La mystérieuse inconnue/02

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Éditions Édouard Garand (56p. 6-8).

II

M. Gosselin, de l’étude légale Gosselin et Johnson, était un homme bedonnant, aux mains larges et épaisses et à la figure vulgaire. Il avait les yeux petits, enfoncés sous une touffe de sourcils épais dont la couleur tirait à la fois et du poivre et du sel.

Ses yeux clignaient continuellement sous le lorgnon.

Quand il discutait des affaires avec quelqu’un, il en plissait un et fixait de l’autre son interlocuteur. Ce qui faisait dire à l’un de ses confrères : « Gosselin, quand il vous regarde, vous magnétise d’un œil et vous endort de l’autre ».

Il était très habile et rempli d’une activité étonnante chez un homme dont le physique annonçait plutôt un tempérament lymphatique. Sa clientèle, très étendue, ne suffisait pas à son ambition. C’était le secret de polichinelle qu’il ambitionnait d’être nommé sénateur. L’Hon. Pierre Gosselin sonnerait certainement mieux aux oreilles que Me  Pierre Gosselin C. R.

Malgré des démarches nombreuses, d’abord discrètes, bientôt plus pressantes, il n’avait pu conquérir le titre convoité. Il ne désespérait pas cependant. Puisque le parti au pouvoir ne voulait pas de bon gré récompenser les services rendus à la cause en temps d’élection, il forcerait la main du ministère.

M. Gosselin avait une fille unique. Âgée de 21 ans à peine, elle avait vu nombre de soupirants à ses pieds. Plusieurs l’avaient demandée en mariage, mais eurent la même réponse ; elle était trop jeune et ne voulait pas se marier avant d’avoir atteint sa vingt-cinquième année. En cela subissant sans qu’elle s’en rendit compte l’influence paternelle, elle ne faisait qu’obéir au secret désir de l’avocat. Celui-ci avait décidé, et quand il décidait une chose, il ne le faisait pas à demi, que Julienne servirait à ses desseins. Il tenait mordicus à sa marotte. Grâce à elle, un gendre fortuné le servirait à merveille…

Julienne tenait physiquement de sa mère, si, moralement elle avait les qualités, peut-être aussi les défauts de son père… Elle était assez grande, superbe de ligne, avec un port indolent et fier à la fois. Nulle part elle ne passait inaperçue, le nez droit et des lèvres d’une régularité parfaite. Elle était trop parfaite, c’était peut-être la seule chose qu’on aurait pu de prime abord lui reprocher. Mais à bien l’examiner, et à condition toutefois de n’être pas aveuglés par ses charmes, on aurait constaté que l’aile mobile des narines mettait dans ce visage d’albâtre un frémissement de passion et que les lèvres fines et longues indiquaient l’ambitieuse, capable d’être cérébrale avant d’être passionnée. Seul l’homme qui s’imposerait à elle, capable de la dompter, pourrait aspirer à autre chose qu’à être un jouet entre ses mains, des mains aux doigts effilés, de véritables mains de musicienne ; ce qu’elle était d’ailleurs et d’une façon consommée.

Son père lui avait répété suffisamment de fois qu’avec la beauté que le ciel lui avait octroyée, l’avenir s’ouvrait pour elle lumineux et beau. Elle pouvait aspirer à gravir les sommets les plus élevés. Ne possédait-elle pas, et au suprême degré, le capital le plus considérable, surtout entre les mains d’une femme qui sait s’en servir ? N’appartenait-elle pas à un milieu des plus respectables, grâce à son éducation et à son état de fortune…

Comme elle n’avait pas connu sa mère, morte en lui donnant la vie, et que Me  Gosselin avait reporté sur elle toute l’affection que la pratique des affaires n’avait pas consumée, elle l’écoutait en tout, s’assimilait ses idées, se les incorporait, les faisant siennes.

Elle rêvait donc de fastes et de splendeurs inouïes et dans l’attente du Prince Charmant qui viendrait jeter à ses pieds avec son cœur, sa puissance et ses sacs d’or, elle refusait obstinément tous les partis qui s’offraient à elle.

Quand la sténographe lui eut annoncé que M. André Dumas désirait le voir et qu’il vit pénétrer dans son bureau ce beau garçon de 24 ans, taillé en athlète, à l’air naïf et bon enfant, Me  Pierre Gosselin, obséquieux plus que d’habitude, s’avança à sa rencontre et avec force salutations lui offrit un siège.

— « L’héritage est plus élevé que je ne pensais », se dit le jeune homme.

— « Voilà précisément l’oiseau rare qu’il faut amener dans mes filets » pensa l’avocat.

