La métisse/Chapitre XXXV

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Éditions Édouard Garand (p. 51-52).

XXXV


Si la mort d’Esther MacSon fut si attristante pour le cœur d’Héraldine, ses funérailles ne furent pas moins mélancoliques et pitoyables. MacSon s’étant enfermé en sa chambre jusqu’au troisième jour après l’enterrement du corps de sa fille, celle-ci n’eut, pour accompagner sa bière, qu’Héraldine, France et Joubert, très pâles et très peines, et François Lorrain. Au village quelques personnes s’approchèrent timidement du lieu de sépulture.

Le village de Bremner n’avait pas plus de pasteur protestant qu’il n’avait de prêtre catholique. Un fermier des environs venait chaque dimanche, en une salle d’école, lire à une dizaine d’indifférents des passages de la Bible incompris de lui-même et de ses auditeurs. C’est cet homme qu’on dut faire venir pour faire la sépulture d’Esther. On le trouva occupé à quelque besogne de sa ferme. Il ne se fit pas prier. Et l’homme apparut, en habits de travail, les mains sales, la pipe aux dents, au cercueil d’Esther, dans un petit enclos mal tenu, sans fleurs, sans arbres, sans verdure, l’été, boueux, l’automne, avec une croix ici et là, ou simplement un bout de planche sur laquelle une main pressée avait écrit un nom, une date… lieu abandonné, sinistre, malpropre, infect, qu’on nommait le « cimetière » !

C’est là, devant une fosse creusée au hasard parmi d’autres fosses, qu’on avait déposé le cercueil. C’est là que l’homme de la religion s’approcha. Avec une indifférence presque outrageante l’homme enleva son feutre qu’il jeta par terre près de la tombe, retira sa pipe, ouvrit un petit livre aux pages graisseuses, et d’une vote nasillarde, zézayante, se mit à lire des mots quelconques… Cela dura une minute, puis il fallut une autre minute pour laisser tomber le cercueil dans la fosse.

Quand Héraldine sortit de son recueillement, elle ne trouva près d’elle que François Lorrain, France et Joubert. Ils demeuraient là, seuls…

Alors François remplit la fosse.

Quand ce fut fait, il dit :

— Demain, je viendrai planter une croix.

Héraldine lui sourit tristement. Le cœur trop gros, elle ne pouvait parler. Mais ses yeux exprimèrent à l’homme charitable et généreux les plus profonds sentiments de gratitude.

La vie parut éteinte à la ferme de MacSon durant les trois jours qui suivirent la triste cérémonie. MacSon demeurait renfermé dans sa chambre. Héraldine conservait le funèbre souvenir des derniers événements. France et Joubert ne pouvaient se défaire de la lugubre impression qu’avaient créée dans leurs petites âmes la mort et la sépulture de leur grande sœur, Esther.

Les deux petits, durant ces jours-là, ne touchèrent pas à leurs joujoux. Sombres et tristes du matin au soir, tous deux s’attachaient aux pas d’Héraldine comme dans la crainte de s’en voir séparés. Si la Métisse voulait les consoler, leur faire reprendre leurs jouets, tous deux lui tendaient les bras et avec un murmure craintif prononçaient ces seuls mots :

— Maman Didine !

Elle, alors, les enlevait dans ses bras, et, avec une volupté âpre, elle les embrassait longuement. L’inquiétude qu’elle devinait au cœur des deux enfants lui mettait de la peur dans l’âme. Quel nouveau drame… quel autre malheur pouvait frapper ces êtres ! Dans l’air qu’elle respirait il semblait à Héraldine qu’il y avait encore une odeur de mort ! Un suaire flottait, invisible, dont les pans battaient quelquefois à ses oreilles ! Le silence de MacSon, à force d’être long, devenait sinistre, et sur les épaules de la Métisse ce silence pesait comme un manteau chargé de pierre ! Et sa peur peu à peu devenait une nouvelle épouvante !

