Aller au contenu

La nouvelle Carthage/Deuxième partie/Chapitre I

La bibliothèque libre.
Paul Lacomblez (p. 87-93).
DEUXIÈME PARTIE


FREDDY BÉJARD

I

Le Port.


Portant haut la tête, bombant la poitrine, Laurent s’engageait d’une allure de conquérant, dans sa ville natale. Il lui fallait aviser au plus pressé : choisir un logement. Le quartier marchand, au cœur de la cité, le requérait avant tous les autres.

Il retint un appartement au second étage d’une de ces pittoresques maisons à façades de bois, à pignons espagnols, du Marché-au-Lait, rue étroite et passante, encombrée du matin au soir de véhicules de toutes sortes, camions et fardiers des corporations ouvrières, charrettes et banneaux de maraîchers.

Les fenêtres de Laurent prenaient vue, par-dessus les bicoques d’en face, sur les jardins du pléban de la cathédrale. L’immense vaisseau gothique dépassait la futaie. Quelques corneilles voletaient en croassant autour du faîte de l’église.

C’est à Notre-Dame qu’on avait tenu Laurent sur les fonts baptismaux, et justement le carillon, le cher carillon, l’âme mélodieuse de la tour, qui l’avait bercé durant ses premières années quand il jouait aux osselets ou à la marelle, devant la porte, avec les polissons du voisinage, se mit à brimbaler une vieille ballade flamande que Siska chantait autrefois :

Au bord d’un rivelet rapide
Se lamentait une blanche jeune fille.

Laurent résolut d’aller retrouver sur-le-champ cette féale amie.

Une nouvelle commotion l’attendait au Port en face du grand fleuve. Il déboucha place du Bourg, à l’endroit où le quai s’élargit et pousse une pointe dans la rade. De l’extrémité de ce terre-plein la vue était magnifique.

En aval et en amont l’Escaut déroulait avec une quiétude majestueuse ses superbes masses de flots. On le voyait dessiner une courbe vers le nord-ouest, fuir, se contourner, poursuivre, virer de nouveau, comme s’il voulait rebrousser chemin pour saluer encore la métropole souveraine, la perle des cités rencontrées depuis sa source, et comme s’il s’en éloignait à regret.

À l’horizon, des voiles fuyaient vers la mer, des cheminées de steamers déployaient, sur le gris laiteux et perlé du ciel, de longues banderoles moutonnantes, pareils à des exilés qui agitent leurs mouchoirs, en signe d’adieu, aussi longtemps qu’ils sont en vue des rives aimées. Des mouettes éparpillaient des vols d’ailes blanches sur la nappe verdâtre et blonde, aux dégradations si douces et si subtiles qu’elles désoleront éternellement les marinistes.

Le soleil se couchait lentement ; lui aussi ne se décidait pas à s’éloigner de ces rives. Ses rougeurs d’incendie, sabrées de larges bandes d’or, mettaient à la crête des vagues comme de lumineuses gouttelettes de sang. C’était à perte de vue, le long des pilotis, des quais plantés d’arbres, puis des digues herbeuses du Polder, un papillotement, un scintillement de pierreries animées.

Des barques de pêcheurs regagnaient les canaux de refuge et les bassins de batelage. De flegmatiques chalands se laissaient pousser, à vau l’eau, si lentement qu’ils en paraissaient immobiles et comme pâmés aux caresses titillantes de cette eau pleine de flamme, chargée de fluide comme une fourrure de félin.

Les voiles blanches devenaient roses. Les contours des bateaux, le ventre et les flancs des carènes étaient très arrêtés à cette heure. Et, par instants, sur la toile des chaloupes se détachaient noires, agrandies, prenant on ne sait quelle autorité fatidique, quelle valeur supraterrestre, de nobles silhouettes de marins tirant sur une amarre ou transplantant un mât.

À droite, aux confins de la zone des habitations, s’enfonçaient profondément vers l’intérieur, comme à la suite d’une victoire du fleuve sur la terre, d’immenses carrés qui étaient des bassins, puis encore des bassins d’où s’élançaient en cépées compactes des milliers de mâts compliqués, aux gréements croisés de vergues. Et dans cette forêt de mâts, les maisons, passerelles, sas, écluses, cales sèches, ménageaient des clairières, des échappées sur l’horizon.

En certain point des bassins, l’encombrement était tel que, vus de loin, mâtures et cordages des navires accotés semblaient s’enchevêtrer, se croiser, et évoquaient des filets aux mailles si serrées, qu’ils en offusquaient le rideau d’éther opalin où piquait quelque étoile hâtive, et faisaient rêver de toiles tissées par des mygales fabuleuses, où les fanaux multicolores et les constellations d’argent viendraient se prendre comme des lucioles et des lampires.

Prête à se reposer, la ruche commerçante se hâtait, redoublait d’activité, désireuse de finir sa tâche quotidienne. À des recrudescences de vacarme succédaient de subites accalmies. Les pics des calfats cessaient de battre les coques avariées ; les chaînes des grues des cabestans interrompaient leurs grincements ; un vapeur en train de geindre et de renacler se taisait ; les cris d’attaque, les mélopées rythmiques des débardeurs et des marins attelés à des manœuvres collectives, tarissaient subitement.

Et ces alternatives de silence et de tumulte s’étendant simultanément sur tous les points de la ville laborieuse, donnaient l’idée du soupir d’ahan dans lequel se soulèverait et s’abaisserait une poitrine de Titan.

Dans l’infini brouhaha, Laurent discernait des appellations gutturales, rauques ou stridentes, aussi fignolées que les mélancoliques sonneries de la caserne, tristes comme la force qui se plaint.

