La métisse/Chapitre XXIV

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Éditions Édouard Garand (p. 36-37).

XXIV


MacSon, durant ces deux jours, s’était montré d’une galanterie auprès d’Héraldine et d’attentions qui avaient stupéfié Hansen, revenu à la ferme le lundi matin. Esther également s’étonnait des façons paternelles, onctueuses, tendres, que son père affectait à son égard. Elle sentait qu’il y avait quelque chose d’anormal dans la conduite du fermier, mais ce quelque chose demeurait pour elle une énigme. Héraldine avait bien eu l’idée de consulter Esther comme elle avait consulta France et Joubert : mais après réflexion, il lui parut plus sage d’attendre la réponse des deux petits enfants. Mais la pauvre Esther allait également recevoir une demande qui ne la surprendrait pas moins que l’avait été Héraldine.

En effet, durant ces deux jours. MacSon et Hansen avaient continué le développement de leur projet conçu le dimanche d’avant. L’Écossais avait avoué à son employé que ses affaires allaient très bien, et qu’il était assuré d’une réponse favorable d’Héraldine.

Il avait conclu :

— Comme tu vois, Hansen, avec mon appui et celui de ma femme, tu peux compter qu’Esther ne résistera pas. Je vais l’initier bientôt, et une fois que j’aurai préparé les décors, tu n’auras qu’à paraître en scène et faire ta déclaration.

Et MacSon riait, se réjouissait à l’avance de l’infamie nouvelle qu’il allait commettre. Et pourtant, cet homme disait et pensait qu’il aimait sa fille… il aimait cette enfant et, sans cause aucune — seulement pour écarter un mariage qui ne pouvait être ni de son goût ni de son choix — il se disposait à la sacrifier en la jetant aux caprices d’un inconnu dont il avait pu connaître le caractère immoral. Hansen, pour tout dire, n’était qu’un rebut de la société. Certes nous pourrions en dire tout autant de MacSon, et tous deux, se ressemblant, s’assemblaient. Mais entre ces deux hommes il y avait au moins une nuance : l’un était un individu sans foyer, sans patrie, peut-être un transfuge, homme pétri de vices que les bas-fonds réclament : l’autre, MacSon, possédait au moins un titre qui le préservait de la dernière déchéance : son titre de père. C’était la seule différence qui existât entre ces deux êtres qui semblaient si bien s’entendre et se comprendre. Mais ce titre qui aurait pu être une rédemption, MacSon pouvait, venue l’occasion, le jeter aux orties sans remords, sans un sourcillement.

Ce fut un peu avant qu’Héraldine ne consultât les enfants, que MacSon monta à la chambre d’Esther.

La jeune fille lisait.

— Esther, dit MacSon, je viens te demander de me faire plaisir.

La jeune fille regarda son père sans mot dire ; elle parut attendre une explication.

— Tu sais, continua MacSon qui, avec sa fille, n’avait aucune gêne ou timidité, que j’ai toujours voulu te rendre heureuse. Tu sais que je t’ai toujours, autant que c’était possible, épargné les moindres soucis, le moindre travail, et que je n’ai jamais cherché qu’à faire de toi une demoiselle. Or, il vient un jour où de la demoiselle il faut faire une femme, et ce jour est venu. J’ai décidé de te marier, Esther.

Esther pâlit, baissa les yeux et ne put proférer une parole. Dans une vision d’éclair elle voyait tout l’échafaudage de ses amours s’effondrer, elle entrevoyait quelques sombres catastrophes dans lesquelles elle s’abîmerait. Son cœur se serra d’une angoisse mortelle.

— Oh ! je n’ai pas dit que j’allais me séparer de toi, reprit MacSon qui ne sut interpréter les sentiments de sa fille. Tu continueras de demeurer avec nous. Je dis « nous », parce que j’ai décidé de me remarier.

La curiosité l’emportant sur son angoisse, Esther regarda son père avec l’air de se demander s’il ne devenait pas fou. MacSon comprit ce regard et poursuivit :

— Oh ! j’ai tout mon bon sens, et demain tu sauras qui j’épouse. Pour le moment, il s’agit de toi, de ton avenir. Le gendre que j’ai choisi va m’être utile sur la ferme, puisque j’ai toujours besoin d’aide.

— À qui donc voulez-vous me marier ? interrogea tout à coup Esther dévorée d’inquiétude.

— À Hansen ! répondit MacSon sans broncher.

Le nom de l’homme détesté, la voix basse et autoritaire de son père, résonnèrent aux oreilles de la jeune fille comme une condamnation à mort. Un moment, elle demeura comme pétrifiée, sans un geste, sans un mot, sans le moindre signe de vie dans tout son être. Seul son sein trépignait d’une émotion ou d’une épouvante qu’elle ne pouvait maîtriser. Et ses yeux bleu de ciel, si candides d’ordinaire, sans éclat maintenant, fixes, exprimaient une horreur indicible.

Un peu hébété par l’expression de sa fille, le fermier demanda avec un sourire incertain :

— Quoi ! ça ne te va pas, ce mariage ?

Sans répondre, Esther baissa sa tête rousse sur les pages de son livre et se mit à pleurer silencieusement.

Ces larmes parurent irriter MacSon. Ses lèvres se pincèrent pour ne pas laisser éclater quelque affreux juron. Il fit quelques pas rudes par la chambre, s’arrêta et prononça ces paroles qui firent dresser Esther debout :

— T’as pas besoin de compter sur Lorrain… tu ne seras jamais sa femme !

La jeune fille avait jeté son livre dans un accès de courroux. C’était la première fois peut-être que la colère faisait bouillonner son sang. Elle cria avec un accent de résolution inébranlable :

— Jamais non plus je ne serai la femme d’Hansen !

La colère d’Esther fit naître celle de MacSon. Sa grosse face s’empourpra affreusement, les nerfs de son cou de taureau se gonflèrent, se tendirent, ses gros yeux roulèrent terriblement dans leurs orbites sanglantes, et, ricanant, MacSon répliqua à voix basse, ardente :

— Écoute, Esther, c’est moi qui suis le maître ici. Si tu ne veux pas d’Hansen, c’est ton affaire, je ne te forcerai pas. Mais retiens ceci : tu ne marieras pas, moi vivant, un français, et encore moins un Lorrain. Je t’arracherais le cœur plutôt…

Et avec ces paroles affreuses, MacSon ouvrit la porte et sortit.

Esther s’affaissa sur son lit et pleura. Elle voyait son avenir ruiné, tous ses rêves tombés l’un après l’autre en poussière, comme est tombée une moisson sous le rongement d’une nielle impitoyable. Pas un espoir… elle connaissait assez son père pour savoir qu’il commettrait l’action la plus odieuse pour empêcher la réalisation de ce qu’il appelait souvent, « un caprice de jeune fille ».

Pauvre enfant !… son père venait de faucher sans pitié, brutalement, la tige si douce et si tendre de son premier amour !