La mystérieuse inconnue/03

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (56p. 8-9).

III

Le village de St B… si coquet en été, est d’une tristesse désespérante quand l’automne a fini de dépouiller les arbres qui l’agrémentent. Les villas qui s’échelonnent le long de sa rivière, avec leurs fenêtres et leurs portes closes par des panneaux de bois, leurs jardins abandonnés, y répandent une sensation de mélancolie. Les rues, qui quelques mois auparavant étaient pleines de couples en toilettes claires et de bruit de voix joyeuses, sont vides, seuls des rentiers l’habitent, aux habitudes sédentaires, habitants sur le retour de l’âge et qui ont confié à des bras plus jeunes l’exploitation de leurs biens, ouvriers qui jouissent du repos et de la tranquillité qu’une aisance modeste leur a procurée.

Quand André Dumas descendit sur le quai de la gare, à l’heure crépusculaire où le ciel se pare des couleurs les plus somptueuses, son père, prévenu par un télégramme l’attendait. En arrière du quai, l’auto, une Mc Laughlin, de l’année précédente, stationnait.

— Et quelles bonnes nouvelles m’apportes-tu de la ville ?

Inouïes.

— Tu hérites de combien ?

— Seulement dix millions.

John Dumas, le père John, comme tout le monde se plaisait à l’appeler, écarquilla les yeux d’ébahissement. Puis le premier moment de stupeur passé, il ajouta…

— Dans le fond, ça ne m’étonne pas, je savais ton oncle plus riche qu’il ne disait. Ça toujours été un cachottier, il n’a pas passé dix ans au Yukon pour rien, surtout dans le temps du « boum ».

Les deux hommes montèrent dans l’auto, André s’installa au volant.

Le magasin de John Dumas était situé à quelque trois quarts de mille de la gare. C’était une bâtisse à deux étages de 50 x 70 pieds, D’un côté, elle était flanquée de la résidence, une maison de pierres entourée de pelouses, et de l’autre des entrepôts pour la farine, le grain, les provisions.

Outre d’exploiter un magasin à rayons, le plus important du comté. John Dumas commerçait également sur les produits de la ferme et au besoin sur les animaux.

C’était un homme de cinquante-huit ans, qui portait les années sans en garder de traces. À peine avait-il deux ou trois cheveux blancs aux tempes.

Il était haut de taille, mesurant un peu plus de six pieds et d’une force qui commençait, à présent qu’il ne la faisait plus valoir, à devenir légendaire.

André tenait de lui, sans être aussi grand, il était bien bâti et d’une musculature solide. Le teint bruni par le grand air, les yeux bleus, les traits assez prononcés, il respirait la belle santé morale et physique. Il était de ces gens qui, par leur seule présence, créent une impression de sécurité.

Il avait toujours l’air de « ne pas s’en faire » et ne s’étonnait jamais de rien. Sous des dehors indolents, il possédait une grande dose d’énergie. Il avait terminé son cours classique bon premier, tout en passant pour un cancre et un paresseux. C’était un rêveur qui s’isolait dans un coin de la cour de longues après-midi de congé, à dévorer des livres qu’il se procurait en cachette. Entre temps il avait trouvé moyen de s’intéresser à la musique, il jouait du piano, du violon et à l’occasion du violoncelle. Me Gosselin l’avait bien défini quand il l’avait qualifié « d’enfant gâté de la fortune ». Il n’y avait au collège qu’une branche d’activité où il n’excellait pas : les sports. Il n’en pratiquait qu’un seul : la lutte, parce qu’à son avis, c’était le seul rationnel et qu’il développe harmonieusement toutes les parties du corps, et peut rendre, dans les mauvaises occasions, des services signalés…

Depuis son départ du collège, il voyageait par les rangs, achetant pour le compte du père qui les revendait à Montréal, le foin et les autres produits des habitants. À ce régime, sa santé s’était raffermie et son teint avait pris une couleur chaude de bronze doré. Tout le monde l’aimait. Monsieur André ne marchandait jamais, l’offre initiale était toujours l’offre finale.

Arrivé chez lui tard le soir, il n’avait pas le temps de se mêler aux groupes de jeunes gens et de jeunes filles qui les soirs d’été, égayaient la localité.

Il montait à sa chambre, faisait sa toilette avant le souper, dans la grande salle à manger que le plafond bas, avec ses poutres, faisait paraître plus grand. Le père à un bout de la table, la mère à l’autre bout, lui au milieu, Ils semblaient isolés et plus près l’un de l’autre. Deux ou trois soirs par semaine, ils avaient de la visite, c’était soit le Docteur Perrin, le notaire de la place, le curé ou d’autres amis de John. Ces soirs-là, la salle s’animait, les conversations devenaient des discussions où tous les sujets y passaient, politique, religion, etc…

Le repas terminé, on s’installait, l’été sur la vérandah de derrière où l’on avait vue sur la rivière, l’hiver dans le living room, qu’un poêle à deux ponts, vestige des jours anciens, réchauffait.

Madame Dumais apportait la carafe de vin.

C’était un vin qu’elle fabriquait elle-même et dont elle était très fière.

André se mêlait peu à la conversation. Il se contentait d’écouter et d’émettre son opinion de temps à autre ; jamais il ne s’échauffait.

Les soirs qu’il n’y avait personne, il faisait quelques tours dans les allées du jardin et se retirait à sa chambre où il lisait jusqu’à une heure assez avancée.

Ce fut ainsi que sa jeunesse s’écoula D’autres auraient trouvé monotone cette vie sans émotions violentes. Pour lui, elle comportait un charme que chaque jour renouvelait.

Dans la salle à manger, sa mère l’attendait. Elle courut au devant de lui et l’embrassa sur la joue comme chaque fois qu’il revenait d’une absence un peu prolongée.

Un souper succulent l’attendait, auquel il fit honneur. Ce qui eut pour effet de retarder la relation de son voyage, car, s’il n’était pas gourmand, il avait des tendances à être gourmet et considérait que faire bonne chère est l’un des plus grands plaisirs de la vie.

Ce ne fut que plus tard dans la soirée qu’il raconta par le détail toutes les péripéties de son voyage à Montréal. Il en oublia une cependant, celle de la rencontre coin Ste-Catherine et St-Denis, de la jeune fille inconnue qui lui fit retarder son arrivée chez tante Germaine.

Et comme ou le pressait de questions sur ce qu’il avait l’intention de faire, il annonça que dès le lendemain il partirait pour Montréal et définitivement.

Quant à l’emploi de sa fortune, rien n’était décidé jusqu’ici. Il attendait les événements, se réservant de surveiller ses intérêts présents.

Comme on le savait apte à ne pas se laisser monter la tête, ni griser par cette fortune subite, les parents acquiescèrent volontiers à ses projets. Donc le lendemain midi, ses malles bouclées, il remontait dans le train, après avoir dit adieu à St B… où dorénavant il ne viendrait qu’en visiteur.

Pas un instant le regret ne lui vint d’abandonner ces lieux où son enfance et sa jeunesse s’étaient écoulées.

Il s’enfoncait vers le mystère, vers l’inconnu. Pour le guider, comme deux phares lumineux, il apercevait les yeux de la jeune fille pauvre, la passante qui lui fit réaliser que dans sa poitrine, son cœur de chair pouvait battre avec un rythme plus grand.