La main de fer/16

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Edouard Garand (73 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 44-47).

CHAPITRE XIV

AUX BOUCHES DU MISSISSIPPI


Par un temps de brume on arriva à Kappa. L’on y battait du tambour. Ce signe, généralement précurseur de proclamation et de rassemblement, de nature pacifique ou belliqueuse, détermina nos gens à débarquer sur la rive opposée où, en moins de trente minutes, ils firent un fort. Les habitants de Kappa avaient su que des Français devaient descendre le Mississippi jusqu’à leur village, et ils ne tardèrent pas d’être informés de la proximité des étrangers. Leurs éclaireurs, montés en canots, vinrent à la découverte.

De la Salle les fit aborder et envoya deux des siens, comme otages, à Kappa. Là-dessus, le chef à peau bronzée traversa le fleuve pour fumer le calumet, et ensuite emmena De la Salle chez lui.

Cette nation régala la petite troupe pendant cinq jours, de ce qu’elle avait de meilleur. Le dernier jour, ayant fait la danse du calumet à De la Salle, ils l’envoyèrent à Tongengan, autre village du même pays, à huit lieues de là. Une réception cordiale les y attendait, et ce fut chose pareille à Toriman, six milles plus loin.

Ces villages ainsi qu’un quatrième appelé Osotouoy, sont désignés communément : les Arkansas.

De la Salle y fit arborer les armes du roi.

Le procès-verbal de la prise du pays des Arkansas est du 14 mars.

Ces aborigènes ont des cabanes d’écorce de cèdre. Ils adorent toutes sortes d’animaux.

Les Français trouvèrent le pays fort beau ; une grande variété de fruits y viennent en abondance. Le bœuf musqué, le cerf, l’ours, le chevreuil et les poules d’Inde y sont en quantité. Les sauvages y ont même des poules domestiques.

L’hiver est plus agréable qu’au Nord, car il tombe bien peu de neige, et une pellicule cristalline dans cette morte saison couvre les cours d’eau.

De la Salle obtint des Arkansas des guides pour le conduire chez leurs alliés, les Taensas. Tonty fut délégué pour avertir le premier dignitaire que des visages-pâles le venaient voir.

Le fort palissadé des Toensas est placé sur le bord d’un petit lac, à dix arpents dans les terres. Les cabanes sont faites de bousillage et couvertes de nattes de cannes. Celle du chef suprême, d’après les calculs de Tonty, mesurait quarante pieds carrés ; la muraille environ dix pieds de haut et épaisse d’un pied. Le toit, en rotonde, avait une élévation de quinze pieds du sol.

Tonty, en y entrant, demeura surpris de voir le chef assis sur un lit de camp, avec trois de ses femmes à ses côtés, environné de plus de soixante vieillards, revêtus de grandes couvertes blanches, fabriquées d’écorce de mûrier par les doigts habiles des femmes. Ces dernières ont un vêtement semblable et, chaque fois que le chef leur parle, avant de lui répondre toutes font plusieurs hurlements en criant une couple de fois : Oh ! oh ! oh !… pour marquer le respect qu’elles lui portent.

Ce personnage était aussi considéré parmi les Taensas que Louis XIV au sein de ses adulateurs. Personne ne buvait dans sa tasse ni ne mangeait des mets préparés pour lui. Il était défendu de passer devant lui, et l’on nettoyait la place sur son passage.

Lorsque le chef suprême s’en allait ad patres, on sacrifiait sa première femme, son premier maître d’hôtel et cent hommes de sa tribu pour l’accompagner dans les champs élysées de ces peuplades.

Les Taensas adoraient le soleil.

Tonty visita leur temple, construction du genre de la case du chef et lui faisant vis-à-vis. Il y avait dessus trois aigles empaillés, plantés la tête vers l’Orient. Une haute muraille entourait le temple. Sur cette ceinture murale flottaient au bout de piques, au caprice de la brise, les têtes de leurs ennemis sacrifiés au Soleil.

