La nouvelle Carthage/Deuxième partie/Chapitre II

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Paul Lacomblez (p. 94-97).
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II

La Casquette.


À la recherche du logis des Tilbak, il s’était engagé dans le quartier des Bateliers.

On commençait à allumer les réverbères, lorsqu’il avisa une petite boutique portant pour enseigne : À la Noix de Coco, à l’étalage de laquelle s’amoncelaient les objets les plus disparates ; lunettes et boussoles marines, coffres de matelots, chapeaux goudronnés, casquettes de grosse laine, paquets de tabacs anglais et américain enveloppés de papier jaune, tablettes de cavendish ou rôles de tabac à chiquer, canifs, crayons, flacons de parfum, savon de Windsor.

Quelque chose lui disait que c’était là le logis de sa chère Siska. Il n’eut plus de doute en avisant, dans la boutique, une femme occupée à ranger les articles déplacés. Elle tournait le dos à Laurent, et comme la pièce n’était pas encore éclairée, il distinguait à peine sa silhouette, mais avant qu’elle lui eût montré son visage, il l’avait reconnue. Elle alluma les quinquets. Il la voyait en face. C’était la même bonne figure ouverte d’autrefois ; elle avait encore ses bandeaux de cheveux crespelés, un peu grisonnants à présent, où les doigts du gamin s’embarrassaient et qu’il tirait sans pitié. Il demeurait en arrêt devant l’étalage, de l’air d’une pratique qui fait son choix et, comme la rue était plus sombre que la boutique, Siska avait plus de peine à le distinguer. De temps en temps, tout en vaquant à la toilette de son magasin, elle lançait au quidam hésitant un regard à la dérobée. Cela ne mordait donc pas ? Que fallait-il pour l’amorcer ? Pauvre femme ! Laurent se demandait si elle vendait beaucoup de ces denrées ?

Siska ne comptant plus sur ce client, allait se retirer dans une chambrette au fond du magasin. En poussant la porte, il fit tinter une sonnette, elle se ravisa et vint à lui, avec cet empressement et ce sourire obséquieux des marchands devant l’acheteur.

De l’air le plus grave, Laurent lui demanda à essayer des casquettes. Elle le dévisagea, tâchant de juger, d’après le reste de son ajustement, quelle coiffure lui agréerait. Cet examen rapide lui donna sans doute une idée assez haute de l’élégance de Paridael, car elle lui montra ce qu’elle « tenait » de plus cher dans ce genre d’articles, des casquettes marines de fantaisie comme en portent les passagers huppés. Mais Laurent demanda à voir des casquettes de paysan, de roulier, d’arrimeur, et feignit de jeter son dévolu sur d’énormes bourrelets en laine brune, à visière et à pompon.

Siska le considéra rapidement, avec méfiance. Un excentrique, pour sûr ! ou quelque sujet ayant de bonnes raisons pour se déguiser en dehors du temps de carnaval ! Rien de propre en somme. Et elle mit le comble à la joie malicieuse de Laurent — qui épiait son manège, du coin de l’œil, et sans oser la regarder en face de peur de se trahir — en enlevant rapidement le trousseau de clefs laissé sur le tiroir. Laurent eut l’occasion de se rappeler par la suite, cette velléité de mascarade et cette fantaisie pour la coiffure plébéienne ! Gardant sur la tête un des spécimens les plus tapageurs de l’assortiment, coiffure rogue qui eût fait les délices d’un rôdeur de quai, il lui en demanda le prix. Elle eut alors un air de consternation si amusant, si sincère, qu’il ne parvenait plus à se contenir. Tandis qu’elle lui rendait la monnaie sur un billet de vingt francs, avec la hâte de quelqu’un qui voudrait se débarrasser au plus vite d’un client louche, lui, au contraire, prenait son temps, n’en finissait pas de se mirer et d’ajuster son emplette de la manière la plus impudente et la plus dégagée. Enfin, les poings sur les hanches il se campa, falot, devant la marchande et la dévisagea obstinément. Et comme, intriguée par ce regard, la bonne femme changeait de couleur, retrouvant dans ces yeux une expression bien connue, Laurent lui sauta brusquement au cou. Avec un cri, elle lui avait déjà ouvert les bras.

