La nouvelle Carthage/Deuxième partie/Chapitre VIII

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Paul Lacomblez (p. 135-143).
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VIII

Daelmans-Deynze.


À l’entrée d’une des rues riveraines du Marché-aux-Chevaux, où des hôtels un peu froids, habités par des patriciens, voisinent, comme en rechignant, avec des bureaux et des magasins de négociants, théâtre d’un va-et-vient continuel de ruche prospère, — court, sur une quarantaine de mètres, un mur bistré, effrité par deux siècles au moins, mais assez massif pour subsister durant de longues périodes encore.

Au milieu, une grande porte charretière s’ouvre sur une vaste cour fermée de trois côtés par des constructions remontant à l’époque des archiducs Albert et Isabelle, mais qui ont subi, depuis, des aménagements et des restaurations en rapport avec leurs destinées modernes.

Un des solides battants noirs étale une large plaque de cuivre, consciencieusement astiquée, sur laquelle on lit en gros caractères : J.-B. Daelmans-Deynze et Ce. Le graveur voulait ajouter denrées coloniales. Mais à quoi bon ? lui avait-on fait observer. Comme deux et deux font quatre, il est avéré, à Anvers, que Daelmans-Deynze, les seuls Daelmans-Deynze, sont commerçants en denrées coloniales, de père en fils, en remontant jusqu’à la domination autrichienne, peut-être même jusqu’aux splendeurs de la Hanse.

Si l’on s’engage sous la porte, profonde comme un tunnel de fortifications, et qu’on débouche dans la cour, on avise d’abord un petit vieillard alerte, quoique obèse, rouge de teint, monté sur de petites jambes minces et torses, arcboutées plus que de nécessité, mais qui sont en mouvement perpétuel. C’est Pietje le portier, Pietje de kromme — le cagneux — comme l’appellent irrévérencieusement les commis et les journaliers de la maison, sans que Pietje s’en offusque. Aussitôt qu’il vous aura aperçu, il ôtera sa casquette de drap noir à visière vernie et, si vous demandez le patron, le chef de la firme, il vous dira, suivant l’heure de la journée : « Au fond, dans la maison ! » « S’il vous plaît, Monsieur, » ou bien, « à droite, sur son bureau. »

La cour pavée de solides pierres bleues, s’encombre généralement de sacs, de caisses, de tonnes, de futailles, de dames-jeannes, d’outres et paniers de toutes couleurs et dimensions.

Mais Pietje, jouissant de votre surprise candide, vous apprendra que ceci ne vous représente qu’un dépôt infime, un stock d’échantillons.

C’est à l’entrepôt Saint-Félix, ou dans les docks, aux Vieux-Bassins, que vous en verriez des marchandises importées ou exportées par Daelmans-Deynze !

De lourds chariots, attelés de ces énormes chevaux de « Nation » aux croupes rondes et luisantes, attendent, dans la rue, qu’on les charge ou qu’on les allège. M. Van Liere, le magasinier, en veston, fluet, rasé de près, l’œil douanier, le crayon et le calepin à la main, prend des notes, aligne des chiffres, remplit les formules, empoigne des lettres de voiture, parcourt les factures, saute parfois, agile comme un écureuil, sur le monceau des marchandises dont il constate la condition en poussant des cris et des interpellations, gourmandant ses aides, pressant les charretiers dans une langue aussi inintelligible que du sanscrit pour celui qui n’est pas initié aux mystères des denrées coloniales.

Les débardeurs, de grands diables, taillés comme des dieux antiques, avec leur tablier de cuir, leurs bras nus où les muscles s’enroulent comme les fibres d’un câble, rouges, empressés, soulèvent, avec un « han ! » d’entrain, les lourds ballots et, le poids assis sur leurs épaules, ne semblent plus supporter qu’un faix de plumes. Le charretier en blouse bleue, en culotte de velours brun à côtes, le feutre rond déformé et déteint par les pluies, son court fouet à large corde sous le bras, écoute respectueusement les observations de M. Van Liere.

— Minus ! dérangez-vous un peu ! Laissez passer Monsieur dit ce potentat avec un sourire de condescendance, en comprenant, d’un coup d’œil, l’embarras de votre situation alors que vous enjambez les sacs et les caisses sans savoir comment cette gymnastique finira.

Un des colosses déplace, comme d’un revers de sa main calleuse, un des barils persécuteurs et avec un « Merci » de naufragé recueilli, vous poussez, enfin, dans l’angle du mur de la rue et du corps de bâtiment à droite, une porte vitrée sur laquelle se lit le mot : Bureaux.

