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La main de fer/13

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Edouard Garand (73 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 36-40).

CHAPITRE XI

DE TONTY EN DANGER


Tonty et ses hommes habitaient chez les Illinois ; lorsque la température ou leurs devoirs le leur permettaient, ils se rendaient au fort y travailler à réparer un peu les déprédations commises par les déserteurs.

Un jour de septembre, que Tonty et les autres Français s’occupaient ainsi, un jeune sauvage rentra au village hors d’haleine annonçant qu’une troupe nombreuse d’Iroquois s’avançait. Cela alarma beaucoup les villageois au teint cuivré. Et, spontanément parmi les vaillants Illinois épeurés, l’accusation contre De la Salle circula, que le voyage de celui-ci avait pour conséquence la visite des Iroquois. De la Salle était hors de leur atteinte, mais il y avait son lieutenant et quelques visages pâles tout près, eh bien ! ils paieraient pour leur chef blanc.

Poussant de fortes clameurs furieuses, une centaine d’Illinois envahissent Crèvecœur et y trouvent les Français. Ils appréhendent Tonty et en termes véhéments l’accusent de trahison. De Tonty n’avait pas eu le temps de se familiariser aux manières de ses voisins et s’embarrassait de la réponse à faire en cette circonstance, mais il se décida d’aller bravement au-devant des Iroquois avec des colliers pour montrer sa surprise de ce qu’ils venaient faire la guerre à une nation dépendant du gouverneur de la Nouvelle-France, et que M. de la Salle gouvernait comme son lieutenant.

Tonty communique son idée à ceux qui l’entourent ; on l’approuve et l’on se presse vers les Iroquois déjà aux prises avec les quatre cents Illinois restés en arrière pour défendre le village.

Accompagné d’un jeune Illinois, Tonty s’avance entre les corps des combattants. Les Iroquois les voient venir d’un œil soupçonneux et redoutent un piège. Lorsque le chevalier arrive à portée de fusil, ils font une grande décharge et une balle lui traverse la poitrine. Leur intention est évidente, aussi Tonty engage son compagnon à se retirer, puis, seul, il atteint les premiers rangs de l’ennemi. On le saisit et on lui ôte le collier qu’il porte. Des sauvages se pressent autour de lui, l’injurient et le menacent. Il en découvre un avec surprise, dont les traits recouverts d’une couche de peinture à la façon indienne, ne lui paraissent pas ceux d’un Tsonnontouans, mais plutôt d’un Européen.

À l’instant précis, cet homme, au travers de la foule entourant Tonty, lui plonge un couteau dans le sein gauche et lui coupe une côte en criant : « Vendetta ! por Aniello ! »

Mais la main droite du chevalier, s’abat foudroyante sur la tête de l’assaillant et le renverse sans connaissance.

Le cercle s’élargit aussitôt autour de Tonty, et les Iroquois reconnaissent celui dont ils ont entendu parler.

— La Main-de-fer ! disent-ils, la Main-de-Fer !

On conduit Tonty au milieu du camp et on l’interroge au sujet de sa présence chez les Illinois.

— Guerriers renommés, leur dit Tonty, sachez que les Illinois sont sous la protection d’Ononthio. Je suis surpris que vous ayez l’intention de rompre avec ses enfants, et je vous conseillerais plutôt de faire la paix.

Pendant ces pourparlers, l’escarmouche avait lieu de part et d’autre. Les Tsonnontouans étaient indécis de ce qu’ils feraient de Tonty, quand un combattant vint dire que leur aile gauche pliait et qu’on avait remarqué des Français parmi les Illinois. À cette nouvelle, les Iroquois s’emportèrent et ils délibérèrent sur le sort qu’ils lui feraient. Tandis que les Sauvages discutaient de la sorte, un guerrier soulevait d’une main les cheveux de Tonty, et de l’autre armée d’un couteau, s’apprêtait sur un signe des chefs à scalper notre héros. Tégancouti, chef des Tsonnontouans, voulait que Tonty fût brûlé, et Agoustôt, ami de De la Salle, opinait pour sa délivrance. Il l’emporta, et, en le renvoyant, pour mieux tromper les Illinois, ils décidèrent de donner un collier à Tonty. Celui-ci rejoignit ses amis, très épuisé à cause du sang perdu par sa plaie et de celui qu’il expectorait. Les RR. PP. de la Ribourde et Membré le cherchaient et le rencontrèrent en chemin ; ils craignaient que les Sauvages ne l’eussent tué.

Le chevalier rapporta aux Illinois le résultat de sa démarche et leur recommanda de ne pas trop se fier aux sentiments de l’ennemi. Là-dessus, ils se retirèrent dans leur village, mais les Iroquois qui s’étaient formés en bataille, accoururent. À cette vue, faisant encore bonne contenance, les alliés de Tonty se replient à un endroit situé à trois lieues de là, où les femmes et les enfants se cachaient.

