La métisse/Chapitre XIII

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Éditions Édouard Garand (p. 18-19).

XIII


Héraldine, demi vêtue, échevelée, folle, court sur la route, sans savoir où elle va.

Parfois, elle bute contre une pierre, elle roule dans la poussière. Mais une sorte de rage insensée la raidit contre la douleur : elle se relève, de son front un filet de sang coule et se mêle au ruisseau de ses larmes. Elle court encore dans le soir qui, avec les sombres nuages achevant de voiler le ciel bleu, devient plus obscur.

Derrière elle une rafale soulève un tourbillon de poussière qui l’enveloppe un moment, l’étourdit, elle entend le craquement des arbres qui bordent la route noire ; un éclair sanglant coupe le nue au-dessus de sa tête ; un roulement de tonnerre fait trembler le sol sous ses pas ; des gouttelettes de pluie froides et lourdes, poussées vigoureusement par la bourrasque, heurtent sa nuque…

Héraldine s’arrête au milieu de la route, comme si cette douche de pluie soudaine l’eût rappelée à la réalité de sa situation. Elle halète, suffoque, son regard mouillé et vacillant interroge avec surprise les arbres qui frissonnent, le ciel noir, la route qui va devant elle, indécise, vers l’inconnu. Un sourd gémissement s’exhale de sa poitrine en feu, elle saisit à pleines mains sa tête échevelée, la serre avec force, et elle chancelle avec une douleur effroyable qui l’étouffe :

— Oh ! mes petits… mes petits !

Et sa pensée vagabonde semble trouver un point de repère, sa mémoire diffuse s’éclaire tout à coup, comme s’illumine par chocs le sombre firmament ; puis, avec une netteté de vision qui la martyrise, elle se souvient qu’on vient de la chasser, qu’on vient de la séparer de ses petits !

De ses lèvres un cri rauque jaillit, c’est un cri de l’âme torturée ; vers le ciel menaçant elle élève ses deux mains jointes ; elle veut adresser à Dieu une prière, une supplication, et de ses lèvres que seule la douleur — une douleur inouïe, indescriptible, effrayante, — fait remuer, c’est une imprécation qui jaillit, c’est une objurgation dont elle ne saisit pas le sens :

— Ô Dieu ! ce n’est pas possible que vous permettiez cela… ce ne serait pas juste ! Un éclatement de foudre, après l’éclair qui l’a aveuglée, la fait frémir. Tremblante, secouée de frissons d’épouvante, elle écoute… Alors, il lui semble qu’une voix mystérieuse, incertaine, lointaine même, a redit à ses oreilles qui bourdonnent ces mots terribles qu’elle a, inconsciente, prononcés :

— … ce ne serait pas juste !

Et elle a peur, elle s’affole… Son regard épouvanté interroge la noirceur autour d’elle, elle tressaille, puis baisse la tête et, sombre, découragée, murmure :

— Pitié ! pitié !

Un râle déchire sa gorge. Elle veut avancer sur la route toujours plus indécise qu’indiquent seuls les arbres qui gémissent, se balancent, craquent sous la violence du vent. De temps à autre un éclair vif et brûlant lui fait voir cette route nettement jusqu’à l’horizon lointain… Mais dans la noirceur plus profonde qui suit. Héraldine rencontre un obstacle quelconque, elle trébuche, oscille, s’écrase lourdement avec un soupir d’effroi.

Elle ne se relève pas cette fois : elle demeure, chose inerte, sans force, sur le bord de la route en un paquet informe, sous la pluie qui tombe par torrents, sous la rafale terrible, mugissante, qui la soulève, et elle palpite comme un oiseau blessé par le plomb du chasseur.

Elle enfonce son front brûlant dans le sol humide, dans la boue, elle pleure, elle gémit. Un lourd sanglot, trop lourd pour sa faible poitrine, la convulse, et alors, comme un ricanement diabolique et moqueur, l’effrayant tonnerre rugit sur sa tête et couvre pour un instant les lamentations de la malheureuse.

Par secousses on peut saisir ces mots répétés comme un vagissement :

— Mes petits ! mes petits !…

Malgré l’affreuse tempête qui ébranle cieux et terre, la route ne demeure pas tout à fait déserte. Entre les éclats de la foudre, parmi les sifflements du vent, le bruit plaintif des feuillages secoués, on peut vaguement percevoir le roulement d’un wagon de ferme. Le véhicule se rapproche lentement, comme à tâtons, dans tout ce noir coupé çà et là de lueurs subites, farouches, petites ou gigantesques. Et dans l’une de ces lueurs fugitives qui décrivent à l’homme des horizons immenses, insondables, qui, dans le seul espace d’une seconde, vous font voir tout un monde impalpable, fantastique, dans l’une de ces clartés magiques une voiture apparut à dix pas environ d’Héraldine. Une voiture traînée par deux chevaux gris, deux vigoureux percherons fonçant sur l’ouragan qui leur fait face, avec un homme, un maître, qui les commande avec force. L’attelage, l’homme, la route, tout s’est dessiné une seconde avec une parfaite précision. Et le trot lourd de ces chevaux résonne encore, leurs durs sabots heurtent violemment l’eau qui ruisselle, les roues tournent pesamment dans la vase qui gicle, sur les cailloux grinçant qu’elles écrasent…

Un nouvel éclair déchire la nuit, traverse le monde, siffle, s’éteint… Mais l’homme dans le wagon vient d’apercevoir une forme étrange écrasée sur la route devant lui, et il n’a pu retenir une exclamation de surprise. Il arrête brusquement ses chevaux, qui ayant aperçu également cette chose sombre, inconnue, presque sous leurs sabots, renâclent avec une sorte de frayeur superstitieuse.

De la voix l’homme cherche à calmer ses bêtes, on l’entend difficilement dans tous ces bruits de tempête qui l’environnent. Puis il saute à bas, s’approche lentement, avec précautions, peut-être avec crainte, de cette chose qu’il devine plutôt. Il s’arrête, touche du bout du doigt la chose insensible, inanimée… Il la palpe.

— Nom de nom ! murmura-t-il avec stupeur, est-ce une femme, ça ?

La nuit qui s’illumine encore lui fait voir une face livide, sanglante, à demi boueuse… Et l’homme pousse un cri, un cri de stupeur que suit ce nom bégayé difficilement :

— Héraldine… c’est Héraldine Lecours !

Malgré lui un juron éclate sur ses lèvres. Il empoigne cette loque trempée et lourde, il la soulève, l’emporte au wagon dans lequel il la dépose au hasard, au travers d’objets divers. Puis il fouette rudement les deux percherons qui ne demandent qu’à atteindre la crèche au plus tôt et commande avec force :

— Allez ! allez !…

Voix de l’homme, chocs de sabots, roulement, tout se perd bientôt et se confond dans la tempête énorme qui grandit encore.