Mais vous n’entrez encore que dans l’antichambre.

Une nouvelle poussée. Courage ! La porte capitonnée de cuir à l’intérieur glisse sans bruit. Vingt plumes infatigables grincent sur le papier épais des registres ou frôlent la soie des copies de lettres ; vingt pupitres adossés, deux à deux, se prolongent à la file sur toute la longueur du bureau éclairé du côté de la cour par six hautes fenêtres aux vitres jusqu’à hauteur de vasistas ; vingt commis juchés sur un nombre égal de tabourets, les manches en lustrine aux bras, le nez penché sur la tâche, semblent ne pas avoir entendu votre invasion. Vous toussez, n’osant pas recourir à une interpellation directe… — Artie étrangère ? M’sieur ?… — Correspondance ? Caisse ?… L’article corinthes… Dattes… Pruneaux… Huile d’olive ?… vous demandent machinalement, sans même vous dévisager les ministres de ces départements divers, jusqu’à épuisement de la vingtaine. — Non ! dites-vous, au moins imposant de la série… un jeune homme à l’air doux et novice, saute-ruisseau, vêtu de chausses trop courtes pour son long corps, ses bras en steeple-chase continuel avec la manche de sa veste battant de la longueur d’une main, d’un poignet, et d’une partie d’avant-bras, l’étoffe poussive. — Non ! dites-vous, je désirerais parler à M. Daelmans… — Daelmans-Deynze ! corrige le jeune homme effaré… M. Daelmans-Deynze… la porte du fond devant vous… Permettez que je vous précède… Il peut être occupé… Votre nom. Monsieur ?…

Enfin, la dernière formalité étant remplie ; vous avancez, longeant la file des pupitres, passant pour ainsi dire en revue, et de profil les vingt commis gros ou maigres ; chlorotiques ou couperosés, lymphatiques ou sanguins, blonds ou noirs, variant de soixante à dix-huit ans — l’âge du jeune homme effaré — mais tous également préoccupés, tous profondément dédaigneux du motif profane qui vous amène, vous, simple observateur, artiste, travailleur intermittent, dans ce milieu d’activité incessante, un des sanctuaires de dilection du Mercure aux pieds ailés.

Et c’est à peine si M. Lynen, le vieux caissier, a relevé vers vous son front chauve et ses lunettes d’or, et si M. Bietermans, son second en importance, le correspondant pour les langues étrangères, a campé pour vous lorgner un instant, son pince-nez japonais sur son nez au busc diplomatique.

Mais ces comparses comptent-ils encore lorsque vous êtes en face du chef suprême de la « firme ? » — Entrez, a-t-il dit de sa voix sonore. Il est là devant vos yeux, cet homme solide comme un pilier, un pilier qui soutient sur ses épaules une des maisons-mères d’Anvers. Il vous a dévisagé de ses yeux bleuâtres, gris et clairs ; cela sans impertinence ; d’un seul regard il vous juge aussi rapidement son homme qu’il combinera en Bourse une affaire lucrative ; il a non seulement le compas, mais la sonde dans l’œil ; il devinera de quel bois vous vous chauffez, et éprouvera, avec une certitude aussi infaillible que la pierre de touche, si c’est de l’or pur ou du doublé que porte votre mine.

Un terrible homme pour les consciences véreuses, les financiers de hasard, que Daelmans-Deynze ! Mais un ami de bon conseil, un aimable protecteur, un appui intègre que Daelmans-Deynze pour les honnêtes gens, et vous en êtes, car c’est avec empressement qu’il vous a tendu sa large main et qu’il a serré la vôtre.

