La métisse/Chapitre XXIII

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Éditions Édouard Garand (p. 35-36).

XXIII


Quelle serait la décision d’Héraldine ? Si elle demeurait en lutte avec l’indécision, elle n’avait qu’à écouter les voix intérieures qui murmuraient aux portes de son cœur : ces voix intérieures lui criaient :

— Prends garde à la subtilité du serpent !

D’ailleurs elle n’aimait pas MacSon, elle ne pouvait l’aimer. Et, par surcroît, elle n’avait aucune admiration pour la brute humaine. Le plus souvent elle éprouvait une aversion indéfinissable, presque de la répulsion. Seulement, quand il essayait d’être, sinon aimable, un peu poli tout au moins, alors, Héraldine pouvait ressentir pour cet homme, qui, peut-être, s’ennuyait de son veuvage, un peu de pitié. En dehors de ce sentiment pitoyable et passager, MacSon ne lui était rien ; elle ne le respectait que par l’amour qu’elle avait voué à France et à Joubert. Oh ! c’étaient ces deux petits-là qui l’enchaînaient si fortement — chaîne bien douce qu’elle bénissait — au foyer de MacSon. C’est pour France et Joubert qu’elle se fut sacrifiée, tout entière, sans rien garder d’elle-même pour elle-même ! Elle s’était toute donnée, corps et âme, pour dire ; elle s’était donnée à deux petits enfants dont elle voulait faire deux petits anges du bon Dieu d’abord, pour en faire, plus tard, ses fidèles serviteurs. Elle ne s’appartenait donc plus.

Or, voilà qu’on venait lui demander de s’arracher aux uns pour se donner aux autres ! Pouvait-elle accomplir cette nouvelle transaction ? Il est vrai que l’homme, auquel elle pourrait céder, sinon en tout, du moins en partie, son cœur et sa pensée, était le père des deux petits qu’elle adorait. Ces petits, de vrai, ne tenaient à Héraldine par aucun lien, de même qu’elle ne tenait à France et à Joubert que par un lien de surface. Elle leur servait de mère ; elle donnait à ces enfants plus que bien des mères, malheureusement, ne sont pas disposées à donner, surtout en nos sociétés si modernisées ! Mais, en fin de compte, elle n’était qu’une fille à gages, une bonne à tout faire, dont, à la première minute ou au premier caprice, on pouvait se défaire. Il est vrai d’ajouter qu’Héraldine, à la fin, oubliait sa position réelle sous le toit du fermier écossais qu'elle était arrivée à se croire chez elle et, peut-être, la vraie mère de France et Joubert. Car, redisons-le, elle avait ressenti au dedans d’elle-même, en son âme chaste et pure, comme les jouissances si exquises, si mystérieuses, si divines… comme les tressaillements sublimes de la maternité ! Et comme si les petits eussent partagé ce sentiment… oui, France et Joubert s’étaient mis à appeler la Métisse de ce nom si savoureux : maman Didine ! Et elle, la maman Didine, exultait !

Hélas ! souvent, trop souvent, le maître brutal la rappelait vite de cette apothéose, de ce paradis, en lui faisant sentir le stigmate de la domesticité. Et alors, Héraldine semblait sortir d’une rêve trop délicieux ! Alors aussi, une voix indignée clamait en elle : « Ce ne sont pas tes petits… retire-toi ! »

Mais elle se cabrait, se rebellait, et du fond de son âme partaient ces mots :

— Oh ! pourquoi n’en ai-je pas à moi des petits… des petits comme ceux-là.

Eh bien ! chose incroyable, MacSon venait de lui dire :

— Tu aimes mes enfants, à moi qui en suis le père ? Épouse-moi… deviens ma femme… sois leur mère ! C’est le moyen le plus sûr de les avoir tout à toi !

Héraldine avait bien compris ces paroles. Elle avait compris également qu’un jour ou l’autre MacSon se remarierait. Elle avait non moins bien compris, et MacSon l’avait dit lui-même, que le jour où une femme entrerait dans son foyer, il n’aurait plus besoin des services d’une servante. Et ce jour-là Héraldine devrait abandonner l’œuvre si bien commencée, elle devrait partir, quitter ce toit qui devenait le sien, laisser là son cœur et son âme, laisser sa pensée même, et s’en aller à l’inconnu avec un corps vide, ulcéré, méprisable. Oui, oui, l’Écossais allait sûrement convoler à nouveau… et peut-être dans un avenir rapproché ! Oh comme la pauvre fille grelottait rien qu’à cette pensée martyrisante !

