La nouvelle Carthage/Première partie/Chapitre X

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Paul Lacomblez (p. 78-86).

X

L’orangerie.


Une année s’écoula encore. Le jeune Paridael obtint enfin de retourner quelques semaines au pays. Dobouziez lui fit passer un examen sommaire duquel il résulta que ce gamin s’ingéniait plus que jamais à « mordre » aux branches dont le tuteur faisait le moins de cas ou qu’il les étudiait à un point de vue tout opposé aux intentions de cet homme pratique.

Ainsi, au lieu d’apprendre des langues modernes ce que doit en savoir un bon correspondant commercial, il s’était bourré la tête de billevesées littéraires.

— Je vous le demande ! comme s’il n’existait pas assez de sornettes en langue française ! se récriait le cousin Guillaume.

Laurent était devenu un grand rougeaud aux cheveux plats, d’une santé canaille de manœuvre ; mais sous ces dehors trop matériels, sa physionomie épaisse et maussade, ce pataud cachait une complexion impressionnable à l’excès, un intense besoin de tendresse, une imagination exaltée, un tempérament passionné, un cœur altéré de justice. Son apathie extérieure, compliquée d’une insurmontable timidité et d’une élocution lente et embarrassée, entravait et contrariait des sens d’une acuité presque morbide, des nerfs vibrants et hyperesthésiques. Sous sa torpeur couvaient de véritables laves, des coulées de nostalgies et de désirs.

Dès sa plus tendre enfance il avait présenté quelque chose de différent, d’incompatible, qui avait inquiété ses parents pour son avenir. Le pressentiment des épreuves que lui réservait le monde leur rendait plus cher encore ce rejeton à la fois disgracié et élu. Mais en dehors de ces bien aimés à qui la promiscuité du sang et de la chair révélait les mérites du sujet, peu d’êtres devaient l’apprécier. Il n’y avait pas à dire, le gamin déconcertait l’observation immédiate, rebutait les avances banales, ne payait pas de mine. Alors qu’il débordait de sentiments et de pensées, ou bien une pudeur, une fausse honte l’empêchait de les exprimer, ou bien, voulût-il les traduire, ce qu’il en disait prenait un air grimaçant outré, et dépassait le but imposé par la norme et les convenances.

Laurent serait fatalement incompris. Les meilleurs et les plus pénétrants se méprenaient sur son compte ou s’alarmaient de ses enthousiasmes débridés, de ses raisonnements poussés à l’extrême. Il se livrait à des démonstrations intempestives auxquelles succédaient de brusques abattements. Des sorties exaltées s’étranglaient net dans la gorge et finissaient par un inintelligible, rauque et presque animal grognement, comme si son âme jalouse eût vivement rappelé, à l’intérieur, cette volée de dangereux captifs, ou comme si lui-même eût désespéré de se faire comprendre et reculé devant l’inouïsme de ses effusions. Tels, parfois, la pantomime et les vagissements du sourd-muet sur le point de parler. Ses impressions et ses impulsions le congestionnaient.

En pension, il ne se fit que de rares camarades. On l’eut pris pour souffre-douleur si ses poings de maroufle n’eussent tenu les brimeurs en respect.

La mort prématurée des siens contribua non pas à le dégoûter de la vie, mais à la lui faire comprendre à sa façon, aimer pour d’autres motifs, voir par d’autres yeux, prendre à rebours du code et des conventions. Il devint de plus en plus taciturne. Son apparente inertie représentait celle d’une bouteille de Leyde saturée de fluide à en éclater. Souffrant, toujours tendu, pléthorique, ses instincts se dédommageraient de la longue contrainte, il se débonderait d’un seul coup, s’assouvirait sans mesure, se perdrait à tout jamais, mais en s’étant vengé de la vie. Capable de tous les dévouements, de toutes les délicatesses, mais aussi de tous les fanatismes, dans certains cas il aurait réhabilité le vice et apologié le crime ; il fut devenu suivant les circonstances un martyr ou un assassin ; peut-être les deux à la fois.

À l’un de ces dîners de demi apparat, fréquents à présent chez ses tuteurs, le jeune Paridael fit la connaissance de Door Bergmans. L’air franc, la prestance, l’allure ouverte, les bons procédés du tribun apprivoisèrent le jeune sauvage. Jamais les habitués de la maison ne faisaient attention au petit parent pauvre. Gina plaisanta Bergmans ; « Vous vous rappelez ma prédiction le jour du lancement du navire ? — Parfaitement, répondit Door. Et je vous avouerai que si c’est là le garçon auquel vous faisiez allusion, il m’intéresse beaucoup. Les quelques mots que je lui ai arrachés révèlent une nature bien au-dessus de l’ordinaire !