Et après chaque phrase du chœur humain retentissait un bruit plus matériel ; des ballots s’éboulaient à fond de cale, des poutrelles de fer tombaient et rebondissaient sur le dallage des quais.

En reportant ses regards, du fleuve sur la rive, Laurent aperçut une équipe de travailleurs réunissant leurs forces, pour mouvoir quelque arbre géant, de la famille des cèdres et des baobabs, expédié de l’Amérique. Leur façon de faire la chaîne, de se grouper, de se buter à ce bloc inerte, de jouer des épaules, des reins, de la croupe, auraient fait pâlir et paraître mièvres les bas-reliefs des temps héroïques.

Mais une odeur véhémente et compliquée, où se fondaient sueur, épices, peaux de bêtes, fruits, goudron, varech, cafés, herbages, et qu’exaspérait la chaleur, montait à la tête du contemplatif, comme un bouquet supérieur, l’encens agréable au dieu du commerce. Ce parfum taquinant ses narines sensibilisait ses autres sens.

Le carillon se remit à chanter. Planant au-dessus de l’eau, il parut à Laurent plus doux, plus tendre encore, lubrifié par une mystérieuse onction.

Les mouettes viraient, leur essor oblique prenait l’air en écharpe. Elles s’approchaient, s’éloignaient, revenaient encore, se livraient à une chorégraphie réglée par les rites élémentaires ; tour à tour attirées par l’eau, la terre et le ciel, jusqu’au moment où ces trois maîtres de l’espace s’embrasaient dans un même bain d’humide et grasse lumière vespérale…

À ce dernier prestige, Laurent se détourna, ébloui, perdant pied, attiré vers l’abîme. Il regarda de nouveau l’équipe du baobab ; puis avisa, plus rapproché de lui, un lourd camion attelé d’un cheval énorme, et le voiturier, attendant, à côté, que l’on chargeât son véhicule. Et sur la planche entre le char et le navire, le va-et-vient cadencé des plastiques débardeurs encapuchonnés, ployant le cou, mais non le torse, sous le faix, la croupe pleine modelée sur la poupe même du navire ; les jarrets musclés fléchissant très peu à chaque pas ; asseyant d’une main la charge sur les omoplates, l’autre poing à la hanche. Des dieux !

Une pyramide de ballots s’éleva graduellement sur le fardier. Le croc hideux de la grue hydraulique ne cessait de fouiller et de mordre les flancs du transatlantique et d’en retirer des monceaux de marchandises.

Non loin de là, opération contraire, au lieu de vider le ventre du vapeur, on le gavait sans relâche ; du charbon tombait dans ses soutes, des sacs et des caisses s’engouffraient dans les profondeurs insatiables de sa cale. Et ses pourvoyeurs suaient à grosses gouttes sans parvenir encore à apaiser sa fringale.

Ces manœuvres de force accomplies par une élite d’hommes suggéraient à l’observateur la grandeur et l’omnipotence de sa ville natale. Mais elles ne laissaient pas de l’effrayer, de l’intimider.

En ce moment où, enthousiaste, vierge de projets, il demandait de l’intimité, des avances, des effusions aux pierres mêmes de la cité, cet accueil au bord de la rade le froissait par son trop grand éclat.

— Serais-je encore une fois repoussé et tenu à distance ? se demandait l’orphelin.

Et voilà que, dans son appareil glorieux, Anvers lui incarna, à son tour, une non moins hautaine et triomphale créature. Se rendant un soir au théâtre, en grand apparat, sa cousine Gina était tellement éblouissante qu’une impulsion inéluctable le précipita vers elle comme un violent. Mais la radieuse jeune fille prévint ce mouvement d’adoration. Elle se rajusta, écarta, d’un geste distant, le candide idolâtre comme une poussière malpropre, et de sa voix désespérément égale, sans joie, sans même cette lueur de satisfaction que tout hommage, partit-il d’un bas-fond, appelle sur le visage de la femme, elle lui dit : «  Mais, laisse-donc, gros benêt, tu vas chiffonner mes volants ! »

Oui, sa ville trop belle, trop riche, ce berceau trop vaste pour son nourrisson en imposa ce soir à Laurent.

— Va-t-elle aussi m’écarter, comme un rebut, un indigne ? se demandait-il avec angoisse.

Mais comme si l’adorable ville, moins dure, moins cruelle que l’autre, eût lu la détresse du déclassé et tenu à ce que rien ne gâtât l’ivresse de son émancipation, avant que son cœur se fût serré complètement, le ciel enflammé amortissait son éclat trop acerbe et, du même coup, l’eau dans laquelle on semblait avoir fondu des rubis retrouvait son apparence normale. L’atmosphère crépusculaire redevint fluide et tendre ; les flots s’ouatèrent d’une brume légère, à l’horizon il n’y eut plus que des rappels roses de l’embrasement furieux qui avait effarouché Paridael.

Ce fut une véritable détente. La ville lui serait donc meilleure, plus pitoyable !

Même les mouvements des débardeurs lui parurent moins surhumains, moins hiératiques. Les ouvriers sur le point de cesser le labeur se surprenaient à respirer et à souffler comme de simples mortels ; les bras ballants ou croisés, ou se frottant le front du revers de la manche. Laurent les trouvait tout aussi beaux comme cela, et meilleurs. Au moment de rentrer, de se baigner dans l’intimité du ménage, ils souriaient, anonchalis d’avance, et une langueur leur descendait des reins aux jambes, et leurs étreintes cherchaient des objets moins rugueux et moins inertes.

Laurent remettait pied dans la réalité.