Oh ! pour elle-même elle ne redoutait rien… mais c’étaient les petits ! Que pouvait-il leur arriver ? Tant qu’elle serait là, Héraldine veillerait sur eux, sans cesse, elle ne les quitterait pas une minute ! Avec l’employé que lui avait trouvé François Lorrain, la pauvre fille n’avait plus à s’occuper des bestiaux… et elle demeurait avec ses petits toujours. La nuit, elle verrouillait sa porte, et, pour plus de sûreté, elle plaçait un meuble contre cette porte : et encore ne dormait-elle que d’un œil. Mais, heureusement, rien ne survint pour justifier ses pressentiments ou ses craintes.

Le quatrième jour qui suivit l’enterrement du cadavre de sa fille, MacSon sortit de sa chambre de grand matin, attela et s’en alla à Bremner. On était au milieu de novembre, et ce jour-là la neige tomba.

Il neigea tout le jour, et la neige eut ce pouvoir de rendre à France et à Joubert leurs joies d’avant. Ils battirent des mains, et durant tout ce jour ils demeurèrent le front aux vitres d’une fenêtre, regardant les gros flocons blancs tomber et couvrir le sol d’une nappe immaculée. Car, pour les enfants, chaque flocon de neige en se posant sur le sol écrit un poème merveilleux. Pour eux la neige représente bien des plaisirs : glissoires, bonhommes de neige, rond de glace vive sur laquelle silencieusement glisse le patin, boules blanches qu’on se jette, traîneau qui passe doucement sur la route au son joyeux des grelots sonores que secoue l’attelage… France et Joubert, en ce jour blanc, se rappelaient encore avec ivresse les plaisirs de l’hiver d’avant ; et chaque fois qu’Héraldine les approchait, Joubert disait :

— Demain, Didine, je promènerai France sur mon petit traîneau, n’est-ce pas ?

— Oui, Joubert, demain, s’il fait beau !

France riait battant des mains.

À la nuit tombante, MacSon revint du village. En descendant de sa voiture il fit un faux mouvement et roula dans la neige. L’employé alla à son aide et le releva. MacSon pénétra dans la maison en titubant, flageolant, mâchonnant des paroles incohérentes, sa grosse tête dandelinant, un sourire stupide sur les lèvres. Il était ivre-mort presque. Héraldine le fit conduire à sa chambre afin d’éviter aux enfants ce spectacle pénible. MacSon s’affaissa sur son lit et s’endormit.

Tant que l’Écossais se trouvait dans cet état, sans force, Héraldine demeurait assez tranquille pour elle-même et pour les enfants. Mais d’un autre côté elle s’inquiétait de la dépense énorme que ces buveries devaient entraîner. MacSon avait vendu ses produits d’automne, mais pas un créancier n’avait été payé jusqu’à ce jour. Souvent on se présentait à la ferme pour réclamer son dû ; mais MacSon n’y était pas, et le créancier s’en retournait de très mauvaise humeur. Plus tard, des lettres menaçantes étaient venues. Héraldine elle-même n’avait pas été payée de son salaire depuis le mois de mai. L’employé nouveau réclamait son mois. Et si le fermier continuait de boire ainsi, qu’arriverait-il ?

Pendant dix jours MacSon vécut dans une ivresse complète, quittant la ferme le matin dès l’aube pour ne rentrer qu’à la nuit, ivre-mort toujours. Héraldine se désespérait, car elle commençait à manquer d’une foule de choses nécessaires à la vie.

Pouvait-elle parler, demander, exiger, quand le fermier n’avait pas sa raison ? C’était s’exposer inutilement à ses brutalités.

Un matin, l’employé, qui voulait à tout prix avoir ses gages du mois, guetta MacSon et lui demanda de l’argent. L’Écossais le toisa avec un regard méprisant et farouche, et répondit d’une voix creuse et enrouée :

— Viens au village avec moi.

Ils partirent tous deux.

Le soir de ce jour MacSon revint seul et un peu moins ivre : il avait congédié l’employé.