Gina parut ne point prendre cet éloge au sérieux, mais, depuis, elle condescendit à s’entretenir plus fréquemment avec son cousin.

Cependant le mariage de Gina ne se décidait pas aussi facilement que M. Dobouziez avait pu le supposer. Quantité d’obstacles surgissaient contre l’établissement de l’héritière, toute millionnaire et ravissante qu’elle fût. Les prétendants redoutaient son caractère tranchant et impérieux et aussi son goût du faste. Les adulateurs ne manquaient pas. C’était autour d’elle une nuée de courtisans, un assaut perpétuel de flirtage et de galanterie, mais aucun épouseur ne se présentait.

Clara et Angèle Vanderling, plus jeunes que Gina, venaient d’épouser Athanase et Gaston Saint-Fardier. Elles importunaient leur amie de confidences d’alcôve et lui vantaient les libertés que procure l’existence conjugale. Elles menaient toutes deux leurs lymphatiques maris par le bout du nez et se gênaient moins que jamais pour coqueter avec les galants. Saint-Fardier père, enchanté de se débarrasser de ses fils, leur avait obtenu à l’un un bureau d’agent de change, à l’autre une position de « dispacheur » ou expert en avaries. Vanderling, de son côté, avait très décemment doté ses fillettes. Les deux jeunes ménages menaient fort grand train, et les appétissantes blondines, d’une beauté de plus en plus radieuse et épanouie, s’abandonnaient à tous leurs caprices et à tous leurs penchants.

Avec Bergmans, Béjard demeurait le plus assidu visiteur des Dobouziez. Laurent, qui savait aujourd’hui les antécédents de l’armateur, ne lui cachait pas son aversion. Enclin à un vague swedenborgisme, il s’expliquait à présent le moment d’hallucination qu’il avait eu, autrefois, sur l’Escaut, lors de l’excursion à Hemixem. À Laurent, Freddy Béjard semblait exhaler les corrosives vapeurs des acréolines, incorporer aussi les machines tueuses d’hommes, amputeuses de saine et florissante main-d’œuvre. Aussi combien Laurent souffrait de voir cet être sinistre et néfaste graviter incessamment dans l’orbite de la radieuse Gina. Béjard avait une vague intuition du sentiment qu’il inspirait au farouche collégien et s’amusait à l’agacer, mais à distance, prudemment, comme on fait à un chien de garde qui pourrait se détacher :

— Ma parole, disait-il souvent à Gina, c’est qu’il n’a pas l’air rassurant, du tout notre jeune maroufle ! Voyez donc de quels yeux d’assassin il nous couve ? Ne lui arrive-t-il pas de mordre ? À votre place je le musellerais !

Laurent se rapprochait d’autant plus de Bergmans qu’il le savait compétiteur de Béjard. Il avait entendu le tribun parler en public et, profondément séduit par son éloquence imagée et savoureuse, il n’était plus seulement son ami, mais encore son partisan.

Pourtant, par degrés, un sentiment de jalousie s’emparait de lui. Lequel ? Si vague qu’il n’aurait su dire au juste s’il était jaloux de Gina ou de Bergmans ?

Une plaisanterie inoffensive du tribun faite devant Régina le blessait. Il tournait alors le dos à son ami, le boudait durant des jours, se montrait plus atrabilaire encore avec lui qu’avec les autres.

— Qu’a donc encore une fois notre petit cousin ? demandait Bergmans.

Mais au contraire de Béjard qui se divertissait de ces accès de mauvaise humeur, Bergmans se rapprochait du petit, le grondait doucement avec tant de vraie bonté que l’enfant finissait par se rapprivoiser et par lui demander pardon de ses lubies.

Depuis la puberté, son sentiment capricieux et indéfini pour la jeune fille s’était exaspéré d’énervantes postulations charnelles. L’âge ingrat aiguisait son caractère impressionnable. Les exigences du tempérament s’impatientaient de sa réserve et de sa timidité natives.

À la pension, alors qu’il courait ses quinze ans, il lui était arrivé de défaillir comme une fillette aux effluves trop vifs des jardins printaniers. Les lutineries du renouveau, les bouffées des crépuscules orageux, ces lourdes brises d’avant la pluie, qui s’abattent dans les hautes herbes et semblent s’y pâmer, trop ivres pour pouvoir reprendre leur essor, l’atmosphère des solstices d’été et de l’équinoxe d’automne chatouillaient Paridael comme le contact de bouches invisibles.

