La main de fer/12

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Edouard Garand (73 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 34-36).

CHAPITRE X

CRÈVECŒUR


De la Salle ayant relâché la barque pour aller à Niagara, chercher les choses qui lui étaient nécessaires, s’embarqua dans des canots et continua sa route jusqu’à la rivière des Miamis (St-Joseph) côtoyant en chemin la rive occidentale du lac des Illinois.

De Tonty avait rendez-vous à cette rivière lorsqu’il aurait rattrapé les déserteurs enfuis du côté du Sault-Sainte-Marie.

De la Salle fut le premier au rendez-vous et s’occupa dès son arrivée d’y bâtir une maison. Il en était encore à cet ouvrage, lorsqu’un matin Tonty se présenta seul devant lui.

— Comment ! vous êtes seul, s’écria De la Salle, surpris.

— J’ai laissé mes hommes en arrière, dit Tonty. Ils sont à trente lieues d’ici, et chassent pour obtenir des vivres qui nous ont manqué complètement. Alors que nous voguions d’une bonne allure sur le lac, le vent s’est renforcé subitement, nous contraignant de gagner terre ; les vagues étaient si grosses qu’à une encablure du rivage nos canots chavirèrent.

Nous nous sauvâmes mais les embarcations et leur contenu : victuailles, etc., furent perdus ; trois jours durant nous avons vécu de glands trouvés dans les bois. Mes gens font la chasse, mais au moment de mon départ pour prendre les devants, aucun gibier n’avait apparu à portée de fusil. Ma troupe chemine si lentement que j’ai cru plus expéditif de les précéder ici pour être secouru.

— Mais pendant votre absence nos déserteurs vont reprendre la clef des champs !

— Où pourront-ils aller sans provisions ?

— En tous cas, mon cher chevalier, ce n’est guère prudent ; j’aurais souhaité que tout le monde vînt avec vous !… Veuillez retourner auprès d’eux, sans délai, et les amener ici !… Avez-vous eu des nouvelles du « Griffon » ?

— Aucune.

— Qu’augurer de cela ?

— Rien de bon assurément. Mais être sans nouvelle est préférable à en avoir de mauvaises !

Tonty revint au bout de quelques jours, et, De la Salle ayant réuni tout son monde, leva le camp et remonta la rivière des Miamis à une distance de vingt-cinq lieues, jusqu’au portage de six milles environ qui conduit à la source de la rivière des Illinois. Remettant les embarcations à flot, ils descendirent ce cours d’eau sur un parcours de deux cent cinquante à trois cents milles, jusqu’à un village dont les hôtes indigènes étaient alors absents en chasse, et comme les vivres des Français étaient épuisés, ils s’approprièrent le contenu de quelques caches de blé d’Inde appartenant aux Sauvages.

Durant cette route, une partie des gens de La Salle n’en pouvant supporter davantage les fatigues prirent la résolution de déserter encore. Et, à cet effet, ils attendirent le retour des ombres protectrices de la nuit, mais un grand froid qui survint leur fit ajourner leur dessein. Au matin, De la Salle continuait la descente de la rivière, et à trente milles au-dessous du village, il trouva les Peaux-Rouges.

Ici la rivière s’élargit en un lac (Péoria) et les blancs pour donner un caractère plus imposant à leur flottille se déployèrent.

À la vue des Français, les Illinois s’imaginent être en présence de leurs redoutables ennemis, les Iroquois ; ils se mettent en défense et envoient leurs femmes dans le bois voisin, mais reconnaissant les Français qui s’approchent toujours, ils font revenir les sauvagesses et offrent le calumet de la paix à De la Salle et à Tonty en signe d’amitié. Ceux-ci, alors, leur donnent des marchandises pour le blé qu’ils avaient pris.

Cette alliance avec les Illinois eut lieu le 3 janvier 1680.

De la Salle commença la construction d’un fort à cet endroit. Au cours de ces travaux, il connut une seconde fois les douleurs de l’empoisonnement ; heureusement qu’on put le tirer d’affaire à l’aide d’un antidote qui lui avait été donné en France par un ami, et qu’il avait la précaution de porter constamment.

Pendant qu’il subissait les effets du toxique et demeurait forcément sur sa couche dans sa tente, les mécontents en profitèrent pour disparaître sans même dire bonjour !