Tonty, les Récollets et les deux Français restèrent au village. Les ennemis y pénètrent et bientôt se construisent un fort et assignent aux blancs une cabane sise à quelque distance de là.

De bonne heure le lendemain, un sauvage passa à l’entrée de la cabane des Français, et, sans avoir l’air de s’adresser à eux particulièrement, prononça ces mots :

— Braves fils d’Ononthio !… moi, sauvage Abénaki adopté par Tsonnontouans !… Je suis ami des Français !… Faites attention ! Ne sortez pas !… Deux mauvais Français veulent votre vie… Je vous apporterai à manger tout à l’heure…

Et avant que Tonty fût revenu de sa surprise, l’Abénaki s’était éloigné.

Les amis du chevalier entendirent aussi les paroles du sauvage, et leur étonnement égalait celui de leur chef.

Il n’y avait qu’une chose à faire : attendre le retour du Peau-Rouge. C’est ce que l’on fit.

Quelques heures s’écoulèrent qui parurent fort longues aux pauvres gens.

Enfin l’Abénaki revint, apportant un plat rempli de blé-d’inde et d’un morceau de buffle grillé.

Les visages-pâles n’avaient rien pris depuis la veille, et cet aliment les ranima beaucoup.

Pendant qu’ils mangeaient, le sauvage raconta en substance ce qui suit :

Par hasard, il avait surpris un fragment de conversation entre deux hommes dont les traits étaient peints à la façon des nations indigènes, lorsqu’elles ont déterré la hache de guerre. Ces hommes alors au nouveau fort des Iroquois avaient revêtu des accoutrements en conformité du milieu qu’ils fréquentaient. Leurs conseils inspirèrent les Iroquois à venir jusqu’aux Illinois. Ils avaient promis un riche butin et beaucoup de chevelures, à condition qu’on leur réservât les vies du capitaine et du lieutenant des Français. Cette proposition attrayante fut acceptée, quoique les Iroquois se gardassent in petto le droit de susciter des embarras au couple de coquins, après le pillage des biens des Français.

Mais la découverte du fort Crèvecœur en ruine modifia considérablement leurs intentions vis-à-vis Tonty.

L’Abénaki partit en promettant de revenir le soir.

Dans l’après-midi, les Illinois reparurent sur les coteaux environnants ; en les apercevant, les Iroquois crurent que les Français avaient eu quelques pourparlers ensemble, et se firent amener Tonty devant eux.

À leur demande, il consentit à passer aux Illinois pour les engager à venir traiter de paix. On lui donna comme otage le fils de l’un des chefs, et il se fit accompagner du R. P. Membré.

Ayant communiqué son message, Tonty revint porteur d’une réponse, suivi cette fois d’un jeune Illinois pour remplacer l’otage des Iroquois resté en arrière.

Arrivé au fort, au lieu d’accommoder les affaires, l’otage Illinois les gâta toutes en disant aux ennemis que leur effectif de guerre ne se chiffrait que par quatre cents, le reste de leurs jeunes gens étant absents pour guerroyer contre une nation voisine, et que s’ils voulaient faire la paix, ils leur donneraient une quantité de peaux de castor et quelques esclaves.

En entendant cela, les Iroquois firent venir Tonty et après mille reproches, l’accusèrent de leur avoir menti en leur déclarant les Illinois nombreux de douze cents et appuyés de plusieurs nations amies, qui leur avaient donné du secours.

De plus, où étaient les soixante Français qu’il avait dit être au village ?

Tonty se tira de ce faux pas avec difficulté, mais il eut beau dire et protester, le conseil des Iroquois accueillit sa défense avec réserve. Le même jour, l’otage des Illinois fut renvoyé pour proposer aux siens de se trouver à une demi-lieue du fort le lendemain à midi afin d’y conclure la paix.

Les Illinois furent exacts au rendez-vous et y reçurent de leurs adversaires des présents de colliers et de marchandises : le premier, pour que le gouverneur de la Nouvelle-France ne fut pas fâché de ce qu’ils étaient venus troubler leurs frères ; le second s’adressait à M. de la Salle, pour le même but ; par le troisième, ils leur juraient une complète alliance, voulant dorénavant vivre comme frères.

On se sépara de part et d’autre ; les Illinois croyant par ces présents que la paix était véritablement faite, ce qui les encouragea à visiter le fort plusieurs fois. L’un d’eux demanda à Tonty ce qu’il pensait des Iroquois.