En ces moments la création entière l’embrassait et, démoralisé, hors de lui, il aurait voulu lui rendre caresse pour caresse ! Que ne pouvait-il étreindre dans un spasme de totale possession les grands arbres qui le frôlaient de leurs branches, les meules de foin parfumé auxquelles il s’adossait, et l’ambiance tiède et attendrie ! Il lui tardait de s’absorber à jamais dans la nature en fermentation ! Ne vivre qu’une saison, mais vivre la vie de cette saison ! Quelle mélancolie bénigne, quelle délicieuse angoisse, quel renoncement de son être, quelle sensibilité déjà posthume ! Un jour le timbre si particulier d’un alto lui avait arraché des larmes ! Ce son veloureux et grave, sombre et opulent comme un manteau nocturne ou un sous-bois automnal, il le retrouvait à présent dans la voix de sa cousine. Il assimilait le despotisme de cette voix à la vertu des nuits insolites, ne procurant que de dérisoires sommeils, nuits propices aux cauchemars, au somnambulisme, aux conjurations et aux attentats — les nuits du Moulin de pierre !

Il ne cessait pas, croyait-il, d’en vouloir sincèrement à Gina ; il la jugeait avec plus de sévérité et de rancune que jamais. Et pourtant l’idée qu’elle n’agréait personne lui causait une certaine joie. Non seulement il se réjouissait du dédain et de la malice avec lesquels elle traitait Béjard, mais il était presque heureux lorsqu’elle taquinait et rebutait Bergmans. En apparence elle n’encourageait pas plus l’un que l’autre. « La mauvaise ! » se disait Laurent avec une artificielle et laborieuse indignation. « À la place de Door je lui répondrais de la belle façon ! »

Ombrageux comme il l’était, il remarqua un jour l’intonation tendre et presque passionnée qu’elle mit dans quelques paroles sans conséquence adressées au tribun. Il en fut tellement troublé que, demeuré seul avec elle, il osa lui dire à brûle-pourpoint : « Et pourquoi n’épouseriez-vous pas, M. Bergmans, ma cousine ? » Elle éclata de rire et le regarda dans le blanc des yeux. « Moi, épouser un partageux comme lui, devenir la citoyenne Bergmans ! » s’écria-t-elle avec un accent de sincérité auquel Laurent se laissa prendre.

Tout en protestant contre ses paroles, au fond il en était ravi. Elles le rassurèrent à tel point qu’il feignit de reprocher à Bergmans ses hésitations et ses lenteurs. Il rusait sans préméditation, d’instinct ; indigné de ses propres diplomaties, furieux de voir tous les mouvements d’une conscience droite et probe contrariés et paralysés dans les rets de sensorielles duplicités. S’il servait ostensiblement son ami Bergmans, c’était malgré le cri de sa chair.

— Me marier, moi : demander la main de Mlle Dobouziez ! Tu plaisantes, fiston ! » se récria Bergmans à la perspective que venait de lui suggérer, non sans anxiété, le jeune Paridael. « Qui diable t’a logé cette idée dans la caboche ! D’abord cette femme est trop riche pour moi… » Et comme l’autre le pressait : « À te dire vrai, je l’aime et me suis fait une délicieuse habitude de sa présence !… Si elle m’avait encouragé le moins du monde, peut-être aurais-je osé m’en ouvrir au père Dobouziez !… Mais ce que tu viens de m’évoquer est un avertissement… D’autres que toi auront remarqué mon assiduité… Il est temps que je cesse de compromettre ta cousine. »

« Quel dommage ! fit Laurent. Vous sembliez faits l’un pour l’autre. » Et malgré cette conviction très légitime, le paradoxal enfant eut peine à contenir sa jubilation et à ne pas sauter au cou de Bergmans. Il se fit pourtant violence au point de combattre et de discuter les scrupules de son ami. En songeant que si Bergmans cessait de venir à la fabrique il n’aurait plus l’occasion de le voir, il lui arriva même de l’exhorter sans arrière-pensée, car il chérissait réellement ce prestigieux garçon.

Quant à Béjard, Laurent était certain que Gina ne l’accepterait jamais pour époux. Non seulement l’armateur aurait pu être le père de la jeune fille, mais le correct et irréprochable Dobouziez portait à Béjard une estime purement professionnelle qui n’allait pas jusqu’à l’oubli des petites peccadilles que ce poursuivant avait sur la conscience. Il l’eût pris plus facilement pour associé que pour gendre.