Cette désertion chagrina beaucoup l’intrépide explorateur, à cause de l’effet qu’elle pouvait produire sur l’esprit des Illinois : car, depuis sa présence en leur pays, ses ennemis y avaient répandu le bruit qu’il était l’ami des Iroquois.

Aussitôt rétabli, De la Salle fit mettre une barque en chantier pour descendre la rivière vers le sud.

Le fort étant terminé, il fallait lui donner un nom. À ce moment, le chef de l’expédition, l’homme si fortement trempé, assailli par des idées noires, succomba au découragement en pensant aux désertions de ses employés ; à la tentative d’empoisonnement sur sa personne ; aux rumeurs avant cours chez les Illinois au sujet de sa prétendue amitié avec les Iroquois, et par-dessus tout cela à l’absence de nouvelles du « Griffon ».

Il ne faut donc pas s’étonner du nom qu’il donna au fort : Crèvecœur !

Secouant son abattement, il résolut d’aller aux nouvelles et de rentrer au fort Frontenac.

Il envoya, auparavant, le R. P. Hennepin avec le sieur Acau pour découvrir la nation des Sioux, à quatre cents lieues au nord des Illinois sur le Mississippi, puis il se mit en route, accompagné de cinq de ses gens, le 22 mars 1680, laissant De Tonty pour commander à Crèvecœur.

Afin que ses gens, porteurs de nouvelles du « Griffon », pussent le retrouver facilement, De la Salle, à la mode d’Ariane et du Petit-Poucet, avait semé sur son passage aux Illinois, des indications détaillées, sous forme de lettres attachées très en vue aux branches des arbres.

En s’en retournant, il rencontra deux hommes, envoyés l’automne précédent à Michilimakinac, pour obtenir des nouvelles de la barque. Ils l’assurèrent qu’elle n’avait pas passé là ; ce qui le détermina à continuer, dépêchant les messagers à Tonty de lui porter l’ordre d’aller à l’ancien village indien pour y visiter un rocher, afin d’y construire un fort solide.

Tonty commandait dix-huit personnes, y compris les Pères Récollets Gabriel de la Ribourde et Zénobe Membré.

À la réception du message de son chef, Tonty prit quatre hommes avec lui et s’en alla examiner le site indiqué pour un fort en amont de la rivière.

Les deux nouveaux venus jugeant le moment opportun, Tonty étant absent, achevèrent la défection de la garnison de Crèvecœur en racontant que les projets ambitieux de De la Salle étaient réduits à néant par la perte du « Griffon » ; que ses effets venaient d’être saisis à Cataracouy par des créanciers de Ville-Marie, et que par conséquent, s’ils demeuraient plus longtemps au service de cet homme, ils perdraient davantage. Ils n’avaient pas encore été payés depuis le commencement de l’entreprise et s’ils ne profitaient de l’absence temporaire de Tonty pour se rémunérer en prenant des marchandises.

Les braves engagés avaient à cœur leurs intérêts pécuniaires, et craignant de tout perdre s’ils n’acceptaient la proposition des deux séditieux, ils se livrèrent bientôt au pillage. Ils prirent tout le plus beau et le meilleur, malgré les protestations du sieur de Boisrondet, des Récollets et de trois engagés. Après la désertion du gros de la troupe, les six qui restaient fidèles s’empressèrent d’aller avertir Tonty des événements accomplis pendant son absence. Chemin faisant, deux autres décampèrent prestement, brisant d’abord les armes du sieur de Boisrondet et de son compagnon.

Cette fâcheuse nouvelle hâta le retour de Tonty à Crèvecœur, où tout n’était que ruine et désolation.

Sur la barque en construction, l’un des déserteurs avait écrit la triste fanfaronnade suivante : « Nous sommes tous sauvages ! »

Tonty ne se contenait pas d’indignation.

— Ah ! les misérables ! Ils le regretteront ! s’écria-t-il en constatant l’étendue de leur méfait.

Il dressa sur-le-champ des procès-verbaux de l’affaire et les expédia à De la Salle, par les quatre hommes qui étaient allés avec lui visiter l’éminence désignée comme site pour un fort.

Tonty avait pour mission de concilier aux intérêts de son chef les tribus environnantes. Il s’y employa avec ardeur et obtint le succès qu’il désirait, mais un événement imprévu vint presque détruire ses travaux, mettre toutes ses peines et ses démarches à néant. Ses jours même furent en danger. Mais cet événement, imprévu pour lui, n’était pas un coup du hasard : c’était un projet bien réfléchi d’un ennemi implacable !