La plume derrière l’oreille, la bouche souriante, la physionomie ouverte et cordiale, il vous écoute, scandant vos phrases de politesse de « très bien ! » obligeants, en homme sachant qu’on s’intéresse à ce qui le concerne. Sa santé ! Vous vous informez de sa santé. Pourrait-on porter plus gaillardement ses cinquante-cinq ans ! Ses cheveux correctement taillés et distribués des deux côtés de la tête par une raie irréprochable, grisonnent quelque peu, mais ne désertent pas ce noble crâne : ils lui feront plus tard une auréole blanche et donneront un attrait nouveau à ce visage sympathique. Les longs favoris bruns, que sa main tortille machinalement, s’entremêlent aussi de quelques fils blancs, mais ils ont grand air, tels qu’ils sont. Et ce front, y découvre-t-on la moindre ride ; et ce teint rose, n’est-il pas le teint par excellence, le teint de l’homme sans fiel, au tempérament bien équilibré, aussi loin de la phtisie que de l’apoplexie ?… Il ne porte même pas de lunettes, Daelmans-Deynze. Un binocle en or est suspendu à un cordon. Simple coquetterie ! il lui rend aussi peu de services que le paquet de breloques attaché à sa chaîne de montre. Son costume est sobre et correct. Le drap très noir et le linge très blanc, voilà son seul luxe pour l’habillement. Grand, large d’épaules, il se tient droit comme un I, ou plutôt, comme nous l’avons dit, un pilier, un pilier sur lequel reposent les intérêts d’une des plus anciennes maisons d’Anvers.

Digne Daelmans-Deynze ! À la rue, ce sont des coups de chapeau à chaque pas. Depuis les écoliers qui se rendent en classe, jusqu’aux ouvriers en bourgeron, tous lui tirent la casquette. Et jusqu’au vieux et hautain baron Van der Dorpen, son voisin, qui le salue, souvent le premier, d’un amical « Bonjour, Monsieur Daelmans »… C’est que son écusson de marchand n’a jamais été entaché. Recommandez-vous de cette connaissance et pas une porte ne vous sera fermée dans la grande ville d’affaires, depuis la Tête de Grue jusqu’à Austruweel.

Dans les cas litigieux, c’est lui que les parties consultent de préférence avant de se rendre chez l’avocat. Combien de fois son arbitrage n’a-t-il pas détourné des procès ruineux et son intermédiaire, sa garantie, des faillites désastreuses. — Vous vous informez de sa femme ?… Elle se porte très bien, grâce à Dieu, Mme Daelmans… Je vous conduirai auprès d’elle… Vous déjeunerez avec nous, n’est-ce pas ?… En attendant, nous prendrons un verre de Sherry.

Il vous met sa large main sur l’épaule en signe de possession ; vous êtes son homme, quoique vous fassiez. On ne refuse pas, d’ailleurs, une si cordiale invitation. Il pourrait vous conduire directement du bureau dans la maison par la petite porte dérobée, mais il a encore quelques ordres à donner à MM. Bietermans et Lynen. — Une lettre de notre correspondant de Londres ? dit Bietermans en se levant. — Ah ! de Mordaunt-Hackey… Très bien !… Très bien !… L’affaire des sucres, sans doute… Écrivez-lui, je vous prie, que nous maintenons nos conditions… Messieurs, je vous salue… Qui fait la Bourse aujourd’hui ? Vous, Torfs ? N’oubliez pas alors de voir M. Barwoets… Excusez-moi, mon ami… Là, je suis à vous…

Ô l’aimable homme que Daelmans-Deynze !

Ces ordres étaient donnés sur un ton paternel qui lui faisait des auxiliaires fanatiques de son peuple d’employés. Une remarque à faire, et ce n’était pas là une des moindres causes de la popularité de Daelmans à Anvers, c’est que la firme n’occupait que des commis et des ouvriers flamands et surtout anversois, alors que la plupart des grosses maisons accordaient, au contraire, la préférence aux Allemands.

Le digne sinjoor ne voulait même pas accepter les étrangers comme volontaires. Il ne reculait pas devant une augmentation de frais pour donner du pain aux « gars d’Anvers » aux jongens van Antwerpen, comme il disait, heureux d’en être, de ces gars d’Anvers.

Les autres négociants trouvaient originale cette façon d’agir. Le banquier rhénan Fuchskopf haussait les épaules et disait à ses compatriotes résidant à Anvers : « Ce ger Taelman vé té la boézie ! », mais le digne Flamand « faisait bien et laissait dire », et les bonnes gens d’Anvers parlaient avec attendrissement du patriotisme du millionnaire du Marché-aux-Chevaux, et ils faisaient miroiter aux yeux de leurs moutards studieux cette perspective : « Toi, tu entreras un jour chez Daelmans-Deynze. »

Il vous a entraîné au fond de la cour dans la maison dont la façade antique est tapissée d’un lierre pour le moins contemporain de la bâtisse. À gauche, en face du bureau, sont les écuries et la remise. On gravit quatre marches, ménageant une marquise devant la grande porte.

— Joséphine ! voici un ressuscité…

Et une bonne tape dans le dos, de la main de votre hôte, vous met en présence de Mme Daelmans.