— Vous avez tout à craindre de ces gens ; réfléchissez à leur conduite passée dans vos transactions ensemble, et voyez s’il y a sagesse de se fier à eux ! J’ai même appris que depuis l’armistice conclu entre vous, ils se fabriquent secrètement des canots d’écorce d’orme, afin d’aller vous trouver dans votre retraite dans l’Île, et vous y massacrer !… Soyez sur vos gardes !…

Les Illinois sur cet avertissement se retirèrent tout pensifs.

Six jours plus tard, le 10 septembre, les Iroquois appelèrent Tonty et le P. Zénobe, au Conseil. Malgré tous les essais du vaillant chevalier pour découvrir ces Français alliés des Iroquois qui lui voulaient du mal, il ne pouvait avoir d’éclaircissements. Dans la grande tente du Conseil, il scruta du regard les personnages assemblés, mais aucun n’avait de ressemblance avec les traits de la race Caucasienne.

Ayant pris place aux sièges qu’on leur réservait. les sages de la tribu placèrent devant l’Italien six paquets de peaux de castors, dont les deux premiers étaient pour dire à M. de Frontenac, leur père, qu’ils ne prétendaient pas manger de ses enfants, et qu’il ne fût pas fâché de la démarche qu’ils avaient faite ; le troisième était pour servir d’emplâtre à la plaie de Tonty ; le quatrième serait de l’huile pour frotter les jambes du R. P. Récollet et de Tonty à cause de la fatigue des voyages ; le cinquième, que le soleil était beau, et le sixième, de partir le lendemain pour les habitations françaises.

C’était tourné diplomatiquement.

— Quand mes frères partiront-ils pour s’en retourner en leur pays ? demanda hardiment le chevalier.

À cette interrogation inattendue il s’éleva des murmures. Plusieurs sauvages répondirent qu’auparavant ils voulaient manger des Illinois, sur quoi Tonty repoussa, du bout du pied, les présents offerts, et dit :

— Si votre dessein est de manger les enfants du gouverneur, il est bien inutile de m’offrir des présents. D’ailleurs, je n’en veux pas !

Oubliant leur imperturbabilité usuelle, les hauts dignitaires iroquois firent une grande clameur. L’Abénaki aux dispositions amicales, que nous connaissons déjà, se glissa au côté de Tonty et l’avertit en français que les hommes étaient irrités, et de ne pas les provoquer. Aussitôt les chefs se levèrent et chassèrent du conseil les deux blancs.

Le chevalier et le Récollet retournèrent à leur cabane pour y passer la nuit, se tenant sur leur garde, étant résolus de défendre chèrement leur vie si on les attaquait, et ils croyaient bien l’être.

Néanmoins, au point du jour, ils reçurent l’ordre de partir. C’est ce qu’ils firent sans délai. Il eût été téméraire de demeurer plus longtemps.

Après cinq lieues de navigation, les fugitifs — elles étaient bien un peu cela, nos connaissances qui avaient nagé fort pour fuir le danger menaçant des jours derniers — atterrirent pour faire sécher quelques pelleteries mouillées et raccommoder le canot.

Profitant de ce repos, le P. Gabriel fit part à Tonty de son désir de se délasser les jambes un peu en marchant à l’entour et récitant son bréviaire. On lui recommanda de rester en vue à cause des ennemis. Absorbé dans la sainte lecture, le bon missionnaire, sans en avoir conscience, en allant et venant, s’écarta d’environ mille pas de ses compagnons et fut pris par quarante Kicapous, lesquels depuis une lieue, suivaient la petite troupe, épiant l’occasion de tomber dessus sans coup férir et de la massacrer. Ils emmenèrent le prêtre un peu plus loin et lui cassèrent la tête.

Voyant que le vieillard ne revenait point, Tonty le chercha avec l’un de ses hommes.

Ayant relevé sa piste, ils la trouvèrent coupée de plusieurs autres qui aboutissaient ensuite à une seule pour ne former qu’un chemin. En s’écartant davantage il y avait danger de tomber dans un guet-apens ; les deux hommes revinrent donc au bord de l’eau rejoindre leurs gens.

Le P. Membré eut beaucoup de chagrin de cette nouvelle.

Les ombres du soir descendaient de nouveau et les Français passèrent à l’autre rive après avoir fait un grand feu au lieu de leur premier atterrissage ; ils se cachèrent et firent bonne garde. Vers minuit, les Kicapous émergèrent du fourré et apparurent autour du feu. Il y avait deux visages-pâles avec eux, ce qui excita vivement la curiosité du chevalier.

— Je parierais, dit-il à l’oreille du Récollet, que ces deux infâmes sont les gaillards voyageant de conserve avec les Iroquois que nous venons de quitter !

Le lendemain, ils retraversèrent chercher leur équipage caché sous un buisson, puis ils attendirent jusqu’à midi et s’embarquèrent, voyageant à petites journées, conservant toujours un faible espoir que le P. Gabriel pourrait les rejoindre. Mais enfin l’on atteignit le lac des Illinois sans autre aventure.

