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La mutualité

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La mutualité
Revue pédagogique, premier semestre 190444 (p. 544-550).

La Mutualité.


Dans l’article, paru ici même[1], où M. Alengry analyse et critique mon récent ouvrage sur la Mutualité, il s’est glissé quelques erreurs de fait que je voudrais rectifier. — Mon honorable contradicteur, que je remercie de son impartialité et de sa courtoisie, me permettra sans doute de m’employer, pour ma modeste part, à bien « préciser les idées, » à opposer exactement les principes en présence. Et nos communs lecteurs estimeront peut-être que la question en vaut la peine.

Lors donc que M. Alengry demande si la mutualité « doit être exclusivement une œuvre de prévoyance personnelle », ou si « elle n’implique pas d’abord l’idée d’association..., » la différence qu’il établit ainsi entre nos deux conceptions reste purement illusoire. Car la mutualité ne peut être qu’une modalité de l’association. Et l’analyse qui ne découvre dans le livret individuel que « la seule idée de prévoyance et d’épargne personnelle, » est évidemment incomplète. La Caisse nationale des retraites est fondée sur l’association, non seulement celle des capitaux qu’une gestion commune fait fructifier, — telle qu’on la trouve déjà dans la caisse d’épargne, — mais celle, beaucoup plus étroite encore, des chances de mortalité de tous les déposants. Et il se peut que nombre de ceux-ci, mutualistes sans le savoir, n’en soupçonnent rien. Mais le fait n’en est pas moins certain, et il n’y a qu’à le leur apprendre. Le symbole de la « seule idée de prévoyance et d’épargne personnelle, » ce n’est pas le livret de la Caisse d’épargne, moins encore celui de la Caisse nationale des retraites ; c’est la tirelire de l’enfant, ou le bas de laine de nos grand’mères.

Nulle divergence non plus, entre M. Alengry et moi, sur le principe de l’égalité de traitement, qui doit régler le partage des bénéfices de l’association mutualiste, — Mais la question de fait est précisément de savoir où se trouve réalisée cette « égalité la plus entière : » dans le fonds commun, ou dans le livret individuel ? ou dans les deux modes à la fois ? Or, je crois avoir établi qu’entendue au sens rigoureux, elle est inconciliable avec l’institution du fonds commun inaliénable, qui, fatalement, avantage les uns aux dépens des autres ; tandis qu’elle trouve son application parfaite dans le mode du livret individuel. Sur ces deux points, M. Alengry n’a rien opposé à mon argumentation, qui subsiste donc entière.

L’association — réglée par la justice — des efforts individuels, c’est-à-dire la réciprocité et l’égalité de l’assistance mutuelle que se prêtent tous les participants : telles sont, à mes yeux, les deux conditions, nécessaires et suffisantes, qui définissent la vraie mutualité. Selon M. Alengry, elle impliquerait un troisième élément : l’assistance par des membres honoraires, par des donateurs ou par l’État. Je ne puis exclure ainsi de la mutualité, sinon toutes les sociétés dépourvues de membres honoraires, du moins celles qui, étant des sociétés libres, ne reçoivent rien de l’État. Les subventions de la collectivité sont une participation forcée de tous les citoyens aux charges, mais non aux bénéfices, de l’association mutualiste. Ne sont-elles point, sous prétexte de solidarité sociale, une atteinte à la liberté et à l’égalité, partant à la justice ? L’assistance des membres honoraires me paraît aussi très défectueuse sous sa forme actuelle. Je ne l’accuse pas de créer des « non-valeurs », des « déchets sociaux », — M. Alengry s’est mépris sur ce point ; — mais Je regrette qu’elle ne s’emploie pas à prévenir, à limiter au moins la déperdition sociale. C’est ce qu’elle ferait si, au lieu de distribuer ses aumônes à tous les participants sans distinction, elle les consacrait exclusivement, d’une part, à secourir ceux d’entre eux qui deviennent temporairement nécessiteux, et, d’autre part, à faciliter l’accès de la mutualité aux travailleurs qu’une trop grande pauvreté, de trop lourdes charges de famille, en tiennent éloignés. Elle ne risquerait plus ainsi d’affaiblir chez les mutualistes le sens de la responsabilité personnelle, en les dissuadant de l’énergie dans l’effort ; ce qui va contre ses intentions et son but. Et, sans dégrader aucun d’eux, elle profiterait à tous, indirectement, mais réellement. Elle accroîtrait en effet la sécurité des mutualistes avec leur nombre, et réduirait la charge proportionnelle de chacun d’eux.

Car « les intérêts légitimes sont harmoniques. » (Bastiat). Et l’intérêt personnel, que l’on ravale sous le nom d’égoïsme, est, tout autant que l’altruisme, un mobile fondamental de la nature humaine, un facteur essentiel de l’ordre social. Le progrès social, notre objectif commun, se lie intimement à la perception toujours plus nette, et de plus en plus généralisée dans les consciences, de l’accord des intérêts particuliers dans le plan de la justice. L’individualisme bien entendu rejoint le solidarisme véritable, et, loin de le contredire, il s’identifie avec lui dans l’ordre social naturel. Il est l’antipode de l’égoïsme, qui sacrifie autrui à soi, sans s’apercevoir qu’il se diminue et se détruit ainsi lui-même.