Celle-ci, qui travaillait à un ouvrage au crochet, jette une exclamation de surprise et s’extasie sur l’heureuse inspiration à laquelle on doit votre visite.

Si le mari a bonne mine et l’abord sympathique, que dire de sa « dame » ? Le type par excellence de la ménagère anversoise, soigneuse, proprette et diligente.

Elle a quarante ans, Mme Daelmans. Des bandeaux bien lisses de cheveux noirs encadrent un visage réjoui, où brillent deux yeux bruns affectueux et où sourient des lèvres maternelles. Les joues sont fournies et colorées comme la chair d’une pomme mûrissante.

Elle est petite, la bonne dame, et se plaint de devenir trop épaisse. Cependant, ce n’est pas la paresse qui est cause de cette corpulence. Levée dès l’aube, elle est toujours sur pied, active et remuante comme une fourmi. Elle préside à toutes les opérations du ménage, avoue-t-elle, mais ce qu’elle ne dit pas, c’est qu’elle met elle-même la main à toutes les besognes. Rien ne marche assez vite à son gré. Elle en remontre à sa cuisinière dans l’art de bouillir le pot au feu, et au domestique dans celui d’épousseter les meubles. Elle court de l’étage au rez-de-chaussée. À peine a-t-elle l’envie de s’asseoir et mis la main sur le journal ou le tricot entamé, que lui vient une inquiétude sur le sort du ragoût qui mijote dans la casserole, ou de la provision de poires du cellier : Lise aura fait trop grand feu et Pier négligé de retourner les fruits qui commençaient à se piquer d’un côté. Avec cela pas d’humeur ; la bonne dame est vigilante sans être tatillonne. Elle fera largement l’aumône aux pauvres de la paroisse, mais ne tolérera pas qu’on perde un morceau de pain, petit comme le doigt.

Aussi comme elle est tenue, la vieille maison de Daelmans-Deynze ! Dans la grande chambre où l’on vous a introduit, vous ne serez pas frappé par un luxe de la dernière heure, un mobilier flambant neuf, des peintures auxquelles un décorateur à la mode vient de donner un coup de pinceau hâtif. Non, c’est l’intérieur cossu et simple dont vous avez rêvé en voyant les maîtres. Ces meubles ne sont pas les compagnons d’un jour achetés par un caprice et remplacés par une lubie, ce sont de solides canapés, de massifs fauteuils en acajou, style empire, garnis de velours pistache. On en renouvelle les coussins avec un soin jaloux ; on polit consciencieusement le bois séculaire ; on les entretient comme de vieux serviteurs de la maison : on ne les remplacera jamais.

La dorure des glaces, des cadres et du lustre a perdu, depuis longtemps, le luisant de la fabrique, et les couleurs de l’épais tapis de Smyrne ont été mangées par le soleil, mais les vieux portraits de famille gagnent en intimité et en poésie patriarcale dans ces médaillons de vieil or et le tapis laineux a dépouillé ses couleurs criardes ; ses bouquets éclatants ont pris les tons harmonieux et apaisés d’un feuillage de septembre. Il y a bien des années que ces grands vases d’albâtre occupent les quatre encoignures de la vaste pièce ; que ce cuir de Cordoue revêt les parois, que la table ronde en palissandre occupe le milieu de la salle, que la pendule à sujet, au timbre vibrant et argentin, sonne les heures entre les candélabres de bronze à dix branches. Mais ces vieilleries ont grand air ; ce sont les reliques des pénates. Et les housses ajourées, œuvre du crochet diligent de la bonne dame Daelmans, prennent sur ces coussins de velours sombre des plis sévères et charmants de nappe d’autel.

C’est devant ce Daelmans-Deynze que Guillaume Dobouziez se présente, le lendemain du dîner politique chez M. Freddy Béjard.

Ces deux hommes, camarades de collège, s’estimaient beaucoup et se fréquentaient assidûment il y a des années ; et c’est le luxe trop ostensible, le train de maison tapageur et surtout les relations remuantes et cosmopolites de l’industriel qui ont éloigné M. Daelmans d’un confrère dont il apprécie les connaissances solides, l’application et la probité. Autrefois même, il fut sérieusement question entre eux d’une association commerciale. Daelmans comptait mettre ses capitaux dans la fabrique. Mais c’était à l’époque de la pleine prospérité de cette industrie et Dobouziez préférait en demeurer propriétaire principal. Aujourd’hui il vient proposer humblement au négociant de reprendre ses actions.

