La mort d'Agrippine/Dédicace

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Charles de Sercy (p. IV-VIII).
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À
MONSEIGNEUR
LE
DUC D’ARPAION


Monseigneur,

Quoy qu’Agrippine ſoit ſortie du ſang de ces Princes, qui naiſſaient ſeulement pour commander aux hommes, & qui ne mouroient, que pour eſtre appellez au rang des Dieux, ſes diſgraces l’ont renduë encore plus celebre que la gloire de ſon berceau ; Il ſemble qu’elle n’ait eu le grand Auguſte pour Ayeul, qu’afin de ſentir avec plus d’affront, le regret de ſe voir dérober l’Empire, ſon legitime patrimoine : Ceſar ne l’avoit honorée de l’alliance de Tibere, que pour l’attacher de plus pres à ſon Tyran, & ne luy avoir donné pour mary, le plus grand Heros de ſon ſiecle, que pour en faire la plus affligée & la plus inconſolable de toutes le veufves : de ſorte qu’ayant touſiours veſcu dans la douleur & la perſecution, il eſt certain qu’elle prefereroit le repos du tombeau à cette ſeconde vie que ie luy donne, ſi voulant l’expoſer au iour, ie luy cherchois un moindre Protecteur, que celuy qui dans la conſervation de Malthe, l’a eſté de toute l’Europe. Quelque maligne que ſoit la Planete qui domine au fort de mon Heroyne, ie ne croy pas qu’elle puiſſe luy ſuſciter des ennemis qu’impuiſſans, quand elle aura le ſecours de voſtre grandeur : vous, monseigneur, que l’Vnivers regarde comme le chef d’un corps qui n’eſt compoſé que de parties nobles, qui avez fait trembler iuſques dans Conſtantinople, le Tyran d’une moitié de la terre, & qui avez empeſché que ſon Croiſſant, dont il ſe vantoit d’enfermer le reſte du Globe, ne partageaſt la ſouveraineté de la mer, avec celuy de la Lune : mais tant de glorieux ſuccez ne ſont point des miracles pour une perſonne, dont la profonde ſageſſe éblouyt les plus grands Genies, & en faveur de qui Dieu ſemble avoir dit par la bouche de ſes Prophetes,[1] que le ſage auroit droit de commander aux Aſtres. Agrippine, MONSEIGNEUR, qui pendant le cours de ſa vie les a ſans relaſche experimenté contraires, effarouchée encore aujourd’huy de la cruauté des Empereurs qui ont pourſuivy ſon ombre iuſques chez les morts : Entre les bras de qui ſe pouvoit-elle ietter avec plus de confiance, qu’entre ceux d’un redoutable Capitaine, dont le ſeul bruit des armes, a garanty & raſſeuré Veniſe, cette puiſſante Republique, où la liberté Romaine s’eſt conſervée iusqu’en nos iours : Recevez-là donc, s’il vous plaiſt, MONSEIGNEUR, favorablement, accordez un azile à cette Princeſſe, qu’elle n’a pû trouver dans un Empire qui luy appartenoit. Ie ſçay que faiſant profeſſion d’une inviolable fidelité pour noſtre Monarque, vous la blaſmerez peut-eſtre d’avoir conſpiré contre ſon Souverain, quoy qu’elle n’ait pourſuivy la mort de Tibere, que pour vanger celle de Germanicus, & n’ait eſté infidelle ſujette, que pour eſtre fidelle à ſon Eſpoux : mais en faveur de ſa vertu, elle eſpere cette grace de voſtre bonté, dont elle ne ſera pas ingrate, car elle m’a promis que ſa reconnoiſſance publiera par tout les merveilleux éloges de voſtre vertu qui donne plus d’éclat à voſtre ſang,[2] qu’elle n’en a receu de luy, encore que la ſource en ſoit Royalle : Ceux de voſtre prudence dans les negotiations les plus importantes de l’Eſtat, que l’on nous propoſe comme un portrait achevé de la ſageſſe : Ceux de voſtre valeur dans les combats, dont elle regle les evenements, au prejudice du pouvoir abſolu que la fortune s’en est reſervé, & ceux enfin, MONSEIGNEUR, de voſtre courage qui n’a iamais veu de peril qu’au deſſous de luy. Ces conſiderations me font eſperer que la genereuſe Agrippine ayant eſté preſente à toutes les victoires de ſon Heros, elle n’ignore pas en quels termes elle doit parler des voſtres, & ie ſuis meſme certain qu’elle leur rendra iuſtice, ſans qu’on l’accuſe de flaterie ; car ſi vous eſtes d’un merite à ne pouvoir eſtre flaté, elle eſt auſſi d’un rang à ne pouvoir flater. Mais, MONSEIGNEUR, que pourroit-elle dire qui ne ſoit connu de toute la terre, vous l’avez veuë preſqu’entiere en victorieux,[3] & par un prodige inouy, voſtre viſage meſme n’y eſt gueres moins connu que ſon nom. Souffrez donc que ie vous offre cette Princeſſe, ſans vous rien promettre d’elle, que cet adveu public qu’elle vient vous faire, qu’enfin elle a trouvé un Heros plus grand que Germanicus : Au reſte elle ceſſera de deplorer ſes malheurs ; ſi par le tableau de ſa pitoyable avanture, elle vous donne au moins quelque eſtime de ſa conſtance, & moy ie me croiray trop bien recompenſé du preſent que ie luy fais de cette ſeconde vie, ſi n’eſtant plus que memoire, elle vous fait ſouvenir que ie ſuis,


MONSEIGNEUR,


Voſtre tres humble, tres obeyſſant, & tres paſſionné ſerviteur,
De Cyrano Bergerac.



  1. Vir ſapiens dominabitur Aſtris.
  2. Les Roys d’Arragon & les Comtes de Thoulouze, dont quelques uns ont regné en Ierusalem.
  3. Monſeigneur L. D. d’Arpajon a Commandé en France, en Alſace, en Flandre, Lorraine, Italie, Rouſſillon, Malthe, Veniſe, Pologne, &c.