La métisse/Chapitre XII

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Éditions Édouard Garand (p. 17-18).

XII


Ce jour-là, encore, MacSon s’était absenté.

Le soir approchait. Héraldine mit son travail de rapiéçage de côté pour aller chercher les vaches au pâturage.

Esther déposa son livre pour commencer les préparatifs du repas du soir.

Sur l’horizon de l’Ouest de gros nuages noirs, parfois sillonnés d’éclairs furtifs, se dressaient lentement. La brise se faisait vent. Le soleil, près de voiler son disque lumineux, projetait des rayons plus brûlants.

Avant de se rendre au pré, Héraldine considéra un moment l’horizon sombre et dit à Esther :

— Je pense que nous aurons de l’orage avant longtemps. Regarde ces nuages là-bas !

— Veux-tu que j’aille à ta place chercher les vaches ? proposa Esther.

C’était la première fois qu’elle s’offrait ainsi.

— Non. non. Merci. Esther. Cela me regarde. Je vais simplement me hâter de faire mon ouvrage.

Elle partit, vive, légère.

Le soir vint. L’orage craint, au lieu de monter directement, avait bifurqué vers le Sud d’où arrivaient de temps à autre les échos assourdis d’un grondement lointain. Et les nuages tournaient encore vers le Sud-Est, vers l’Est et le Nord.

MacSon ne rentra à la ferme qu’après le souper. Héraldine était à sa chambre avec les enfants qu’elle s’apprêtait à coucher. Avant de leur faire dire leurs prières, par prudence elle demanda à Esther d’aller au jardin faire un petit bouquet de fleurs pour être déposé dans la chambre.

— Le bouquet que j’y ai mis hier, expliqua-t-elle, est tout fané déjà. Veux-tu, Esther ?

— Oui, Héraldine, je vais de suite chercher ce bouquet.

La jeune fille courut au jardin de l’autre côté du bosquet qui enveloppait la maisonnette.

Aller au jardin, cueillir les fleurs, en façonner une petite gerbe quelconque, revenir, tout cela ne pouvait prendre moins de dix minutes.

— Bon, se dit Héraldine souriante, cela me donne le temps de faire réciter aux enfants leurs prières.

Agenouillés tous deux, France et Joubert avaient fait le signe de la croix. La première, France venait de commencer ainsi :

« Bonne Sainte Vierge… je mets ma confiance en vous… »

Un ricanement funèbre, parti d’en bas, l’interrompit net. C’était MacSon, qui, entré furtivement et sur la pointe des pieds, s’était arrêté au bas de l’escalier et avait entendu les paroles de France.

— Ah ! ah !… Métisse, je t’y prends encore !

Dans le ton dégagé, presque riant, de l’Écossais, il y avait une menace. Héraldine la saisit cette menace qui voulait se dérober. Une pâleur de cire enveloppa son visage bronzé. Vivement elle fit lever les deux petits et les coucha dans leur lit. Et la voix mal sûre, elle répondit :

— Les enfants sont couchés… c’est moi qui disais une prière…

C’était un mensonge dont le Tout-Puissant ne pouvait, tenir compte à la brave fille.

Mais MacSon, non moins vivement qu’Héraldine avait grimpé les marches de l’escalier, il avait surpris le manège de la servante par la porte entr’ouverte où il se tenait toujours ricanant.

Héraldine le vit… elle voulut pousser la porte, la fermer. C’était son droit, puisque c’était sa chambre, et cette chambre était inviolable. Mais MacSon a l’habitude de passer par-dessus toutes les délicatesses et tous les droits, lorsqu’il croit user de son droit de père d’abord, de celui de maître de céans ensuite.

Il glisse un pied entre la porte et son cadre, éclate de rire, puis repousse brutalement cette porte et pénètre dans la chambre. Avec son entrée, Héraldine reçoit une odeur d’alcool.

MacSon ne rit plus ; il est livide, effrayant.

Les enfants apeurés enfoncent leurs petites têtes sous les couvertures pour ne pas voir le visage du bourreau.

MacSon lâche un juron et, d’un geste bref indiquant la porte à la servante, hurle :

— Va-t’en, chienne de Métisse ! va-t’en !…

Héraldine chancelle, elle s’appuie contre un meuble. Elle veut parler… sa gorge serrée refuse de rendre un son.

