La main de fer/11

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Edouard Garand (73 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 31-34).

CHAPITRE IX

LA GROTTE MYSTÉRIEUSE


Le Conseil des Poutéouatamis suivi par Luigi aurait sauvé le « Griffon » : abrité sous les îles, à l’extrémité supérieure du lac des Illinois, la barque mise en panne aurait pu attendre une accalmie et naviguer ensuite à destination.

Mais le pilote cédait à d’autres motifs en voulant poursuivre sa route. Il ne croyait pas non plus, à l’imminence d’une catastrophe, se berçant plutôt de l’espoir de s’en tirer heureusement. Il avait plusieurs fois connu des moments pareils sur la Méditerranée.

Le « Griffon », de bonne heure désemparé par la violence des éléments n’obéit que difficilement à la barre. L’un des matelots enlevé par-dessus bord par une vague qui balaya tout le pont, affaiblit beaucoup l’équipage, déjà assez restreint. Le bâtiment craqua dans toute sa membrure avec un bruit sinistre, dans l’après-midi, et s’arrêta, échoué sur un banc de sable, puis, rapidement fit eau. Dès lors, sa complète destruction n’était plus qu’une question d’heures.

L’un des quatre matelots survivants se jeta à l’eau sur une grosse poutre, il n’y avait pas de canot de sauvetage à bord ; mais quelques secondes après, la poutre revînt seule, et, à la mode d’un bélier, battit les flancs du vaisseau, menaçant à chaque coup de l’entr’ouvrir.

Luigi, néanmoins, imita ce moyen de sauvetage, sur le côté opposé du navire, avec ce résultat, qu’au lieu de le renvoyer se heurter contre l’épave, l’action de la tempête le dirigea sur terre que l’on entrevoyait comme une masse sombre à un quart de mille. Une lueur d’espérance se ralluma au cœur désespéré du pilote. L’atterrissage serait dur peut-être, dans ce ressac, mais non impossible.

La terre apparaît plus noire à mesure que le naufragé en approche. Il en a étudié anxieusement les aspects. Hélas ! partout une falaise escarpée ! Comment s’y cramponner et la gravir dans un pareil moment ?

La poutre qui le porte, arrive avec un choc dont le bruit est amorti dans les fracas des éléments déchaînés. C’est un coup terrible qui l’a secoué rudement. Mais la pièce de bois emportée par le reflux de la vague est ramenée sur la crête blanchie d’une autre et les chocs se succèdent pressés, affaiblissant grandement le pauvre Luigi. Si le malheureux n’avait eu la précaution de s’attacher à son radeau en le lançant, il est bien probable qu’il n’aurait pu s’y maintenir, car ses forces enfin l’abandonnent, et il s’évanouit avec la sensation confuse comme il revint sur le granit, qu’il y pénètre et que le flot le jette en un lieu où les ondes, courroucées n’ont aucun pouvoir.

L’épave montée par Luigi ne frappait pas toujours à la même place dans les mouvements du ressac désordonné. À l’instant où il perdait connaissance, la vague le projetait dans une cavité du rocher se terminant en grotte, et dont le sol en pente était à sec.

Combien de temps le pilote demeura-t-il étendu sans vie dans ce nouvel abri ? En recouvrant lentement la mémoire des faits, cette question sortit machinalement de ses lèvres, en même temps qu’il cherchait à deviner la nature du lieu, mais l’obscurité dense ne lui permit pas de s’en rendre compte.

Fouillant dans la poche de son habit, il y trouva avec un sentiment de joie indéfinissable, un solide couteau qu’il portait continuellement. Il avait craint de l’avoir perdu dans la tempête. Ayant tranché les liens qui le liait à l’espar, il voulut reconnaître les environs.

Dans l’intérieur de son justaucorps il conservait avec soin un briquet pour le feu, et afin de le préserver de l’humidité le gardait dans une petite boîte de fer blanc, fermée hermétiquement.

Il fit du feu d’un morceau d’amadou, et soufflant sur la partie allumée obtint bientôt un tison. Ses yeux s’habituaient aux ténèbres de la grotte, et, aidé de la faible clarté du tison, Luigi chercha autour de lui un combustible. Il put trouver quelques branches d’arbres, jetées là probablement par les flots tourmentés, à une époque antérieure. On était en septembre, et, sous ses vêtements mouillés, Luigi grelottait. Il est facile de concevoir à quel point ses idées passèrent du noir au rose en présence d’un bon feu. Il tordit son linge et le disposa pour sécher aussitôt que possible.