De fait, sinon d’intention, toute prévoyance qui ne sort pas des limites de la Justice, est « altruiste en même temps que personnelle ; » elle ne saurait être « exclusivement égoïste ». Fonds commun ou livret individuel, sociétés de secours mutuels et sociétés d’assurances ne diffèrent pas essentiellement à cet égard. M. Alengry le conteste. « Il y a, dit-il, dans toute mutualité, un élément d’assurance et de calcul égoïste, mais il s’y trouve aussi un élément d’abnégation et d’aide réciproque et désintéressée qui distingue radicalement ces deux modes d’association. » Je ne nie pas que les membres d’une société de secours mutuels qui se voient, se coudoient chaque jour, et qui se connaissent bien, sympathisent à un tout autre degré que les clients d’une compagnie d’assurances, ou les déposants à la Caisse des retraites, qui ne se connaissent pas et ne peuvent se connaître. Mais cette « distinction radicale » n’exprime que la différence de nature des risques assurés : maladie d’une part, vieillesse de l’autre. C’est la distinction de la mutualité-maladie, — restée en fait la spécialité et la raison d’être des sociétés de secours mutuels, après avoir été longtemps leur unique objet, — et de la mutualité-retraite, dont l’organisation efficace et sérieuse, sur des bases rationnelles, exige de beaucoup plus vastes groupements. C’est, entre autres raisons, parce qu’il méconnaît cette différence spécifique profonde, que le fonds commun n’est qu’un mode très défectueux d’assurance contre la vieillesse. Je ne vois pas ce que l’adoption du livret individuel ferait perdre à l’altruisme au sein des sociétés de secours mutuels ; mais je vois très bien ce qu’elle lui ferait gagner.

Le paradoxe est facile à justifier. Serait-il possible, d’abord, utile ensuite, en conservant le fonds commun et en l’« élargissant », de « donner à l’idée mutualiste et altruiste le pas sur l’idée égoïste ? » Et si, bien comprises l’une et l’autre, elles ne sont à vrai dire que les deux faces de la même idée, les deux pôles de l’ordre social, la première aurait-elle néanmoins « une valeur sociale et éducative infiniment supérieure à la seconde ? » — M. Alengry le croit, et nombre d’esprits avec lui. — Mais il me permettra d’en douter, si ces deux moitiés de la vérité s’éclairent l’une l’autre, et doivent aller de pair, chacune trouvant dans l’autre son guide, son criterium le plus sûr, et son indispensable correctif. Le premier et le plus nécessaire altruisme se rencontre dans la famille, qui ne serait pas sans lui : c’est l’affection, le dévouement de son chef pour tous ses membres. Comment le travailleur pauvre qui s’unit à ses semblables contre la maladie, la vieillesse ou la mort, ne songerait-il pas avant tout et surtout à sa femme et à ses enfants, dont l’intérêt est identique au sien ? C’est pour « s’assurer » qu’il se décide à « aider » les autres, à « coopérer » avec eux. Et il ne leur apporterait pas son obole sans un « espoir précis de retour. » Qu’il comprenne de mieux en mieux que, dans l’association mutualiste, les intérêts de tous sont étroitement solidaires, que chacun donne et reçoit dans la même mesure, rien de plus désirable. Ce sentiment le redressera dans la conscience de sa force et de sa dignité. Qu’à l’occasion, pour venir en aide à la détresse d’un camarade mutualiste, frappé par la maladie ou par les infirmités de la vieillesse, il abandonne spontanément sa part de boni dans l’assurance-maladie, rien de mieux encore. Mais que, d’une manière permanente, par l’effet inévitable et automatique d’un vice constitutionnel de l’institution mutualiste choisie, il se prive d’une partie des avantages que cette institution a précisément pour objet de lui procurer, c’est ce qu’il ne peut faire, délibérément et consciemment, sans manquer de logique et de sens pratique, sans trahir du même coup l’intérêt des siens et celui de ses coassociés, autant que le sien propre. Car ce vice interne — l’inaliénabilité du fonds commun — réduit la part de tous les associés actuels, en les dépouillant de la nue-propriété de leur épargne au profit (?) des mutualistes futurs. — La justice et l’intérêt de tous exigent que, sous la règle souveraine de l’égalité de traitement, chacun retire de l’association le bénéfice maximum qu’elle peut lui procurer, en représentation de son apport personnel.

