ! Oh ! c’est qu’il y avait une cause, une raison, et cette raison se nommait : Esther MacSon !…

Évidemment cela nous paraît paradoxal. Mais l’humanité entière n’est-elle pas, après tout, un vivant paradoxe ? Toujours est-il que François Lorrain, sans toutefois se déclarer ouvertement, faisait une cour assidue à la fille de l’Écossais. Il avait pour elle toutes les attentions, toutes les politesses du français bien élevé. Les dimanches, à la tombée de la nuit. François arrivait chez MacSon. Très souvent aussi il venait une fois dans la semaine. Il ne semblait s’intéresser qu’à la présence de la jeune fille. Si d’aventure Esther ne descendait pas de sa chambre, la veillée du français était courte : il causait dix minutes avec MacSon et retournait chez lui. Aussi, à ces visites, la physionomie de François conservait-elle un air très ennuyé. Mais si, au contraire, Esther venait se mêler à la conversation ou simplement faire acte de présence, François Lorrain, de ce moment, oubliait l’heure… l’heure même du départ. Toute sa figure exprimait l’immense agrément qu’il avait eu de passer toute une soirée tout près d’Esther.

Chose curieuse : jamais François Lorrain n’avait paru accorder le moindre intérêt à la servante de MacSon. Pour Lorrain, de fait, Héraldine n’était qu’une vulgaire domestique à laquelle on peut, en certaines circonstances, marquer une certaine bienveillance, mais pas au delà. Aussi, ne lui avait-il jamais adressé qu’un strict bonjour, sans même trop la regarder. Au fond, cette fille métisse ne comptait pas pour François Lorrain. Mais Esther… Il y a là encore l’un de ces curieux mystères du cœur humain. Qui pourra jamais nous les expliquer !…

Mais comment François Lorrain avait-il pu s’attacher ou du moins avoir tant d’inclination pour Esther MacSon ? C’était une fille simple qui n’avait aucun des charmes de son sexe ; elle était insignifiante, sotte presque. Ignorante, elle ne pouvait soutenir aucune conversation, et François Lorrain était obligé d’en faire tous les frais. Seulement, c’est avec un grand et continuel intérêt qu’elle écoutait le français qui avait toujours quelques anecdotes plaisantes à raconter. Sans parler le français correctement et facilement, elle avait cet avantage de le bien comprendre. Aussi se servait-elle rarement de la langue française. Si elle posait une question à François, invariablement la question était faite en langue anglaise. Mais invariablement aussi François Lorrain répondait en français, s’excusant de mal parler la langue anglaise.

Cela pouvait toujours aller dans cette question de voisinage. Mais qu’arriverait-il ? survenant une alliance entre ces deux êtres si différents en tout… qu’arriverait-il plus tard dans la création d’un foyer, d’une famille ? François Lorrain s’était-il posé cette incertaine question ? Peut-être… et peut-être s’était-il dit que tout pouvait s’arranger par certaines concessions routinières ! Mais le point religieux ?…

Esther MacSon avait été élevée sans la pratique de religion aucune ; elle avait grandi sous l’influence haineuse de son père… haine féroce contre le catholicisme ! Cette haine, sans qu’elle le fît voir, peut-être l’avait-elle également ? Et alors se pouvait-il qu’elle devînt l’épouse d’un français très catholique qui, jamais ne concéderait rien de ses principes et de ses croyances ? Ou mieux, un foyer pouvait-il être fondé entre ces deux créatures et vivre avec toutes les garanties de bonne entente et de bonheur ? François Lorrain, homme intelligent, n’avait pu assurément éviter ces questions brillantes ; avait-il trouvé un moyen d’aplanissement ? C’est fort probable, puisqu’il recherchait tant la société de cette jeune fille ; à moins qu’il n’eût que de vagues espoirs de niveler les obstacles. Or, ces espoirs et ces projets avaient dû être un peu confiés à des oreilles amies ; car la rumeur du village voisin en disait très long déjà. Cette rumeur allait jusqu’à marier François Lorrain et Esther MacSon dès après la moisson prochaine.

Ce soir-là encore, ce soir de semaine, le voisin de MacSon venait taire su cour habituelle.