La métisse/Chapitre XXXIV

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Éditions Édouard Garand (p. 50-51).

XXXIV


Malheureusement, à Bremner, aucune autorité ne pouvait faire libérer MacSon. Les policiers avaient reçu l’ordre de conduire le fermier à Brandon où l’affaire serait entendue. C’est donc à Brandon que François Lorrain devrait se rendre. Mais avant de s’absenter il dut faire des démarches pour se procurer les services de deux employés de ferme : un pour lui-même et l’autre pour Héraldine. Cela lui prit trois jours. Puis il partit pour Brandon.

François arriva en cette ville la veille du jour où devait se tenir l’enquête préliminaire. De suite il se rendit chez l’avocat de la défense, pour le mettre au courant des faits que nous connaissons. L’avocat vit le magistrat chargé de l’enquête, fit décréter un ajournement et obtint qu’on allât prendre sur place le témoignage d’Esther.

Comme l’avait pensé François Lorrain, après trois semaines de recherches et d’enquêtes, le magistrat déclara que ni MacSon ni Lorrain ne pouvaient être tenus responsables de la mort de Hansen, mort qui, tout bien pesé, n’avait été qu’accidentelle.

MacSon fut relâché.

Libre, MacSon, avant de retourner sur sa ferme, voulut oublier les heures de captivité et l’affreuse épouvante qui lui avait serré les entrailles, jusqu’au jour où François Lorrain était venu dire qu’il avait, sans le savoir, tiré trois coups de fusil sur Hansen. Il se mit à boire avec des amis de hasard, il se jeta dans l’orgie.

MacSon oublia sa fille malade et ses deux petits enfants, France et Joubert. Mais il n’oublia ni Héraldine ni François Lorrain. Héraldine, plus que jamais, il la voulait pour femme, et il l’aurait bon gré mal gré, se disait-il dans ses accès de rage alcoolique. Quant à François, il ne veut pas le tuer, car c’est trop dangereux ; mais il se promet bien de lui faire toutes les misères possibles. MacSon est trop fanatique et trop rancunier pour puiser dans son épaisse cervelle un peu de bon sens, et dans son cœur (s’il en a un) un peu de gratitude. MacSon est content, heureux de reprendre sa liberté et d’échapper à la mort… à la mort ignominieuse de l’échafaud ; et contre l’homme qui, par générosité et par devoir, l’a arraché des mains du bourreau, il médite déjà l’attaque sournoise.

Au cours de ses premières libations l’Écossais se disait souvent :

— Aurai-je donc toujours ce maudit Français dans les jambes ? Je gage qu’il va crier à tout le monde qu’il m’a sauvé.

Car, disons-le, MacSon n’attribuait son salut qu’au seul témoignage de sa fille, Esther. Et nous croyons, avec lui, que ce témoignage eût été suffisant pour sortir MacSon du bourbier. Mais l’Écossais ne savait pas que ce témoignage de sa fille n’avait été fourni que sur les instances de Lorrain. Sans Lorrain, Esther fût demeurée ignorante de toute cette affaire, peut-être. Par Héraldine elle eût appris la mort de Hansen, l’accusation portée par lui et l’arrestation de son père. Connaissant le tempérament violent du fermier, sachant qu’une fois déjà il avait attenté à la vie d’un homme, elle aurait pu le croire l’auteur des trois coups de feu entendus. D’autant mieux, qu’elle n’avait pas oublié la petite comédie feinte par son père à son retour de la ferme du Français, comédie qui n’aurait fait qu’aggraver ses soupçons. Sans le concours de François Lorrain, MacSon aurait été forcé de se débattre désespérément dans le terrible engrenage où l’avait jeté la dernière parole de Hansen, — engrenage d’où MacSon ne fût jamais sorti vivant.

Et avec toujours les mêmes pensées de haine et de revanche, l’Écossais vécut deux semaines à Brandon dans les plaisirs du vice.