À la porte du temple, Tonty remarqua un gros billot sur lequel il y avait un vignot, entouré d’une tresse de cheveux grosse comme le bras et longue d’environ vingt toises.

À l’intérieur de l’édifice, les murs sont nus. Au centre, un autel, et au pied de cet autel, trois bûches sont disposées bout à bout, où le feu est entretenu jour et nuit, par une couple de vieux jongleurs qui sont les pontifes du culte.

Ces vieillards montrèrent à Tonty, au milieu de la muraille, un petit cabinet fait de nattes de cannes. Il voulut examiner l’intérieur de cette boîte, mais les sorciers l’en empêchèrent, en disant que c’était la retraite de leur dieu. Tonty soupçonna avec saison, comme il l’apprit plus tard, que ce placard renfermait toutes leurs richesses, telles que perles fines qu’ils pêchent aux environs, et marchandises européennes.

Au déclin de la lune, toutes les cabanes sacrifient un plat plein de mets de ce qu’ils ont de meilleur, qu’ils posent à la porte du temple, et les vieillards ont soin d’enlever ces choses pour en faire faire bonne chère à leurs familles.

Tous les printemps, ces sauvages font ce qu’ils appellent un désert, connu sous le nom de Champ de l’Esprit, où tous les hommes piochent au son du tambour, et, l’automne, le blé-d’Inde de ce champ se recueille avec cérémonie, et est gardé dans des mannes jusqu’à la lune de juin de l’année suivante, quand le village s’assemble et convie même leurs voisins à une fête, pour manger ce blé. Ils ne partent pas du champ qu’ils n’en soient venus à bout, faisant pendant ce temps de grandes réjouissances.

Le chevalier retourna au palais de Taensas. Le chef, ou le roi si l’on veut, le visage riant, explima au lieutenant De La Salle la joie qu’il éprouvait de la venue des Français. Comme il parlait, Tonty s’aperçut qu’une des femmes du chef avait un collier de perles au col. Il lui offrit en échange dix brasses de rasade bleue. Elle trouvait son ornement plus joli et préférait le conserver, mais, le chef lui ayant dit de le donner, elle céda.

Tonty revint auprès de La Salle et fit rapport de sa mission, ajoutant que le chef viendrait le lendemain lui rendre visite. Ce barbare ne se serait pas déplacé s’il avait eu affaire à des sauvages, mais l’espérance d’avoir des présents l’amena devant M. de la Salle. Celui-ci le reçut bien et en retour des quelques cadeaux qu’il fit, il eut des vivres, et quelques-unes de leurs robes blanches. L’on se sépara, content de part et d’autre.

Trois jours après, les Français aperçurent une pirogue en avant d’eux. Tonty lui donna la chasse. Il gagna dessus et l’eut bientôt rejointe. Comme il allait l’aborder, plus de cent sauvages parurent sur le rivage, l’arc bandé pour défendre leurs gens.

De la Salle cria à Tonty de revenir et les Français campèrent sur l’autre rive, vis-à-vis. De la Salle ayant témoigné le souhait de les aborder en paix, Tonty s’offrit pour leur porter le calumet d’amis. Il s’embarque et traverse le fleuve. Les Sauvages joignent les mains pour marquer leur désir d’être amis, Tonty qui n’avait qu’une main dit à ses gens de les imiter. Prenant avec lui les principaux de la tribu, il les conduisit à De la Salle, lequel gagna immédiatement leur sympathie par des présents habilement distribués. Alors, le commandant de l’expédition avec une partie de son monde passa au village des Sauvages, à trois lieues dans les terres. Le grand chef était le frère de celui des Natchez. Il guida les blancs au pays de son parent, à six lieues de là, où ils furent bien reçus.