Pendant que le foyer éclairait la grotte, Luigi en commença l’inspection. Les parois étaient loin d’avoir la symétrie des murs d’une habitation la plus grossière : ici, la muraille granitique fuyait en une cavité étroite ou béante ; ailleurs, une anfractuosité saillait dans la chambre.

Luigi sondait des pieds et des mains chaque cavité, quelquefois y disparaissant même tout entier, et ne revenait qu’en ayant constaté l’impossibilité d’aller plus loin. Il avait déjà examiné cinq ou six places, lorsqu’il pénétra dans une ouverture au ras du sol, où son corps eut tout juste accès. C’était un boyau en forme de « f » très étendu. L’explorateur forcé d’avancer lentement afin de ne pas déchirer sa peau aux aspérités du roc, sentit les parois s’éloigner brusquement de lui, et il émergea tout à coup dans une nouvelle grotte, obscure comme la nuit. Il n’osa s’aventurer hors du passage, de crainte de ne plus le retrouver. Glissant à reculons, il retourna dans la première grotte, y prit du feu et, rampant de nouveau dans l’étroit boyau, déboucha dans la seconde grotte. Agitant le bois enflammé autour de lui, il distingua la disposition de la nouvelle pièce. Elle était petite, peu élevée et ronde. Dans la voûte, un trou de quelques pieds de largeur offrait une autre issue. Sous cette ouverture, il y avait un bûcher disposé avec ordre.

Luigi comprit immédiatement que d’autres que lui étaient déjà venus là, probablement des sauvages. Quoiqu’il importait de savoir s’ils étaient à craindre, il remit la solution de cette question à plus tard et ne songea qu’à transférer une partie du bûcher à la cave inférieure pour alimenter son feu et hâter le sèchement de ses habits. Cela l’occupa tard dans la soirée, mais il avait la satisfaction en revêtant ses habits de les sentir secs et chauds, ainsi que l’atmosphère de sa demeure souterraine beaucoup plus tempérée qu’à son arrivée, mais la fumée que la tempête refoulait en grande partie dans la grotte l’incommodait fort.

Cependant, Luigi, à ses heures raisonnait comme un philosophe.

En cette circonstance où la faim commençait à lui tirailler l’estomac, il se dit qu’il ne pouvait tout avoir et qu’il devait s’estimer heureux de posséder un bon feu, sans parler de son sauvetage providentiel.

Ayant bouché l’orifice du couloir avec une grosse pierre, il s’étendit auprès du foyer et, fatigué, rompu à la suite des événements du jour, il s’endormit.

Le lendemain, il s’éveilla tard dans la matinée.

La tempête, au dehors, battait toujours son plein. C’était l’équinoxe automnal.

La faim plus impérieuse torturait les entrailles du naufragé, qui se décida enfin à partir en exploration vers l’inconnu, refaisant le trajet de la veille.

Il grimpa sur le reste du bûcher, et parvint, non sans peine à se hisser à travers le puits de la voûte. Autre chambre ou caverne entièrement obscure. Alors, la main droite armée de son couteau, et la gauche tendue devant lui il avança prudemment. Soudain, le contact d’un corps velu l’arrêta frissonnant. Il bondit en arrière et prit une attitude défensive. Il écouta attentivement afin de saisir le moindre bruit indicatif des mouvements de l’être velu, et de se guider dans sa riposte, mais il n’y eut rien qu’un silence lourd, oppressif, à faire bourdonner les oreilles.

L’autre évidemment adoptait la même tactique.

— S’il ne veut pas commencer l’attaque, pensa Luigi, allons-y !… Mais, je me rappelle, se dit-il tout à coup, j’ai touché à un corps très poilu, c’est donc celui d’une bête !… Ça m’étonne de ne pas entendre grogner, par exemple !… Ça devrait grogner !… Faut que je m’assure de ce que c’est… cette incertitude m’étouffe !…

Il prit un morceau d’amadou dans sa boîte, l’alluma et le lança dans la direction de sa fâcheuse rencontre de la minute d’auparavant.