Pendant que MacSon fait la fête, là-bas, sur la ferme, un nouveau drame se passe, non moins triste, non moins tragique. Esther jette les derniers souffles d’une vie qui vient à peine d’éclore.

Toute la science du médecin, tous les soins et tous les dévouements d’Héraldine n’ont pu enrayer le mal trop profond. Et ce mal a grandi sous les émotions si diverses et si cruelles qui se sont agitées dans le cœur et l’âme de la jeune fille. Un jour, Héraldine a compris qu’à la mort, on ne peut plus opposer une barrière efficace ; il ne reste plus qu’à retarder l’heure finale. Retarder cette heure afin que la jeune fille puisse embrasser son père qu’elle appelle sans cesse ! Et lui, le père, n’entend rien, en dépit des lettres pressantes, suppliantes d’Héraldine : il continue de faire la fête !

Et chaque jour davantage Héraldine, éperdue, voit s’étioler cette fleur pâle qu’aucun soleil, qu’aucune rosée ne pourra faire refleurir. C’est alors qu’Héraldine entrevoit un dernier devoir : l’âme d’Esther ! Oui, elle songe, inquiète, à cette âme qui n’a reçu aucune culture sainte, aucun souffle de la divine brise des cieux, aucun rayon de la céleste lumière ! Âme fruste, naïve, candide, âme de vierge, âme faite pour l’amour divin, aspirant, sans le savoir, aux joies éternelles, âme créée pour la lumière et qui, obscure, s’en va vers l’obscurité ! Que faire ?

Malgré la grande faiblesse qu’elle devine dans la malade, Héraldine veut lui parler des choses de l’au-delà ! Si à ces choses Esther est demeurée jusque là indifférente, c’est parce que pas une voix encore n’a parlé à son âme. Mais la débilité physique et intellectuelle d’Esther ne lui permet pas de raisonner et de comprendre les paroles de la Métisse. Et celle-ci voit la pauvre jeune fille partir sans un aveu d’amour pour Dieu. Dieu !… Hélas ! Esther n’a jamais compris ce mot, et son père a déjà dit : — Dieu ! cela n’existe pas !

Néanmoins, après bien des efforts, Héraldine finit par attirer sur les lèvres blanches d’Esther ces deux mots murmurés :

— Mon Dieu…

— … recevez-moi dans votre Paradis ! poursuit Héraldine.

Mais Esther demeure presque rigide, et la Métisse désespère déjà de faire le sauvetage de cette âme. Mais, pourtant, tout espoir ne doit pas être abandonné : car Esther vient de sourire, ses yeux vitreux que couvre maintenant le voile de l’agonie se posent attentivement sur Héraldine, ses lèvres remuent légèrement, mais sans une parole qui en sort, sans un murmure, sans un balbutiement, puis sa main saisit avec force la main moite d’Héraldine, elle serre cette main presque avec violence… un soupir s’échappe de la poitrine qui s’affaisse… Et l’âme qu’Héraldine voulait éclairer vient de partir !

Héraldine pleure en silence devant ce cadavre auquel on croirait que la mort a donné un peu de vie. Elle pleure longtemps sans s’apercevoir du temps qui s’écoule, sans entendre les murmures gais de France et de Joubert qui, dans une chambre voisine, s’amusent inconscients de l’aile de la mort qui les frôle. La mort ! Qu’est-ce que ce mot pour eux qui sont l’image de la vie dans toute sa force, dans tout son éclat ?

Mais un pas brusque a retenti. Héraldine tressaille, arrache sa main de la main de la morte, ouvre la porte de la chambre ; dans cette porte un colosse s’arrête, tremblant, livide, reculant ! La figure lugubre et mouillée de larmes d’Héraldine a tout appris à cet homme qui, échappant un sanglot et serrant sa gorge énorme d’une main puissante, s’enfuit aussitôt en bas, dans sa chambre. Et pendant l’heure qui suit Héraldine perçoit les sanglots étouffés de cet hercule brutal, de ce païen… MacSon !