Assis en face l’un de l’autre, ils demeurèrent quelques instants silencieux à s’examiner mutuellement.

— Vous aviez à me voir ? demanda enfin André.

— En effet. Vous avez appris la mort de votre oncle Gustave Dumas à Bute City, Montana.

— Le mois passé.

— Et vous savez sans doute que vous êtes son seul héritier.

— J’ai de fortes raisons de le croire. Il m’a toujours dit qu’il me léguerait ses biens. À combien s’élève la succession…

L’avocat se renversa sur sa chaise, et les deux pouces dans ses poches de veste :

— Jeune homme ! Vous êtes un privilégié, un être né pour la chance… Devinez ?

— Je ne sais pas. À une couple de millions probablement.

— Dix millions…

Immédiatement il se pencha sur la table pour voir l’impression que ce montant fabuleux produirait chez son client. Mais le visage ne broncha pas.

— « Ah, toi, dit-il intérieurement, tu es en plein le type qu’il me faut. Tu n’as pas d’ambition. Nous en aurons pour toi…  »

Et immédiatement, il se passa dans le cerveau de l’avocat toute une combinaison de plans de campagne qui le ferait maître en fait de cette fortune.

— Quand vais-je toucher l’argent ?

— Mes correspondants américains, Jeffrey et Burke m’ont écrit ces jours-ci qu’au commencement de la semaine prochaine, nous recevrons tous les documents officiels. En attendant. je vais vous signer un chèque de $100,000 dollars sur la banque de Montréal où cet argent est déposé « in trust ».

En lui tendant le morceau de papier où quelques lignes d’écriture représentaient une somme d’argent intéressante, Me  Gosselin, onctueux, demanda à son client quels étaient ses projets d’avenir.

— Je n’en ai aucun pour le moment. Comment voulez-vous que l’avenir me préoccupe ? Vous l’avez dit vous-même. Je suis un chanceux qui n’a qu’à se laisser vivre.

— Vous vous établirez à Montréal ?

— Il est plus que probable.

— Y avez-vous des relations ?

— Aucune, sauf une vieille tante qui est veuve et n’a pas d’enfants.

— S’il vous plaisait de venir passer la soirée à la maison, je serais heureux de vous recevoir. J’aimerais être votre conseiller. Je ne vous cache pas que vous me plaisez énormément. La façon dont vous avez accueilli la nouvelle que vous étiez riche à millions me fait croire que vous êtes un jeune homme pondéré, que vous ne gaspillerez pas votre fortune, comme tant d’autres à votre place le feraient. Quand retournez-vous à la campagne ?

— Par le train de cinq heures.

— Et vous revenez à Montréal ?

— Dans quelques jours, aussitôt que vous aurez reçu les derniers papiers.

L’avocat posant amicalement la main sur l’épaule du jeune homme le reconduisit jusqu’à la porte et lui réitérait son invitation…

— Faites-vous de la musique ?

— Un peu, je jouais le premier violon dans l’orchestre du collège…

— À merveille, ma fille sera heureuse de vous connaître, Vous ferez de la musique ensemble…

La porte se referma.

Monsieur Gosselin retourna à son bureau, se frottant les mains d’aise.

— J’ai mon affaire en mains !

Le jeune homme, une fois dans la rue, esquissa un sourire.

— En voilà un qui me croit poisson. Il va s’apercevoir que si j’ai l’air de mordre, j’évite l’hameçon.

Il pouvait être dans les alentours de midi. St. Jacques grouillait d’une foule affairée qui s’engouffrait dans les cafetaria. La Place d’Armes était noire de monde, jeunes filles, femmes âgées, commis, avocats, financiers, qui se précipitaient vers les tramways. Les sirènes des autos joignaient leur son criard à celui des tramways dont le timbre résonnait sans cesse. André Dumas entra dans la Banque de Montréal, comme on ne le connaissait pas, il dut téléphoner à M.  Gosselin qui l’identifia.

Le commis lui compta les billets et le regarda avec un air d’envie. Dumas les réunit en plusieurs liasses qu’il cacha en différents endroits. Après quoi, il se rendit au poste de taxi, en face de l’église Notre-Dame, sauta dans une voiture et se fit conduire chez sa tante.

— Ma tante, lui dit-il, donnez-moi une enveloppe. Bon… passez dans l’autre chambre,… vous sortirez quand je vous appellerai

Il prit dix billets de mille, les mit sous une enveloppe, qu’il scella.

— Vous pouvez sortir, à présent… voilà votre surprise. Vous n’ouvrirez que lorsque je serai parti.

— Et quand pars-tu ?

— Par le premier train, à deux heures…