La lumière diffuse dans la trajectoire du tison lui permit de relever la topographie du local, comme en un instantané portrait. Il reconnut suspendu à la voûte un chevreuil sans vie.

Enhardi par l’absence de tout danger, Luigi devint plus vaillant. Et comme son estomac criait famine, il joua du couteau et se tailla plusieurs tranches de venaison, qu’il emporta sur-le-champ à son premier repaire pour les griller sur la braise.

Il y a la fièvre de la faim qui n’est autre chose que la faiblesse produite par le manque de vivres. Luigi n’attendit pas que les grillades fussent à point pour les dévorer. De ses mains tremblantes de hâte, il les enleva du feu, et mordit à belles dents dans la chair mi-crue, mi-rôtie, puis, se ravisant soudain, il se dit :

— Là !… là !… pas d’imprudence, on a le temps !… Faut pas manger goulûment, si on ne veut pas en crever !…

À mesure que sa faim s’apaisait la réflexion venait l’assiéger.

Le bois bien empilé dans la grotte contiguë, et le chevreuil suspendu dans l’autre caverne, indiquaient clairement le voisinage d’un ou de plusieurs bipèdes, dont le contact serait peut-être dangereux.

Une fois bien restauré, notre naufragé se sentant plus fort partit à la découverte des cryptes au-dessus de lui.

Il avait raisonné ainsi :

— Si je remets à plus tard cette excursion dans le domaine de l’inconnu, c’est moi qui serai visité, car on ne peut manquer de remarquer mes emprunts à la chair du chevreuil et la disparition d’une partie du bûcher. On me tendra un piège ; ou me guettera, et malgré mes précautions je serai pris. Allons donc immédiatement en exploration, alors qu’on ne m’attend pas, ou que l’on ne se doute même pas de ma présence. J’ai une arme et malgré mon jeûne récent, je suis encore capable de lutter avec n’importe qui… si je suis attaqué !…

Il traversa rapidement les grottes du bûcher et du chevreuil. Il allait entrer dans une troisième dont l’accès était facile, mais il s’arrêta brusquement.

Il venait d’apercevoir droit devant lui des ombres fantastiques courant et gambadant.

Il comprit bientôt ce que signifiaient ces choses. Ces ombres provenaient des vacillations de la flamme d’un grand foyer, et de l’inégalité des murs environnants.

Il avança sur la pointe du pied, son couteau à la main prêt à frapper, restant toujours dans la partie obscure du souterrain. Il mit la tête dans la pièce éclairée par le feu… Il n’y avait personne. Avisant alors une autre issue en face de lui, il s’y dirigea à la course, mais une vision à sa droite le cloua au milieu de la grotte.

Adossée au mur une jeune femme d’une angélique beauté le regardait. Elle était toute vêtue de blanc, et ses traits respiraient la douceur, la bonté.

Luigi crut à une apparition de la Vierge !

Muet de saisissement, il tomba à genoux, les mains jointes dans un geste implorant protection.

La vision semblait lui sourire.

Un bruit presque imperceptible, exactement à ce moment, le surprit. Il tourna vivement la tête. Un homme armé d’une hache se préparait à lui en asséner un coup fatal.

Luigi se releva d’un bond et par ce fait se trouva en pleine lumière. Il s’écria :

— Jolicœur !

L’interpellé eut un soubresaut et regarda Luigi plus attentivement.

— Luigi ?… dit-il.

— Comment se fait-il que je te retrouve ici, reprit le premier ; je te croyais chez les Iroquois ?

— L’histoire sera pour tout à l’heure !… Mais toi, comment te trouves-tu dans cette grotte, dans ces parages ?

— L’entente dure toujours entre nous, n’est-ce pas ?

— Toujours !

— Eh bien ! je suis à la veille de réaliser ma vengeance. Tu m’aides !… et je te donne main forte, à mon tour.

— Mort à Tonty !

— Et au seigneur de Cataracouy !

— Mais cette dame au tableau ? dit tout à coup, Luigi.

— C’est une image qu’un coureur de bois à empruntée à la chapelle de Michilimakinac et que je lui ai empruntée à mon tour. J’ai idée que j’en tirerai quelque chose… Elle était toute mouillée… et je l’ai mise là, déroulée devant ce feu pour la faire sécher !…