La moisson nouvelle/22

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Bibliothèque de l’Action française (p. 95-98).


AU VULGAIRE


« Envieux, vous mordrez la base des statues ».
Victor Hugo




I


Oh ! j’ai vu ce regard passer dans cet œil fou !
J’ai vu ce pli moqueur autour des lèvres blêmes !
J’ai vu se détourner sa tête de hibou
Tandis que j’ébauchais fièrement des poèmes !…
O vulgaire ! Esprit morne, énigmatique front,
Que m’importent ton rire incrédule et ton blâme ?
Je resterai muette et froide à ton affront.
Car on ne peut tuer une âme !…


O vulgaires ! O vous qui détestez les vers,
Et tout ce qui grandit, et tout ce qui relève !
O vous qui regardez la beauté de travers,
Et dont l’esprit est un cachot où meurt le rêve !
Lac dormant et qui n’a ni surface ni fond,
Visage sans reflet, âme fausse et glacée,
Je ne craindrai jamais votre dédain profond :
On n’arrête pas la pensée !…

Riez, sombres esprits, riez obscurément,
Moquez-vous des chercheurs qui vont, levant la tête !
Le chien jappe ; la lune brille au firmament,
Et le jour glorieux jaillit de la tempête…
Que peut l’être rampant contre l’éternité ?
C’est pour nous que le ciel s’illumine et s’étoile…
Vous n’empêcherez pas notre âme de monter,
Car on n’éteint pas les étoiles !…


II


Que m’importe ! Ici-bas, chaque chose a sa place :
Les fleurs ont le ravin où l’aube douce luit,
Les ruisseaux ont les champs, l’hirondelle a l’espace,
Le lierre a le buisson, le reptile a la nuit !…

Retourne à ton sarcasme, à ton rire stupide,
Retourne à cette nuit dont tes pensers sont pleins !
Jamais tu ne sauras aimer le jour splendide,
Toi que je ne hais pas mais que plutôt je plains !…

Je te plains, ô vulgaire, être de servitude.
Toi qui railles le rêve et qui ris du savoir ;
Je te plains d’ignorer la fièvre de l’étude,
O toi qui vis sans vivre et regardes sans voir…


Je te plains. Quand le mont de gloire s’illumine,
Quand la forêt sourit, ton regard est ailleurs,
Et tu ne cherches pas dans la plaine divine
La chanson des oiseaux ou le parfum des fleurs !…

Tu ne sais pas ce qu’est la hantise des cimes,
L’ivresse de marcher dans le soir souverain,
Et, le cœur dévoré par des rêves sublimes,
D’élever vers le ciel un front pur et serein !…

Je te plains. Tu ne vas jamais quand la nuit tombe
T’asseoir rêveusement près du lac argenté.
Tu ne t’attristes point d’une feuille qui tombe,
Et tu ne souffres pas de voir mourir l’été !…