Les Natchez comptaient plus de trois mille combattants. Les hommes travaillent la terre et font la chasse et la pêche aussi bien que les Taensas, dont ils ont les mêmes mœurs. Des deux individus et des sauvages signalés par l’armurier Prudhomme, pas le moindre indice. Les avait-on distancés et laissés en arrière ? Mais durant les haltes du trajet, ils avaient pu regagner le terrain perdu dans la course plus rapide de M. de la Salle. Existaient-ils, réellement ?… La narration de Prudhomme n’était-elle pas due à une hallucination, au délire du pauvre homme, causé par les souffrances de la faim, de la soif et de la fatigue, les dix jours qu’il fut égaré dans les bois ? Non, car certains points du récit de l’armurier concordaient avec des faits antérieurs que n’avaient pu s’expliquer ni La Salle, ni Tonty.

Le silence des deux bandits n’augurait rien de bon et porta De la Salle à une plus rigide vigilance. C’était à ce temps-là que le danger le menaçait le plus, et son extrême prudence seule le sauva, car Jolicœur et son compagnon n’avaient pas perdu de vue leur vengeance et guettaient toujours avidement l’occasion de la satisfaire.

Le Samedi-Saint, ils atteignirent l’embouchure d’une grande rivière qui coule de l’Ouest. Ils passèrent outre, et peu après trouvèrent un grand canal allant vers la mer, du côté de la droite. À trente lieues de là, ils virent des Sauvages occupés à la pêche.

De la Salle envoya à la découverte.

Ces pêcheurs étaient des Quinipisas, qui tirèrent des flèches sur les éclaireurs. Ceux-ci se retirèrent conformément à leur mot d’ordre. D’autres envoyés ne furent pas mieux reçus. De la Salle ne voulait combattre aucune nation et continua sa route.

En passant devant le village des Quinipisas, des huées le saluèrent, parmi lesquelles les Français crurent démêler : « Mort à La Salle ! Mort à Tonty ! »

Ces voix, à n’en pas douter, devaient appartenir aux bandits dont Prudhomme avait entendu les sinistres projets.

À courte distance des Quinipisas est le village des Tangibao. De la Salle ne s’y arrêta qu’une heure. La désolation régnait en ce lieu : il n’y avait que quelques jours que ce village avait connu les horreurs d’un massacre. Les cabanes étaient brûlées et les corps entassés pêle-mêle.

Les mots que Tonty avait lus sur la barque au fort Crèvecœur, le choquèrent une deuxième fois. Sur un pan à demi consumé d’une hutte, il revit, tracé au charbon : « Nous sommes tous Sauvages ! »

Jolicœur et Luigi avaient donc travaillé à la défection parmi les engagés de M. de la Salle, au fort Crèvecœur !

Tonty fit part de cette découverte à son capitaine.

Il n’y avait rien à faire là, et l’on se rembarqua.

Le 7 avril, les Français, alors entre les deux longues presqu’îles formées par le fleuve et les deux baies de l’Ouest et Ronde, voyaient s’étendre à perte de vue les flots bleus de la mer.

Arrivé au-delà du Mississippi, De la Salle explora le chenal du milieu, Tonty celui de droite, et le sieur de Boisrondet celui de gauche, et les trois partis débouchèrent sur les eaux du Golfe du Mexique.

Le lendemain eut lieu la prise solennelle du pays au nom du roi de France. De la Salle érigea une colonne portant le lis royal. Le religieux entonna le Te Deum et l’Exaudiat, auquel prirent part les rudes voix les hommes de La Salle et de Tonty.

Une salve de mousqueterie couronna cette affaire, que Jacques La Métairie consigna dans un procès-verbal. Cet acte ajoutait une vaste région au domaine Français.

Les vivres de la petite troupe ayant beaucoup diminué, il fallut forcément songer au retour.

Avant de partir, les blancs plantèrent au lieu de leur halte une grande croix, scellant ainsi par un acte religieux, l’importante découverte qu’ils avaient faite.