Fidèle à sa résolution, le tribun fréquenta moins régulièrement la maison et, après un mois de ces visites de plus en plus espacées, il les cessa complètement.

Laurent respirait, à la fois heureux et navré, presque heureux malgré lui, malgré ses remords. Mais il n’était pas à bout d’angoisses.

Gina, la coquette et maligne Gina qui semblait avoir fait si peu de cas des hommages de Bergmans, parut très affectée de ne plus le voir. Ces regrets, cette préoccupation devinrent même tellement apparents que la lumière se fit enfin en l’esprit de Laurent.

— Elle m’a menti, elle l’aime ! se dit le jeune homme. Et la déchirante torture que lui causa cette découverte lui arracha à lui-même l’aveu de son amour désespéré pour l’orgueilleuse Régina.

Il fut atterré, car du même coup il pressentit qu’elle ne l’aimerait jamais !

Alors, il était de son devoir de rapprocher les deux amants. Il aurait même déjà dû prévenir la jeune fille de l’affection que lui portait le tribun. S’il se taisait à présent il se conduirait en fourbe. D’un mot il aurait pu consoler sa cousine et combler de bonheur son ami Bergmans. Bourrelé de remords, il se garda bien de prononcer ce mot. Il endurait un martyre inouï. — Vas-tu parler enfin ! lui criait sa conscience. — Non, non ! Grâce ! Pitié ! gémissait sa chair. — Rappelle Bergmans au plus vite ! — Je ne le puis, j’expirerais plutôt… — Misérable, mais je te le répète, elle ne t’aimera jamais ! — N’importe, elle ne sera à personne ! — Bergmans est ton ami ! — Je le hais ! — Assassin, Gina se meurt ! — Plutôt que de les rapprocher je les tuerais tous deux !

En effet Gina se mourait. En la voyant maigrir, s’étioler, si triste, si faible, si tranquille et si douce, ne riant, ne raillant presque plus, indifférente à tout ce qui la distrayait autrefois, Laurent fut cent fois sur le point de lui confier ce qu’il savait des sentiments de Bergmans. La langue lui brûlait comme à un muet qu’un mot soulagerait et que l’impitoyable nature empêche de prononcer ce mot. Cent fois aussi, au moment d’écrire à Door, il laissa tomber la plume. Il eût préféré signer son arrêt de mort.

Parti pour Odessa, Bergmans avait envoyé des bords de la Mer Noire deux ou trois lettres commerciales pour empêcher que l’on commentât son éclipse prolongée !

La douleur des Dobouziez était telle qu’ils ne remarquèrent pas la figure convulsée et les allures bizarres de leur pupille.

Laurent qui ne se sentait décidément point la force de parler à Gina prit un soir la résolution de tout raconter le lendemain au père. « Elle ne m’aimera jamais ! se répétait-il à la façon des stoïciens raffinant sur les tortures pour s’y rendre insensibles. Et moi, suis-je bien certain de lui porter de l’amour ? N’est-ce point l’envie qui m’aveugle et qui, parce que je suis morose et déshérité, me rend hostile au bonheur des autres ? » Malgré tous les efforts qu’il fit pour se persuader de ces prétendues erreurs, en présence de M. Dobouziez il ne trouva plus une parole et toute sa grandeur d’âme sombra dans les abîmes de son amour.

Il était allé s’asseoir aux côtés de la malade, dans l’orangerie, parmi ces fleurs capiteuses et perverses dont elle persistait à s’entourer. Depuis sa maladie elle s’habituait à la présence et aux soins de Laurent comme à ceux d’un garde-malade. Généralement il lui faisait la lecture et elle prenait un plaisir de petite-maîtresse à le reprendre. Ce matin il bredouillait et bafouillait outrageusement : « Mais qu’avez-vous donc, Laurent ? fit-elle, je ne comprends plus un mot de ce que vous lisez ? »

Il déposa le livre sur la table et saisissant ses mains amaigries : « Régina, balbutia-t-il, il faut que je vous apprenne quelque chose de grave, oh, de très grave… » Il s’arrêta, la regarda dans les yeux, devint très rouge. Il allait prononcer le nom de Door Bergmans, de nouveau ce nom ne passa point la gorge. Sans ajouter un mot, entraîné par une impulsion irrésistible, pris d’une sorte de vertige, il ne put que tomber à genoux et couvrir de baisers et de pleurs les mains que Gina confuse et même effrayée essayait de retirer. Agacé et excité par l’aversion qu’elle lui témoignait, loin de la lâcher, il se rapprocha d’elle et l’attira brutalement à lui. Gina jeta un cri perçant auquel accourut la providentielle Félicité :

— De mieux en mieux ! glapit le factotum en se tordant les bras.

