La métisse/Chapitre XXXIX

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Éditions Édouard Garand (p. 56-57).

XXXIX


D’un ciel gris la neige, que chasse un grand vent d’hiver, vole fine et froide.

Héraldine vient de se réveiller, courbaturée, brisée, sa tête très lourde et très malade.

France et Joubert dorment encore… ils ont si peu dormi la nuit passée ! Héraldine les contemple avec amour, avec adoration.

Mais le froid la fait grelotter… elle descend à la cuisine pour allumer le poêle. Devant elle un spectacle désolant et lamentable : table, chaises, ustensiles, vaisselle en morceaux… toutes ces choses demeurent dans un pêle-mêle affreux sur le plancher. Les murs et cloisons sont noirs de fumée, et l’âcre odeur qui s’échappe encore de cet amas prend Héraldine à la gorge.

Qu’importe ! Avec un courage nouveau elle se met à l’œuvre. D’abord c’est un bon feu qu’elle allume dans le poêle, puis elle relève la table, les chaises… L’une d’elles est écrasée, elle en jette les morceaux dans la boîte au bois, et elle continue, infatigable, à nettoyer, à remettre à l’ordre. Après une demi-heure d’un travail acharné, Héraldine a réussi à faire disparaître presque les traces de l’accident. Seuls, le plafond et les murs demeurent enfumés ; mais cela n’a pas d’importance pour le moment : elle y verra plus tard.

Maintenant c’est à MacSon qu’elle pense.

Nul doute qu’il est couché à l’étable, cela lui arrive des fois. Elle entr’ouvre la porte et jette un coup d’œil vers les bâtiments : rien ne remue de ce côté. Mais elle saisit le faible mugissement des animaux. Elle ne les a pas soignés la veille. MacSon l’a-t-il fait ? S’il avait oublié… Pauvres bêtes !

— Il faut que j’aille voir ! se dit-elle.

Mais la seule pensée de se retrouver en face du monstre l’épouvante. S’il était encore ivre ! Et cet homme est tellement dangereux dans son ivresse !

— Je vais attendre encore quelques instants !

Et en attendant elle commence les préparatifs du déjeuner. Car bientôt les enfants vont se lever et descendre. Il est neuf heures… comme ils dorment, les pauvres petits ! L’heure s’écoule, neuf heures et demie ! Héraldine s’inquiète davantage, et le mugissement des bêtes grandit à l’étable, devient plus pressant.

Héraldine se décide. Elle jette un manteau sur sa tête et ses épaules. Dehors il fait une véritable tempête. Deux arpents seulement séparent la maison des autres bâtiments. Héraldine court. Mais elle s’arrête subitement à mi-chemin, en voyant que la porte de l’étable est grande ouverte ! MacSon est-il en train de faire sa besogne du matin ? Elle écoute, haletante d’inquiétude et de peur. Les bêtes mugissent toujours, le vent souffle avec violence, la neige bruit autour d’elle… Mais nulle voix d’homme qui, comme à l’ordinaire, commande les animaux.

Lentement Héraldine poursuit son chemin, le cœur battant. Devant la porte de l’étable elle s’arrête, penche craintivement sa tête à l’intérieur, regarde… Personne ! Les bêtes, la voyant, se taisent.

Elle entre. À sa gauche un passage étroit conduit à un compartiment où l’on entasse le foin et la paille. Elle s’y dirige par un instinct curieux. La porte basse de ce compartiment est entr’ouverte, et la Métisse n’a qu’à la pousser un peu pour voir à l’intérieur. Sur le seuil de cette porte, elle demeure pétrifiée d’horreur devant le spectacle qui se présente à ses yeux.

Elle vient de voir MacSon… et elle le regarde gisant inerte sur le plancher, dans une mare de sang, avec une fourche enfoncée dans le ventre… Autour du cadavre, du foin éparpillé et sanglant !…

Comment cela s’est-il fait ? Héraldine, qui, par un violent effort sur elle-même, a reconquis son calme, ne se le demande pas. Elle veut quitter de suite ce lieu sinistre ! Sa vue ne peut supporter davantage ce tableau funèbre ! À reculons elle revient à la porte extérieure de l’étable, et, pour fuir la vision qui la suit, elle court vers la maison.

De suite elle a l’idée d’aller prévenir François Lorrain. Mais il lui faudra laisser les deux petits seuls ! Non, elle ne le peut pas ! Pourtant, il lui faut bien quelqu’un… elle ne peut rester ainsi avec ce cadavre à l’étable…

— Mon Dieu ! balbutie-t-elle, venez à mon secours !

Elle pénètre dans la maison. France et Joubert, en robe de nuit, chauffent leurs petits pieds au poêle.

— Didine !

— Maman Didine !

Elle les caresses. Les petits semblent examiner, avec un étonnement qui grandit, les traces encore un peu visibles du commencement d’incendie de la nuit dernière. Ils posent des questions puisqu’ils ont encore la sensation d’une fumée qui les étouffe. Héraldine répond que ce n’est rien.

— La lampe qui a fait explosion ! explique-t-elle.

Chose curieuse, le petit Joubert n’a aucunement l’air de se souvenir du drame qu’il a vu et dont il a été l’un des acteurs. Ou, s’il se le rappelle, il a répugnance à en parler… peut-être pour ne pas effrayer sa petite sœur ? Qu’importe ! Mais sa petite figure est bien triste, surtout lorsqu’il voit le front blessé d’Héraldine.

Dehors, à cette minute, un bruit de grelots. Héraldine ouvre la porte et jette sur la route un regard ardent. Un traîneau passe, C’est un cultivateur qui habite à quelques milles au Nord. Héraldine le connaît un peu. Le fermier s’en va vers le village. N’importe ! Elle court vers la route, appelle l’homme.

Lui s’arrête, attend.

— Monsieur, voulez-vous me rendre un service ?

— Certainement, répond l’homme.

— Voulez-vous, si ça ne vous dérange pas trop, aller chez François Lorrain et le prévenir que j’ai besoin de lui immédiatement ? Moi, je suis seule avec mes petits…

L’homme comprend et l’interrompt :

— C’est bon, mademoiselle ; j’y vais de suite. Ça ne me dérange pas beaucoup ; et puis, ma foi, un service en appelle un autre !

Contente, Héraldine remercie et revient à la maison.

L’homme se dirige à vive allure du côté de la ferme de François Lorrain.