— C’est moi, Siska ! Moi, Laurent Paridael… votre Lorki…

— Lorki !… Monsieur Laurent ! Est-il Dieu possible ! s’exclamait la bonne âme.

Elle le lâchait et se reculait pour l’admirer, l’étreignait de nouveau, rouge de plaisir et de confusion, et ne cessait de se récrier : « Voyez-vous ce vilain farceur ! ce gamin qui me bernait avec tant de sérieux ! »

Cependant, aux exclamations de Siska, Vincent était accouru, pas moins agréablement surpris que sa femme. Ils poussèrent Laurent par les épaules, dans leur petite chambre de ménage.

Ce réduit ressemblait furieusement à une cabine. Le jour une fenêtre aussi étroite qu’une écoutille y répandait une lumière glauque, comme sous-marine. Ses industrieux occupants résolvaient chaque jour le problème d’y faire tenir le plus possible d’êtres et d’objets. Pas un pouce d’espace qui y fût perdu. Cette chambre était enduite d’une couleur brune, jouant l’acajou, ornée de quelques gravures représentant des scènes de voyage ; il y avait sur la cheminée un trois-mâts en miniature, voguant à toutes voiles, chef-d’œuvre confectionné par Tilbak, et quelques-uns de ces grands coquillages dans lesquels, en les appliquant contre l’oreille, on entend mugir l’Océan.

Laurent se trouva mis en présence d’une kyrielle d’enfants de tout âge. On lui présenta d’abord Henriette, une accorte ménagère, de deux ans sa cadette. Un visage ovale, allongé sans disgrâce, des yeux bleus étonnamment doux, pour ainsi dire lactés, des boucles blondes, une physionomie reposée et confiante ; toute la personne embaumait la candeur primordiale et la foncière pureté.

L’existence pour Siska, de cette adolescente héritière ne laissait pas d’intriguer Laurent. Devinant qu’il supputait les années écoulées depuis leur mariage, Vincent profita d’une sortie de la fillette pour lui dire à l’oreille, avec un coup de coude et le bon rire franc et luron, et le clignement dont l’homme du peuple accompagne généralement ses gaillardises :

— Dame ! Monsieur Laurent ! Lorsque Siska vous avait mis coucher, il nous fallait bien passer le temps !… La mijaurée ne m’allongeait des claques et ne me tenait à distance que devant vous.

Et Laurent se rappela certaine maladie mystérieuse de la servante, et aussi avec quelle joie et quelle bonté Jacques Paridael la vit revenir après une villégiature d’un mois.

Après Henriette venait Félix un membru noiraud de quatorze ans ressemblant au père, puis Pierket, un garçonnet de douze ans, et Lusse, une bambine de six ans à peine.

Que de confidences et d’épanchements ! Laurent raconta à Tilbak ce qui s’était passé depuis l’éviction de Vincent, mais une pudeur l’empêcha de parler de Gina. Il n’était pas sûr de la détester autant qu’il l’aurait voulu. Ne venait-il pas de l’évoquer au bord de l’Escaut ?

Sollicité par son élément favori, mais forcé de renoncer à la navigation hauturière et même au cabotage, Vincent cumulait les fonctions de marinier, passeur et conducteur d’allèges ; il conduisait aussi jusqu’au bas de la rivière, les « commis de rivière », envoyés par les trafiquants à la rencontre des navires signalés au pilotage.

— Et vous, qu’allez-vous devenir ? demanda Vincent avec cette rondeur des dévouements qu’on ne pourrait jamais taxer d’indiscrétion.

Le jeune homme l’ignorait lui-même. Il n’avait rien à attendre des gens de sa parenté, et ses cent francs eussent-ils représenté une rente suffisante, qu’il n’était pas d’âge à paresser.

— Si je vous ai bien compris, reprit le mari de Siska, vous préféreriez à un emploi sédentaire, une besogne qui vous permettrait d’aller et venir et de vous donner du mouvement. Je tiens peut-être votre affaire. Un baas de « Nation » de mes camarades a besoin d’un employé qui l’aide dans ses calculs et dans la surveillance de la besogne, au chantier et à l’entrepôt. Faut-il lui parler ?

Laurent ne demandait pas mieux ; il fut convenu qu’il reviendrait prendre des nouvelles le lendemain.