Les voyageurs naviguèrent sur ce lac, remontant au nord, lorsque à vingt lieues du village des Poutéaoutamis ou Renards, le canot d’écorce chavira par un coup de vent subit et l’équipage fut précipité à l’eau.

C’était le jour de la Toussaint.

Heureusement que tout le monde savait nager et chacun se maintint de son mieux à la surface de l’onde. Dans cette position critique l’on travailla à remettre à flot l’embarcation, chose qui s’accomplit avec peine, mais les vivres, les armes, toute la cargaison, pas très volumineuse d’ailleurs, fut engloutie et constitua une perte irrémédiable.

Tonty laissa un homme pour conduire le canot et prit la route de terre pour arriver plus vite, mais la fièvre s’empara de lui, le brûlant. Quoique accablé de fatigue et ayant les jambes enflées, Tonty persévéra et marcha quand même. Pendant cette étape, les intrépides voyageurs ne vécurent que d’ail sauvage obtenu en grattant sous la neige.

Le village, habité seulement l’été, maintenant abandonné, présentait un aspect désolé.

Les blancs parcoururent toutes les huttes désertes y cherchant quelques vivres. L’on apporta à la meilleure cabane sise au bord de l’eau, tout ce que l’on trouva dans cette recherche, et l’on eut en ménageant les provisions procurées de la sorte, de quoi donner à chacun deux jointées de blé-dinde par jour et une tranche de citrouille gelée. On avait recueilli une couple de ces courges dans le wigwam du chef.

Le lendemain, lorsque Tonty et ses amis exploraient les alentours, l’homme laissé à la direction du canot aborda près de la cabane aux vivres, y entra, et voyant les vivres, lui qui n’avait rien mangé depuis vingt-quatre heures, se crut à un festin et n’épargna point le blé-d’inde.

Que l’on juge de la surprise douloureuse du chevalier à son retour en constatant la réduction marquée dans l’amas de maïs ; mais d’un autre côté, il était bien content de revoir son engagé.

Tonty fit embarquer son monde pour Michilimakinac, mais après deux lieues de navigation, le vent s’éleva et il fallut atterrir. En mettant pied à terre, on découvrit aussitôt des pistes fraîches. C’était les Poutéaoutamis qui avaient fait portage ici, pour aller à la baie des Puans. (La baie Verte). L’équipe du lieutenant de De la Salle transporta le canot et les effets à la baie, éloignée de trois milles.

On remit l’embarcation à l’eau dans l’Anse à l’Esturgeon, et le pilote guida à tout hasard sur la droite sans savoir où il allait. Au bout d’une lieue environ, ils trouvèrent encore des cabanes vides, portant des traces de très récente occupation, ce qui leur fit espérer de rencontrer des êtres humains à courte échéance.

À quinze milles de là, le vent les arrêta, et dans les huit jours de halte qu’ils y firent à cause des éléments contraires, le restant de leurs vivres fut consommé.

Leur situation était précaire. L’on tint conseil pour aviser aux meilleurs moyens à prendre afin de rejoindre les Sauvages. Les engagés de De la Salle demandaient de retourner au village abandonné parce qu’il y avait du combustible et que l’on pourrait y mourir plus chaudement.

Le vent s’étant apaisé, Tonty rembarqua ses gens, et vogua de nouveau à l’aventure.

En rentrant à l’Anse à l’Esturgeon, ils virent du feu sur la grève et s’y rendirent avec empressement. Hélas ! les Sauvages qui l’avaient allumé venaient d’en partir !

Pensant qu’ils étaient allés à leur village, Tonty résolut de les suivre, mais durant la nuit l’Anse se couvrit de glace et l’usage du canot devint impossible. Cependant l’espoir d’un secours prochain ranima les braves voyageurs. Ils se firent des souliers du manteau de castor de feu le P. Gabriel, faute de cuir.

Au moment de partir, l’un des subalternes se plaignit tout à coup de douleurs à la poitrine, occasionnées probablement par un morceau de pareflesche (morceau de peau de castor) mangé la veille au soir. Comme Tonty le pressait de partir, deux Outaouais arrivèrent. La vue de ces deux peaux-cuivrées réjouit les Français ; celui-là même qui était indisposé jura qu’il en ressentait du bien.

Ils les conduisirent chez les Poutéaoutamis, où il y avait déjà d’autres Français et Tonty y reçut un bon accueil. Le P. Membré laissa là ses compagnons pour aller hiverner chez les PP. Jésuites dans le fond de la baie.

Au printemps Tonty s’en alla à Michilimakinac où il arriva vers la Fête-Dieu.