Daelmans-Deynze sait depuis longtemps que l’usine périclite, il n’ignore pas moins les sacrifices auxquels se résigna Dobouziez pour établir sa fille et venir en aide à Béjard ; il pourrait manifester à son interlocuteur un certain étonnement devant une pareille proposition, et ravaler l’objet offert afin de l’obtenir à des conditions léonines ; mais Daelmans-Deynze y met plus de discrétion et moins de rouerie. Au fond, il ne nourrit pas grande envie de s’embarrasser d’une affaire nouvelle par ce temps de crise et de stagnation, mais il a deviné, dès les premiers mots de l’entretien, voire par la démarche même à laquelle s’est décidé Dobouziez, que celui-ci se trouve dans des difficultés atroces, et Daelmans appartient à la classe de plus en plus restreinte de commerçants qui s’entr’aident. Non, admirez le tact avec lequel M. Daelmans débat les conditions de la reprise. Afin de mettre M. Dobouziez à l’aise, il ne feint aucune surprise, il ne prend pas ce ton de compassion qui offenserait si cruellement un homme de la trempe du fabricant ; il ne lui insinue même pas que s’il consent à racheter la fabrique, de la main à la main, c’est uniquement pour obliger un ami dans la détresse. Pas une récrimination, pas un reproche, aucun air de supériorité !

Oh ! le brave Daelmans-Deynze ! Et ces bons sentiments ne l’empêchent pas d’examiner et de discuter longuement l’affaire. Il entend concilier son intérêt et sa générosité ; il veut bien obliger un ami, mais à condition de ne pas s’obérer soi-même. Quoi de plus équitable ? C’est à la fois strictement commercial et largement humain ? Cependant ils vont conclure.

Reste un point que ni l’un ni l’autre n’osent aborder. Il faut bien s’en expliquer cependant ; tous deux l’ont au cœur. Mais Dobouziez est si fier et Daelmans si délicat ! Enfin, Daelmans se décide à prendre, comme il dit, le taureau par les cornes :

— Et, sans indiscrétion, Monsieur Dobouziez, que comptez-vous faire à présent ?

L’autre hésite à répondre. Il n’ose pas exprimer ce qu’il souhaiterait.

— Écoutez, reprend M. Daelmans, vous accueillerez mes ouvertures comme vous l’entendrez et il est convenu d’avance que vous me les pardonnez, au cas où elles vous paraîtraient inacceptables… Voici. La fabrique changeant de propriétaire, il serait désastreux qu’elle perdît du même coup son directeur… Vous me comprenez ? Je dirai même que cette éventualité suffirait pour faire hésiter l’acquéreur. Des capitaux se remplacent, Monsieur Dobouziez, l’argent se gagne, se perd, — se gaspille, allait-il dire, mais il se retint — se regagne. Mais ce qui se trouve et ce qui se remplace difficilement, c’est un homme de talent, un homme instruit, actif, expérimenté, un homme du métier… C’est pourquoi je vous demande, Monsieur Dobouziez, si vous verriez quelque inconvénient à demeurer à la tête d’une industrie que vous avez édifiée et que vous seul pouvez maintenir et perfectionner… Nous comprenons-nous ?

S’ils se comprenaient ! Ils ne pouvaient mieux se rencontrer. C’était précisément la solution qu’espérait M. Dobouziez.

Entre gens si honnêtes et si droits, on convint avec tout autant de facilité du chiffre des appointements du directeur ; sauf ratification par Saint-Fardier et les petits actionnaires : une simple formalité. Il va sans dire que M. Daelmans mit ses appointements à un chiffre très respectable. Il voulait même que le directeur continuât d’occuper la somptueuse maison attenante à la fabrique. Mais le père esseulé désirait retourner auprès de son enfant.

Ah ! personne comme Daelmans-Deynze n’aurait pu adoucir à Dobouziez l’amertume et l’humiliation de ce sacrifice ! Qui s’imaginerait pareille délicatesse et pareilles nuances de procédés chez cet homme de négoce ! Dobouziez dut se l’avouer au fond de son cœur si blindé, si fier, si peu accessible aux émotions. Et, au moment de prendre congé de M. Daelmans — son patron — comme il articulait quelque correcte formule de remerciements, il sentit se fondre brusquement comme des glaçons dans sa poitrine, et, se ravisant, se précipita dans les bras de son ami, son sauveur.

— Courage ! lui dit l’autre avec sa simplicité et sa rondeur habituelles.