MacSon ne peut comprendre ce qui terrasse ainsi cette fille. Il rugit :

— M’as-tu compris, Métisse damnée ?… Je te chasse !

Ce mot frappe Héraldine au cœur. Son sein se soulève, s’agite, bat violemment comme pour éclater. Elle y porte ses deux mains, presque avec rage, et elle regarde un moment l’Écossais avec des yeux dans lesquels se peint une douleur atroce. Et les regards sont si troublés, leur fixité est si étrange, leur éclat si mystérieux, que MacSon, avec toute sa force de brute, avec tout son cynisme, ne peut en supporter la vision. Il abaisse une seconde ses paupières. Mais de suite il tâche de puiser dans sa rage, qu’excite davantage la fumée des liqueurs, une audace nouvelle. Il crie :

— Je te dis de t’en aller, gueuse !

Alors, par un effort inouï, elle parvient à balbutier son étonnement douloureux :

— Vous m’envoyez !…

Elle étouffe un sanglot.

MacSon, s’irritant encore, lève son poing.

Sa figure, devenue hideuse de férocité, fait peur.

Héraldine fuit un pas vers la porte, elle trébuche… elle avance encore un peu, titubante.

Le sanglot que tout à l’heure elle a pu comprimer s’échappe lourdement.

Elle arrive au seuil de la porte. Là, elle s’arrête pour jeter un regard navré vers les deux petits lits blancs.

Deux petites têtes, effarouchées, se soulèvent doucement, quatre petits yeux effarés la regardent…

— Allons ! déguerpis ! clame la voix farouche de MacSon qui ne quitte pas Héraldine du regard.

L’homme a vu cette scène muette et douloureuse, il devine l’infinie désespérance, le terrible déchirement, l’agonie insondable, qui rongent le cœur de cette malheureuse : il n’a pas de pitié !

— Mais va donc, maudite !

Il bouscule Héraldine.

Elle franchit le seuil de la porte…

Deux petites voix effrayées, tremblantes, crient :

— Didine ! Didine ! va’t-en pas !

MacSon vocifère :

— Taisez-vous, vous autres !

Sa voix, sa face, son geste, terrorisent les deux petits qui rejettent leurs petites têtes sur l’oreiller.

Alors Héraldine se retourne vers son bourreau. Sa figure est ravagée par la souffrance, des larmes ruissellent, ses deux mains se crispent désespérément sur sa poitrine dans laquelle un grand et noble cœur veut cesser de battre. Suppliante, elle tente de bégayer ces mots :

— Monsieur… les embrasser… avant de partir !

MacSon ricane et prononce :

— Non ! Va’t-en !

Il s’avance vers la Métisse pour la pousser dans l’escalier…

Alors, tout à coup, un cri strident, qui déchire l’espace silencieux, s’échappe des lèvres livides d’Héraldine, — cela ressemble à un cri de fauve ! Et MacSon voit cette fille, si craintive d’ordinaire, si soumise, si passive, se dresser de toute sa taille, essuyer ses larmes d’un revers de main, lancer à MacSon un regard plus terrible que les siens, plus défiant, bondir sur lui, le renverser presque, se ruer dans la chambre… vers les deux petits qui lui tendent leurs bras !…

Et lorsque MacSon revient de sa stupeur, quand il a retrouvé son équilibre, il aperçoit Héraldine, debout, tenant avec force les deux enfants dans ses bras, les pressant sur son sein agité. Elle les embrasse, les dévore… elle écrase ses lèvres sur leurs petites lèvres, elle sanglote, elle rit, elle pleure tout à la fois…

Puis, avec un grondement de bête, avec une furie sauvage, folle de douleur, elle dépose brusquement France et Joubert, et, sans regarder MacSon qui revient sur elle, elle sort de la chambre, traverse rapidement un étroit passage, se jette dans l’escalier… La minute suivante, Héraldine est dehors, marchant vers la route, tenant à deux mains moites sa tête qui bourdonne, qui fait mal ! Bientôt, dans ce calme effrayant qui précède l’orage, on peut entendre des sanglots qui ressemblent, dans la sérénité de la nature silencieuse, à des rugissements étouffés…