Les défenseurs du fonds commun le comprennent si bien qu’ils revendiquent pour lui, avec le monopole de l’altruisme, l’avantage d’une productivité supérieure pour les mutualistes qui le constituent. Et ils appuient leur thèse sur la différence des taux actuels de l’intérêt à la Caisse des retraites et à la Caisse des Dépôts et Consignations. J’ai donc montré par le calcul la réalité du contraire, c’est-à-dire la supériorité de rendement du livret individuel sur le fonds commun. — M. Alengry ne conteste pas mes calculs ; mais ils reposent, dit-il, sur « une assimilation que d’excellents mutualistes, doublés d’excellents calculateurs, n’acceptent pas », savoir « l’assimilation absolue du fonds commun inaliénable avec le livret individuel à capital aliéné ». — La méprise, ici encore, est évidente. Loin de commettre en effet cette assimilation, j’en ai précisément, dans mon ouvrage, dénoncé la fausseté (p. 83-91. Pour ruiner cette affirmation que « les titulaires des livrets individuels subissent actuellement une perte de 1 p. 100 sur le mode du fonds commun de retraites », il m’a suffi de constater qu’un franc, versé par un homme âgé de 55 ans, lui donne une rente immédiate de O fr. 045 seulement au fonds commun, et de 0 fr. 0805 au livret individuel à capital aliéné. J’ai indiqué (p. 8, que ces deux modes seuls peuvent être « exactement comparés » quant à la productivité, à l’exclusion du livret individuel à capital réservé ; car, dans ce dernier, si la rente obtenue est moindre, c’est quil s’y ajoute, par surcroît, une assurance au décès au profit des ayants-droit du titulaire. Mais le fonds commun inaliénable ne peut être « assimilé » ni à ce dernier livret, comme l’a cru la Commission interministérielle, en élaborant son graphique, ni à l’autre, comme M. Alengry m’en attribue gratuitement la pensée. La raison en est simple, et je l’ai donnée. Le fonds commun inaliénable ne procure qu’un revenu, un usufruit, le capital constitutif entier de la pension y restant incorporé, c’est-à-dire réservé au profit de la société. Tandis que le livret de la Caisse des retraites assure une rente viagère véritable, comprenant le remboursement, soit du capital intégral de la pension (livret à capital aliéné), soit de la seule plus-value provenant des intérêts capitalisés des versements jusqu’à la liquidation {livret à capital réservé).

À l’infériorité de la pension obtenue sur le fonds commun s’ajoute, pour l’aggraver, le défaut de sécurité quant à son chiffre éventuel, tant à cause du caractère aléatoire du taux de faveur de 4 1/2 p. 100, que de l’effectif — trop réduit — des sociétés de secours mutuels, lequel ne permet pas l’application de la loi des grands nombres. Enfin, chose encore plus grave, le fonds commun ne laisse aucune élasticité à l’effort d’épargne de chaque sociétaire en vue de la retraite.

Si donc, sur le terrain de la mutualité-retraite, le seul où M. Alengry nous ait fait des objections, Je vois bien « l’originalité » et la supériorité même de l’organisation des mutualités scolaires, elles les doivent uniquement à la spécialisation des cotisations et à l’emploi en première ligne du livret individuel de la Caisse nationale des retraites, dont les a dotées leur fondateur M. Cavé. Libre à elles de persister à s’embarrasser du fonds commun, de lui donner même le pas sur le livret individuel, et de se priver des avantages de celui-ci, dans la mesure exacte où elles recueilleront les inconvénients de celui-là. L’utilisation simultanée de ces deux modes de retraites, qui méconnaît la loi de l’économie de l’effort, ne leur offre en perspective qu’une probabilité, ou plutôt qu’une certitude : celle d’alourdir leur marche et de retarder leur progrès réel, Le combattant armé d’un excellent fusil, qui juge prudent d’en emporter par surcroît un médiocre, et de s’en servir concurremment avec l’autre, ne court qu’un risque, celui de gaspiller une partie de ses munitions.

En définitive, les deux conceptions mutualistes en présence ne concilient pas avec un égal bonheur la solidarité et la liberté ; mais elles sont toutes deux « solidaristes », quoique diversement. L’une porte simultanément au maximum la solidarité entre les vivants et la liberté d’action de chacun d’eux ; elle procure à tous la plus grande sécurité possible et l’égalité de traitement la plus rigoureuse. L’autre n’établit entre eux qu’une solidarité réduite, et diminue pour chacun le fruit de l’effort, sinon l’effort lui-même ; elle ne donne qu’une sécurité amoindrie et la répartit inégalement suivant des distinctions contraires à la Justice. La première laisse à chaque individu, dans chaque génération, toute la peine de l’effort et toute sa récompense. C’est celle des actuaires et des économistes, et c’est la nôtre. La seconde, égarant en partie sa sollicitude sur ceux qui ne sont pas encore, au préjudice inévitable des besoins immédiats et actuels, demande aux hommes d’aujourd’hui, qui n’ont pas assez pour eux-mêmes, d’abandonner une partie de leur dû, au profit problématique de leurs successeurs. C’est celle de notre honorable contradicteur, des solidaristes, et d’un grand nombre de mutualistes. Au lecteur de choisir.


  1. Revue pédagogique, 15 mars 1904, p. 253.