Laurent sortit en courant, les poings serrés, furieux comme s’il avait été battu et écrasé au moment de tenir une victoire. Sur-le-champ la servante fit son rapport à ses maîtres et le même jour, avant que les vacances n’eussent expiré, M. Dobouziez renvoyait Laurent au collège.

De là, le coupable tout penaud et au regret de sa violence, très inquiet des conséquences qu’elle avait eues pour Gina, écrivit lettre sur lettre demandant des nouvelles. Personne ne lui répondait. Il se faisait horreur. Sans doute Gina allait au plus mal. L’aggravation de son état n’était-elle pas due à l’émotion qu’il lui avait causée ? Peut-être était-elle à l’agonie, peut-être était-elle morte ? À la fin, n’y tenant plus il s’enfuit du pensionnat et tomba comme une bombe à la fabrique. Le télégraphe avait déjà mis la maison au courant de sa fugue. La première personne qu’il rencontra fut le terrible Saint-Fardier.

— Ah ! vous voilà, vaurien ! s’écria celui-ci, et il fit mine de vouloir lui tirer les oreilles.

— Je vous en supplie, Monsieur, s’écria Laurent, dites-moi comment va ma cousine Régina…

Mme Béjard se porte d’autant mieux qu’elle n’aura plus rien de commun avec un polisson de votre espèce…

Madame Béjard ! Laurent n’entendit que ces deux mots et demeura hébété, tellement que Saint-Fardier l’ayant pris au collet, il ne songea même pas à se défendre. Dobouziez intervint en ce moment : « Laissez, dit-il, à son associé, je vais en finir avec ce gredin ! » Et, à Laurent : « Vous, suivez-moi dans mon bureau ! »

Le jeune homme obéit machinalement,

— Voilà cent francs ! lui dit Dobouziez. Tous les premiers du mois on vous en enverra autant. Cette somme représente le revenu du modique capital que vous laissa votre père… Tirez-vous d’affaire à présent !… Bonne chance !… Ah ! une recommandation encore… Il ne faut plus compter sur aucun membre de la famille… Toutes nos portes vous sont fermées… Cette inqualifiable équipée vous met au ban des vôtres. Au revoir… Je ne vous retiens plus…

— La cousine Gina n’est pas devenue Mme Béjard, n’est-ce pas ? hasarda Laurent entendant à peine l’excommunication majeure fulminée contre lui.

Mme Béjard n’est plus votre cousine. Allons, prenez votre argent… Et tâchez que je n’entende jamais parler de vous !…

Laurent s’arrêta sur le seuil de la porte. Déjà M. Dobouziez s’était rassis devant sa table de travail et allait se remettre à la besogne comme si rien de grave ne s’était passé, comme s’il venait simplement de régler son compte à un commis congédié.

Cette attitude froissa Laurent et le rappela au sentiment de la situation. Depuis quelques secondes il se noyait, il abjurait la vie ; à présent il remontait à la surface :

— Eh bien, soit, pensa-t-il, autant nous séparer comme ça !

Il sortit. Dans la rue une gaîté nerveuse s’empara de lui, par réaction. N’était-il pas libre, émancipé, son propre maître. Plus de collège, plus de contrôle, plus de tutelle. Et surtout plus de remords, plus de jalousie, plus même d’amour ! Mme Béjard, croyait-il en ce moment, le détachait à tout jamais de Gina. Il répudiait sa cousine comme il eût rejeté loin de lui une fleur polluée par une limace.

— Dire que ces Dobouziez croient me punir en renonçant à s’occuper de moi ! se répétait le jeune exalté : « Et cette brute de Saint-Fardier ! Si je n’avais pas été assommé par cette nouvelle… je l’étranglais net ! »

En longeant le fossé de la fabrique : « Tu as beau parler, eau graisseuse, eau putride ! C’est le passé, mon passé, qui croupit au fond de ta vase huileuse… C’est un cadavre, c’est ma chrysalide que tu détiens. Ta nymphe est devenue Mme Béjard ! Cloaque pour cloaque, ô fossé de malheur, tu me parais moins dégoûtant que certains mariages ! »