Que faire !…

Pendant les deux jours réservés pour sa décision, cent fois par jour, mille fois peut-être, Héraldine se posa cette question troublante, que faire ?

Chaque fois, elle avait demandé à Dieu de l’éclairer. Chaque fois, elle avait levé un regard inquiet vers une image de la Vierge — oh ! toute petite, et que MacSon n’avait jamais découverte, — oui, une toute petite image de la Vierge collée sur le mur derrière le tuyau du poêle. Cette image, Héraldine, l’avait contemplée souvent aux heures d’anxiété. Et c’est à cette Vierge qu’elle demandait aussi un conseil, une lumière.

Dieu et la Vierge se rendirent aux ardentes supplications de cette noble et confiante fille. Elle eut soudain une inspiration… une inspiration divine : consulter France et Joubert ! Leur demander s’ils seraient contents de la savoir leur vraie maman, l’épouse de leur père ! Ces enfants, du reste, n’avaient-ils pas un droit de suffrage ? Était-il juste et digne d’une femme de s’imposer comme leur mère, bon gré mal gré ? N’étaient-ce pas eux seuls qui réclamaient les tendresses d’une mère ? Ne pouvaient-ils eux seuls faire le choix de cette mère ? Si MacSon avait le droit de se choisir une épouse, avait-il, moralement, celui de donner à ses enfants une mère qu’ils ne réclamaient pas ? Car, en dépit de l’âge, les enfants savent encore mieux que nous ce dont ils ont besoin ! Si on leur laisse choisir un jouet entre mille, n’est-il pas plus important de leur laisser le choix d’une mère, quand ce choix est possible ?

Héraldine repassait dans son esprit toutes ces questions, les retournant, les scrutant sous leurs faces multiples et diverses. Finalement, elle décida qu’elle ne pouvait s’engager avec MacSon sans avoir l’avis des deux enfants.

Le soir même, après les prières faites, la pauvre fille leur demanda entre deux baisers et d’une voix tremblante :

— France chérie, et toi, mon Joubert, que diriez-vous si je devenais votre vraie mère, votre véritable maman Didine ?

Les deux petits, encore agenouillés, la re¬ gardèrent avec de grands yeux dans lesquels se lisait l’ébahissement. Avaient-ils compris le sens des paroles prononcées par la Métisse ? Ils ne dirent mot ; mais leurs regards plus ardents semblaient réclamer une explication.

Héraldine la leur donna :

— Voulez-vous, petits, que je devienne la femme de votre papa ?… afin que je demeure avec vous toujours, sans crainte d’être congédiée comme une servante.

Et elle se mit à les embrasser avec une ardeur presque sauvage, pour ne pas dire une sorte d’horreur qui se dessinait dans la prunelle agrandie des deux enfants. Ils avaient compris cette fois, les pauvres petits, et tous deux demeuraient comme médusés.

Plus tard, Joubert murmura les lèvres tremblantes et avec un gros froncement de ses jeunes sourcils :

— La maman de papa ?… Non, non, tu es la maman de Joubert et la maman de France… Tu es notre maman Didine !

Et le petit se mit à pleurer.

Tandis que, très émue, la Métisse buvait les pleurs de Joubert, France essayait de dire sur un ton d’autorité :

— Non, non, Didine, pas la femme de papa… il est trop méchant !

— France, ma chérie, reprocha doucement Héraldine, il ne faut pas dire cela de son père.

Et elle se mit à embrasser la petite fille comme elle avait caressé Joubert ; elle était heureuse à présent de tenir l’avis qu’elle avait désiré. L’instant d’après, elle couchait les deux enfants, les caressait avec une effusion nouvelle, mêlait ses larmes attendries à leurs larmes chagrinées et inquiètes, et se disait avec une joie âpre :

— Non, je ne serai pas la femme de MacSon. Mais je compte sur Dieu pour me garder à mes petits !